Pour cette fois Agnès n’insista pas, se demandant visiblement si ce garçon était vraiment aussi stupide qu’il le prétendait. Elle remit à plus tard l’éclaircissement d’une question somme toute secondaire puisqu’il ne s’agissait que d’un caprice comme elle en éprouvait parfois en face d’un beau garçon jeune et bien bâti. Thibaut, pour sa part, se le tint pour dit et se promit d’éviter à l’avenir le tête-à-tête avec l’incandescente Agnès. La guerre l’y avait aidé ; il fallait que la paix soit aussi rassurante…

Baudouin abandonna le sujet tandis que Thibaut l’aidait à ôter le haubert d’acier souple mais résistant – un cadeau de Raymond de Tripoli qui l’avait fait venir de Damas ! – sous lequel il ne portait qu’une chemise de forte toile. Songeur, il caressait du doigt une boule de chair apparue depuis peu entre ses sourcils et qui lui semblait avoir augmenté de volume. Il y portait la main fréquemment parce qu’il la percevait seulement par le toucher et non par sensation intérieure.

— Je crois, dit-il soudain, que le mal n’épargnera plus longtemps mon visage…

Marietta, qui allait descendre dans les bains avec le drap dont elle envelopperait Baudouin au sortir de la cuve, s’arrêta net au seuil, se sentit pâlir et prit un peu de temps pour se retourner :

— Vous aurez été piqué par une bête volante, dit-elle enfin d’une voix mate. Je vais vous mettre un emplâtre…

— … qui ne servira pas à grand-chose. Crois-tu que j’ignore comment agit la lèpre ? Peu à peu ma figure va se déformer, se boursoufler. Me donner ce qu’on appelle le « masque du lion ». Cela signifie que je dois me hâter…

Il n’acheva pas sa phrase. La porte venait de s’ouvrir sous la main d’un serviteur qui annonçait le chancelier et Baudouin renoua le cordon de sa chemise pour s’avancer à la rencontre de son ancien précepteur, le visage soudain apaisé et souriant, car il l’aimait autant qu’il avait aimé son père.

À quarante-six ans, Guillaume, archevêque de Tyr depuis l’avènement de Baudouin et chancelier du royaume dont il était aussi le chroniqueur, ressemblait plus à un moine qu’à un prélat. De taille moyenne, de complexion moyenne, il avait le cheveu poivre et sel formant une calotte ronde autour d’une large tonsure que rejoindrait bientôt le haut front en train de se dégarnir. Le visage, strictement rasé, était irrégulier mais vif et gai, avec des traits mobiles, une grande bouche souvent souriante et des yeux bruns dont la vivacité laissait parfois place à cette gravité dont se nourrit le grand dessein d’une pensée capable d’embrasser les affaires difficiles comme les profondeurs de l’âme humaine. Son savoir, acquis en Europe auprès des plus grands esprits tels que Bernard de Glairvaux, Gilbert de La Porrée, Maurice de Sully, Hilaire de Poitiers ou Robert de Melun durant les vingt années où il avait fréquenté les plus hautes universités, était immense. Cependant il n’avait rien d’un ascète comme l’attestait le début de ventre qui s’arrondissait doucement sous la robe à capuchon blanche qu’il couvrait d’une dalmatique noire, sans autre ornement qu’une croix pectorale en améthystes, rappel de l’anneau passé à son annulaire.

— Où étiez-vous passé, monseigneur ? reprocha doucement le jeune roi. J’espérais vous voir au Saint-Sépulcre afin de rendre grâces ensemble.

— Le Patriarche n’aurait peut-être pas apprécié et il aurait eu raison. La victoire est vôtre, sire, et c’est vous seul que Dieu voulait entendre. Quant à moi, j’avais à réfléchir sur un message que je viens de recevoir d’Alep. Al-Salih vous est si reconnaissant d’avoir fait lâcher prise à Saladin qu’il a décidé de vous rendre quelques prisonniers qui sont chez lui depuis longtemps. Et tout d’abord votre oncle, Jocelin de Courtenay, capturé à Haran il y a douze ans. Ton père, Thibaut, précisa-t-il en se tournant vers le jeune homme.

— Mon père ? fît celui-ci en haussant les épaules. Je crois que j’avais fini par l’oublier. J’avais quatre ans à peine quand il a été pris et, lorsqu’il venait chez celle que j’ai toujours appelée ma mère, il ne m’accordait guère d’attention, sinon pas du tout. Il me regardait comme un animal amusant et ne m’a jamais pris dans ses bras. Aussi, je me souviens seulement qu’il était très beau et toujours magnifiquement habillé. Et je pense que je l’admirais… mais c’est tout !

— Il sera certainement moins beau ! Douze ans dans une forteresse turque vous changent un homme. En outre, il n’y a pas que lui : on nous rend aussi Renaud de Châtillon. Et celui-là vous ne l’avez jamais vu, ni l’un ni l’autre, parce que vous n’étiez pas nés quand le sultan Nur ed-Din l’a capturé.

— Il vit encore ? s’étonna Baudouin. Je le croyais passé à l’état de légende. Il était, paraît-il, le plus fantastique guerrier qui soit au monde. Une bravoure sans exemple…

— Égale à sa folie, sa cruauté, son orgueil et son égoïsme ! Le pire trublion que la terre ait jamais porté…

— Et on nous le rend ? Il me semblait avoir ouï dire que le défunt sultan avait juré de ne le rendre que contre une rançon tellement faramineuse qu’il lui faudrait des siècles pour la réunir tout prince d’Antioche qu’il était. Al-Salih a-t-il fait table rase du serment de son père ?

