— Pour moi il sera toujours comme au premier jour.

— Son visage sera affreux.

— Mais il aura toujours ses yeux et je veux me noyer dans leur lumière bleue…

— Il peut devenir aveugle…

— Moi je ne le serai pas et leur profondeur me fera oublier le reste,. N’essaie pas plus longtemps de prêcher, Thécla ! Je l’aime, comprends-tu ? Et mon seul désir est d’aller vers lui…

— Ton père ne le permettra pas ! Il veut te garder enfermée le temps nécessaire pour être sûr que tu es encore saine. Si c’est le cas, tu iras quelque temps dans un couvent afin de purifier ton âme… et ensuite il te mariera au fils de Sarkis !

Ariane, qui avait recommencé à bercer son rêve assise cette fois sur le matelas, se dressa d’un seul coup :

— Jamais ! Penses-tu que j’endurerais la pénitence imposée par mon père pour être jetée à un lit qui me répugne ? Si c’est ce qui m’attend, je veux sortir d’ici le plus vite possible. Il faut que tu m’aides !

— À quoi faire ? À précipiter ta perte ? fit la vieille femme avec tristesse. Si tu sors d’ici, tu courras au palais où l’on ne te laissera pas approcher le jeune roi. Alors tu erreras par la ville en mendiant ton pain, toi dont le père est riche et considéré ? On te trahira pour quelques pièces de cuivre et Toros te jettera cette fois à la maladrerie. Ne compte pas sur moi pour t’aider à te perdre !

— Eh bien, je me passerai de ton aide ! Va exécuter les ordres de ton maître ! fit Ariane avec dureté en lui tournant le dos.

Thécla comprit qu’il était inutile d’insister. Avec un soupir elle sortit de la cave, et revint peu après portant un paquet de vêtements et une lampe à huile à trois becs dont les flammes courtes chassèrent les ténèbres, révélant un spectacle qui lui serra le cœur : obéissant à l’ordre qui lui avait été donné, Ariane s’était dépouillée de sa robe, de sa chemise et, nue, s’était étendue sur le matelas pour reprendre sa rêverie, la tête appuyée sur ses bras relevés. La beauté de ce corps adolescent doré par la douceur de la lumière bouleversa la servante. Curieusement elle ne l’imagina pas un instant marqué des taches brunes de la lèpre mais livré aux assauts de Léon Sarkis au soir du mariage. Elle crut voir les mains velues que le désir rendait moites – le garçon transpirait toujours quand il rencontrait la jeune fille – palper ces formes exquises en y laissant la trace visqueuse d’une grosse limace, et elle ferma les yeux un instant. Quand elle les rouvrit Ariane n’avait pas bougé et n’avait même pas l’air de s’apercevoir de sa présence. Alors elle jeta sur elle le paquet de tissus :

— Mets ça, impudique que tu es ! Tu as l’air d’une… fille de joie qui attend un client !

— Tu m’as dit de me déshabiller, je t’ai obéi !

— Tu aurais dû attendre que je revienne. Si au lieu de moi ton père était entré ?

— Quelle importance ? Je suis sa fille. Et j’avais cette couverture.

Thécla ne répondit pas. L’enfant était trop jeune, trop innocente aussi pour imaginer un seul instant qu’un père n’était parfois qu’un homme capable de se conduire comme une bête avec sa propre fille si elle lui offrait un aussi affolant spectacle. D’autant que son goût pour les gamines était connu de Thécla. De plus, les sentiments paternels n’étouffaient pas Toros. Sa fille représentait pour lui une valeur marchande dont il surveillait la floraison en attendant de la vendre au plus offrant… Il est vrai que la menace du terrible mal protégerait sans doute Ariane, mais pour combien de temps ?

— Je vais te chercher à manger maintenant, dit-elle, et demain je viendrai te laver. Pour ce soir, le mieux est que tu dormes bien. Nous… nous reparlerons de tout ça plus tard !

— Pourquoi, puisque tu ne veux pas m’aider ?

Je suis comme ton père, j’ai besoin de réfléchir, mais ne perds pas espoir ! Tu sais bien que je ne t’ai jamais rien refusé !

Thécla remonta une fois de plus l’escalier de la cave, fermement décidée à faire de son mieux pour sauver celle qu’elle appelait la prunelle de ses yeux !

Les jours suivants, elle découvrit que l’entreprise serait plus ardue qu’elle ne l’imaginait et que tirer Ariane de ce mauvais pas représentait un problème difficile à résoudre. Méfiant de nature, Toros n’ignorait pas le dévouement de sa servante pour sa fille, même si le mot tendresse lui était totalement hermétique. Thécla n’eut plus le droit de porter à la captive ce dont elle avait besoin que sous sa surveillance. Les clefs lui furent retirées et, à heures fixes, Toros ouvrait la porte devant elle et, du haut de l’escalier, surveillait chacun de ses gestes, un bâton sous le bras, prêt à lui en administrer quelques bons coups si elle enfreignait ses ordres : elle devait se contenter d’échanger les plateaux de nourriture, d’enlever l’eau usée et d’en rapporter de la fraîche tous les deux jours – le lapidaire tenait à ce que sa fille se lave ! –, le tout sans lui adresser la parole. L’opération terminée, il refermait la porte de la cave et remettait la clef dans sa ceinture.

