En regagnant le quartier arménien proche de la citadelle – il occupait le sud-ouest de la ville tout contre ses formidables murailles –, Toros avait secoué l’espèce d’hébétude qui s’était emparée de lui quand sa fille avait embrassé le roi. Soudain furieux, il s’était jeté sur elle avec une force et une rapidité surprenantes chez un homme aussi gras et aussi placide. Empoignant son épaisse natte noire, il l’avait autant dire traînée jusqu’à sa maison sans s’occuper de ses cris de douleur ni des commentaires divers des passants, qui ne se souciaient cependant pas d’intervenir parce que Toros était un homme riche et considéré. Sa demeure n’était peut-être pas beaucoup plus grande que celles de ses voisins, mais elle était mieux défendue. Une solide grille en barreaux de fer donnait accès à un couloir obscur au bout duquel on atteignait une porte de cèdre armée de ferrures ouvragées donnant sur une cour intérieure à arcades basses. Au centre, la faïence bleu de mer d’une vasque où clapotait un filet argentin. Des lauriers-roses couverts de fleurs lui tenaient compagnie et, sur deux côtés, l’habitation formait un L, une partie étant réservée à l’atelier et l’autre à la vie quotidienne. L’endroit était frais, agréable à l’œil, mais la coupable n’eut guère le temps de s’y attarder. Bousculant sans ménagements une vieille servante au visage ingrat sous une coiffe plate qui, de saisissement, lâcha son plat d’oignons cuits, Toros tira sa fille à travers la cuisine et une resserre jusqu’à l’entrée d’une cave dans laquelle il la précipita :
— On t’apportera une paillasse et de quoi manger, hurla-t-il hors de lui, mais tu resteras ici jusqu’à ce que je sache si tu as pris le mal maudit. Si tu es infestée, j’irai chercher les frères de Saint-Ladre pour qu’ils te conduisent à la maladrerie où tu seras enfermée jusqu’à ce que tu meures !
— Et si… je ne le suis pas ? émit péniblement la jeune fille, moulue et à demi assommée.
— Je… je ne sais pas ! Il faut que je réfléchisse… Peut-être que j’irai les chercher tout de même… par précaution ! Quel homme voudra encore de toi après ce scandale ? Certainement pas le fils de Sarkis à qui je t’ai promise ! À moins qu’il ne soit pas ici en ce moment ? Je sais qu’il devait se rendre à Acre…
De toute évidence Toros n’ayant pas de fils peinait à voir disparaître de son horizon un mariage qui eût rapproché de la sienne la maison de l’orfèvre Sarkis. Ses pensées tournaient vite dans sa tête et il se disait que peut-être… tout n’était pas perdu si Ariane n’avait pas contracté la lèpre.
— Vous feriez aussi bien de m’emmener tout de suite à Saint-Ladre, murmura la jeune fille d’une voix lasse. Si je ne peux être au roi, je préfère la maladrerie au fils de Sarkis.
— Être au roi ? Pauvre folle ! Tout mesel qu’il est, il n’a que faire de toi ! Maintenant, tu n’es même plus bonne à devenir une putain et si je ne me retenais pas…
Il leva son gros poing, prêt à frapper, et Ariane se replia sur elle-même, la tête dans les épaules pour amortir le coup qui ne vint pas. Avec son sens du commerce, Toros pensa que, si sa fille n’était pas atteinte, il serait stupide d’abîmer une beauté à peine éclose et que le temps confirmerait. En dehors du fils de Sarkis, d’autres hommes lui avaient laissé entendre qu’ils aimeraient mettre dans leur lit une aussi charmante épouse. Haussant les épaules, le lapidaire arménien remonta les quelques marches de la cave, referma et ôta la clef. Il fallait vraiment qu’il réfléchisse.
Derrière la porte, Toros trouva la servante qui n’avait même pas cherché à ramasser ses oignons. Elle était trop vieille pour avoir encore peur d’un maître qu’elle avait connu mouillant ses langes et le traitement qu’il infligeait à sa fille l’indignait. Elle l’apostropha :
— Qu’a-t-elle donc fait pour que tu la maltraites et l’enfermes comme si elle était enragée ?
— Elle est enragée et je te conseille de la laisser là où elle est si tu ne veux pas sentir le poids de ma colère, car elle m’a gravement offensé en se déshonorant publiquement.
— C’est impossible… ou alors elle a perdu la tête. À moins que ce ne soit toi ? Une fille si douce, si modeste, si sage ! Une fleur de vertu.
— Ta fleur de vertu s’est jetée dans les jambes du destrier du roi qui s’en revenait de guerre. Elle lui a donné des fleurs… puis ses lèvres en un baiser qui n’en finissait pas. Et devant tout Jérusalem ! grinça Toros cependant que la vieille femme hochait la tête avec tristesse.
— Il y a longtemps qu’elle l’aime ! soupira-t-elle en reniflant une larme. Cela date du jour où il est venu ici, accompagnant le roi son père qui voulait des rubis pour sa jeune épouse. Ils devaient avoir tous deux six ou sept ans, et ta fille a été éblouie pour toujours. Il était si beau, ce garçon !