— Que non pas ! La rançon a été payée. Cent mille dinars d’or !

— Cent ? Par qui, mon Dieu ? La princesse Constance son épouse est morte et Bohémond son beau-fils, aujourd’hui prince d’Antioche, ne doit pas se soucier beaucoup de lui ?

— En effet. Aussi la question reste entière. Qui a payé pour que, la paix revenue, nous retrouvions ce fauteur de troubles ? Au fait, Thibaut, il est ton cousin. La terre de Châtillon dont il est issu n’est pas loin de Courtenay.

— Eh bien, soupira Thibaut, on dirait que ma famille s’agrandit. Dois-je en être satisfait plus que vous ?

— L’avenir te le dira…

Marietta venait de reparaître, le mécontentement peint sur sa figure. Elle salua profondément l’archevêque mais bougonna :

— Les affaires de l’État ne peuvent-elles attendre que le roi soit baigné et reposé ? Il en a bien besoin, pourtant ! Vous devriez le savoir, monseigneur ! ajouta-t-elle.

— C’est vrai ! Pardonnez-moi, sire, cette intrusion dont je n’ai pas pensé qu’elle pouvait être inopportune. Je me retire…

— Non, protesta Baudouin, je veux vous parler d’une affaire plus importante encore que le retour de ces hommes. Acceptez-vous de m’attendre un moment ? Il y a ici du vin de Galilée et des fruits pour vous faire prendre patience.

Guillaume de Tyr accepta d’un sourire et alla s’installer sur l’un des sièges en cèdre sculpté garnis de coussins bleus – le bleu était avec le blanc la couleur favorite de Baudouin –, disposés sur la galerie près d’un grand plateau de cuivre à pieds supportant un plat de figues, des gobelets et un pot en verre de Sidon plein d’un vin sombre et parfumé. Thibaut le suivit, le servit et prit place auprès de lui :

— Si vous me racontiez l’histoire de ce Renaud de Châtillon, monseigneur ? demanda-t-il en remplissant un gobelet pour lui-même.

— Celle de ton père ne t’intéresse pas ?

— Y a-t-il seulement quelque chose à dire ?

— Pas vraiment. Tu as raison : l’autre est plus attachant. Plus redoutable aussi pour la paix du royaume. En fait, son histoire est celle d’un cadet de famille contraint par les lois de l’héritage à chercher fortune par lui-même. Il a quitté la France avec la deuxième croisade, celle que menait le roi Louis VII de France qu’accompagnait d’ailleurs la reine Aliénor son épouse. Entre parenthèses, ce fut à cause d’elle que l’expédition tourna court. Tout cela parce que à Antioche régnait son oncle, Raymond de Poitiers, qui fut sans doute l’un des hommes les plus séduisants de son temps. Aliénor noua avec lui une intrigue passionnée qui naturellement déplut à l’époux. D’où un retour précipité en France. Mais Renaud de Châtillon, lui, ne repartit pas. Notre pays lui plaisait avec son soleil, ses richesses et la vie tellement plus large qu’en Europe. Il resta et mit son épée au service du prince Raymond. Ce qui le plaça souventes fois sous les yeux de la princesse Constance mariée à celui-ci.

« Lorsque Raymond trouva la mort en juin 1149 dans un engagement contre Nur ed-Din, Constance se retrouva veuve et sans autre défenseur qu’un enfançon. Or, si Raymond était prince d’Antioche, c’était du fait de sa femme. Veuve, mère de quatre enfants celle-ci n’avait pourtant que vingt-deux ans. Il fallait un bras solide à la tête de cette princée si importante et donc remarier Constance. Les plus hauts barons, des princes même, parents de l’empereur Manuel, prétendirent à sa main. Elle les refusa tous et, un beau jour, déclara qu’elle aimait un chevalier sans fortune, un soldat d’aventures nommé Renaud de Châtillon et voulait l’épouser. Ce fut un beau scandale : tout le monde protesta, les barons du royaume comme les notables d’Antioche, mais… Constance s’entêta.

L’archevêque prit une figue, la dégusta avec un plaisir visible, but un peu de vin et reprit :

— Je ne sais trop ce que seize ans de prison auront fait de lui, d’autant qu’il doit avoir environ cinquante ans à présent, mais c’était un homme vraiment superbe, un géant dont la beauté barbare laissait peu de femmes insensibles. Constance, qui avait aimé profondément Raymond de Poitiers, ne pouvait lui donner comme successeur qu’un homme très séduisant. Elle laissa crier, l’épousa et ne tarda pas à s’apercevoir qu’elle avait fait une folie car, passé brusquement d’une totale obscurité au rang de prince d’Antioche, Renaud perdit complètement le sens des mesures. Enivré par son pouvoir tout neuf, il ne laissa pas une minute avant de montrer de quel bois il était fait en réglant ses comptes avec ceux qui ne voulaient pas de lui. Le premier à en souffrir fut le patriarche de la ville, Aimery de Limoges, qui était un vieillard peut-être un peu caustique, mais sage et respecté. Renaud le fit saisir en dépit de son âge et de ses infirmités, traîner à la forteresse. Là, après l’avoir fait fouetter jusqu’au sang, il fit enduire ses plaies de miel et l’exposa nu et enchaîné sur la plus haute tour, à la brûlure du soleil et aux attaques des insectes.