La pauvre femme s’exécutait la mort dans l’âme, elle qui jusqu’alors savait si bien tenir tête à son maître. Cette fois elle n’avait pas le choix et le maître avait fait entendre sa volonté : ou elle obéissait sans discussion ou elle serait chassée à coups de bâton en s’estimant encore heureuse qu’on lui laissât la vie. Alors elle subissait, dominée par cette lueur mauvaise jamais encore vue dans l’œil de l’orfèvre et qui traduisait trop bien sa rancœur, sa rage et son humiliation ! Quelqu’un en ferait les frais un jour et la servante redoutait que ce fût la jeune fille. Que paraisse la première trace de la lèpre et il ne se donnerait pas la peine de conduire Ariane chez ses pareils : il la tuerait et brûlerait son corps. Mais si elle sortait indemne de sa claustration, il saurait bien l’obliger à faire sa volonté. C’était à quoi l’avait conduit la fameuse réflexion qu’il appelait si fort de ses vœux au jour de son « grand malheur ».

Une seule chose consolait un peu Thécla. Sa colombe ne paraissait pas souffrir vraiment de son emprisonnement. Elle ne semblait même pas s’en apercevoir. Elle ne se plaignait pas, ne récriminait pas, trouvait un sourire pour sa vieille servante, puis refermait les yeux comme si elle se rendormait. En réalité elle ne cessait de revivre l’instant de son baiser et en éprouvait une telle joie, une telle paix que son existence recluse lui importait peu.

Lorsqu’elle ne rêvait pas – tout éveillée ou endormie –, elle priait. Sans trop savoir ce qu’elle demandait. Peut-être que lui soient pardonnés son aveu public et le scandale causé mais, plus sûrement, que lui soit donné de revoir le bien-aimé et, si c’était impossible, qu’on lui permette d’achever sous le voile des moniales une vie qui n’avait de sens que par lui. À part Thécla, Baudouin était le seul être qu’elle aimât au monde.

La servante, elle, priait beaucoup mais avec infiniment moins de sérénité. Ses prières avaient quelque chose d’échevelé, une sorte de fébrilité dans des supplications désordonnées. La malheureuse ne savait plus à quel saint se vouer ni à qui demander secours dans une situation qui lui paraissait inextricable. Si Ariane sortait indemne de la cave, elle serait livrée à l’affreux Léon et très certainement mourrait à brève échéance de chagrin, de dégoût et peut-être de mauvais traitements, car on le disait violent. D’autre part, si la lèpre l’attaquait, Toros ne la laisserait pas vivre. Cruel dilemme où, de toute façon, se briserait son cœur. À moins que… ? Alors, jour après jour, la vieille femme courait entendre la messe de l’aurore, à la cathédrale voisine, et restait à genoux tant que durait le service mais elle ne s’approchait plus de la sainte table à cause des pensées terribles qui lui venaient et qu’elle ne pouvait pas avouer. Comment confesser que, durant ses nuits d’insomnie, elle formait le projet de tuer Toros avant qu’il ait eu le temps de disposer d’Ariane ? Et qui lui donnerait l’absolution si elle avouait qu’à ce plan elle avait donné un commencement d’exécution en se rendant à la nuit close dans la Juiverie, au nord de la ville, y rencontrer une certaine Rachel, connue pour son art des parfums et des onguents destinés à la guérison ou à la beauté, mais qui savait aussi confectionner d’étranges liqueurs moins innocentes. Entre ses mains Thécla avait laissé la moitié de sa fortune : l’un des deux bracelets d’or légués jadis par la mère d’Ariane en échange d’une petite fiole de verre sombre enveloppée de paille dont le contenu pouvait se mélanger à n’importe quel aliment épicé ou aillé comme les aimait le lapidaire. Et, depuis qu’elle était en possession de ce breuvage, la vieille femme se sentait un peu plus tranquille, même si ne plus communier lui fendait le cœur…

La solution allait venir d’ailleurs.

Ariane végétait dans sa cave depuis environ trois semaines quand un soir, tard, alors que Toros examinait dans son atelier un lot de perles et de turquoises qu’un marchand caravanier venu d’Akaba lui avait vendu le jour même, des coups violents retentirent sur sa porte armée de fer. Puis, comme saisi d’une crainte instinctive il se figeait, une seconde série de coups plus pressés se firent entendre accompagnés cette fois d’un appel autoritaire :

— Ouvre, Toros le lapidaire ! De par le roi !

Du coup, il bondit, glissa vivement ses emplettes dans un sachet de peau qu’il fourra dans un coffre et se rua vers sa porte dont il fit sauter les barres avant de tourner la clef, puis s’inclina devant la silhouette martiale qui se découpait sur le seuil. Il s’effaça aussitôt pour livrer passage à une autre presque aussi grande : celle d’une femme dont le parfum complexe, subtil et légèrement enivrant emplit la salle basse. L’allure de cette femme était inimitable et en dépit du voile qui la recouvrait jusqu’aux genoux, l’Arménien l’avait déjà reconnue et s’inclinait encore plus bas tandis qu’elle passait devant lui et allait s’asseoir sur le siège sculpté et garni d’un coussin rouge réservé aux visiteurs. L’officier, lui, resta dehors.