— Il va l’être beaucoup moins, et avant peu ! En dépit des soins qu’on lui donne, la lèpre fait son chemin. Il ne cache pas encore son visage mais il ne quitte pas ses gants. Et elle, cette malheureuse qui a crié que s’il était lépreux elle voulait l’être aussi et se donner à lui ! Tous ont pu l’entendre et la voir se coller à lui pour l’embrasser. Oh, Dieu de nos pères, un homme a-t-il jamais senti pareille honte ! Sans compter celui qui la désirait et n’en voudra plus !
— Si tu parles du fils de Sarkis, ricana la vieille femme, je peux te rassurer. Il la prendrait couverte de poux, de gale, pissant le sang et meselle confirmée tant il a envie d’elle !
— Pour une nuit peut-être et se passer l’envie, mais pas comme épouse. Sarkis en tout cas n’en voudrait jamais dans sa maison. Et moi qui souhaitais faire de leur enfant mon héritier !
— Mais elle ne voulait pas ! Léon, le fils de Sarkis, lui fait horreur et je me demande si elle n’a pas désiré mettre l’irréparable entre elle et un mariage qui n’arrangeait que toi. Qu’est-ce que tu vas faire à présent ?
— Réfléchir ! grogna Toros qui s’accrochait visiblement à cette unique idée. Ariane va rester là où elle est jusqu’à ce que je sois sûr qu’elle est encore saine. Après, elle ira peut-être quelque temps dans un couvent pour qu’on oublie son geste…
— Et après ?
— Après, après ! Est-ce que je sais ? brailla le lapidaire. Je viens de te dire que je voulais réfléchir.
— Bon. Entendu. Mais ma petite colombe, qu’est-ce que tu en fais pendant que tu réfléchis. Si elle se morfond à la cave, elle ne va pas s’arranger, meselle ou non. Tu ne crois pas qu’elle serait mieux dans sa chambre ?
— Pour qu’elle contamine toute la maison ? Je vais lui descendre une paillasse et toi tu lui donneras à manger. Et aussi de quoi se laver et des vêtements propres : ceux qui ont touché le lépreux, tu les ramasseras avec une fourche et tu les jetteras au feu. Tu as compris ?
— Ça va être commode ! grommela Thécla. Oui, j’ai compris ! Pauvre petite !
— Ce n’est pas elle qui est à plaindre. C’est moi… c’est toute cette maison sinon tout le quartier ! Elle, elle aime ! conclut Toros en donnant à ses paroles une emphase démesurée.
Il croyait ironiser, mais il était dans le vrai : Ariane était heureuse à cet instant, assise sur la dernière marche de l’escalier souterrain. Les bras noués autour de ses genoux, les yeux clos et un sourire aux lèvres, elle revivait ce qui était pour elle son moment de gloire : elle avait approché son roi ; elle lui avait crié son amour à la face de tous ; elle avait baisé sa bouche qui lui avait paru si douce. C’était comme si elle s’était donnée à lui devant toute la ville et son cœur chantait de joie parce que son amour était si grand, si fort, et depuis si longtemps elle était prête à accepter le pire pour se faire sa servante, avoir le droit de le soigner, de veiller sur lui et, pourquoi pas, de mourir avec lui. Elle n’était pas exaltée ni ignorante. Elle savait ce qu’était la lèpre : elle avait tenu à la voir de ses yeux quand le bruit était venu jusqu’à elle du malheur affreux dont Baudouin allait porter le poids sa vie durant, mais elle croyait en la puissance de l’amour. Parce qu’un jour le rayonnement d’un regard bleu s’était posé, sur le sien, l’attirant à lui avec une force irrésistible. Elle était entrée dans ce regard comme on entre en religion et jamais n’en était ressortie…
L’entrée fracassante de Thécla chargée d’un matelas – elle avait déclaré à son maître qu’elle préférait de beaucoup se charger elle-même de l’installation de la petite –, d’une couverture et de coussins qui lui échappèrent, roulant sur les marches, en chassa la jeune fille. Elle se leva pour livrer passage à l’avalanche qu’accompagnaient les récriminations de la vieille servante :
— Ton père, ce sans cœur, a décidé que tu vivrais à la cave jusqu’à nouvel ordre, prunelle de mes yeux ! s’écria-t-elle en conclusion de sa diatribe. Mais moi j’entends que tu y sois bien ! Tu auras de la lumière et tout ce qu’il te faut ! Déshabille-toi !
— Me déshabiller ? Pourquoi ? J’ai mis ma plus belle robe et ne l’ai pas salie.
— Ce n’est pas l’avis de ton père ! Il veut que j’emporte tes habits avec une fourche et que je les brûle ! Alors enlève-les pendant que je vais t’en chercher d’autres !
— Il a peur à ce point ? fit Ariane avec tristesse. Suis-je meselle pour un seul baiser ?
— Je crois surtout qu’il veut te punir d’avoir jeté une grosse pierre dans la mare de ses projets de mariage.
— Qu’il me punisse autant qu’il veut ! L’important pour moi est que le fils de Sarkis s’éloigne de moi à jamais ! La seule idée de sa peau contre la mienne me fait horreur ! Il sent le bouc et il a de vilains boutons sur la figure !
— Qu’est cela auprès de ce que tu as choisi ? La lèpre, ma fleur, est comme une malédiction : elle pourrit le corps et ce jeune roi que tu vois si beau, il deviendra un objet d’horreur !
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