Alors, au bout d’un moment, César dit, très calmement :
— Me permettez-vous d’approcher ?
Pour toute réponse, elle hocha la tête de haut en bas et devint très rouge. Il vint jusqu’au pied du lit, s’assit au bord, le dos appuyé à l’une des colonnes d’ébène chantourné. Et brusquement, il éclata de rire, mais d’un rire si joyeux que Charlotte sursauta et, cette fois, le regarda.
— Que voyez-vous ici de si drôle ?
— Nous. Vous avez l’air d’une martyre dans l’arène. Et moi, on dirait que vous tenez vraiment à me faire jouer le rôle du lion. Est-ce que je vous fais si peur ?
Elle hésita puis, prenant son parti :
— Oui… c’est vrai. Vous me faites très peur.
— Pourquoi ? À cause de ma réputation ? Elle est fort exagérée. Je vous assure que je ne suis pas un monstre. Simplement un homme qui sait ce qu’il veut et qui ne recule devant rien pour l’obtenir. Je crois qu’au siècle où nous vivons, nous sommes quelques-uns à cultiver ce genre de… vertu.
— Je crois, en effet, que vous savez obtenir ce que vous voulez.
— Et vous ne me le pardonnez pas, n’est-il pas vrai ?
— Ce n’est pas cela, mais… oh, je ne sais comment vous expliquer.
— Alors n’expliquez rien, mais quittez cette mine d’oiseau terrifié. Je vous préférais naguère dans les jardins de Loches. Vous étiez hautaine et fière, tout juste comme il convenait à la femme de César.
— La femme de César ? fit-elle amusée malgré elle. Vous ne doutez en effet de rien.
— Pourquoi douterais-je ? Je me connais bien. Je veux un empire mais je suis de taille à le conquérir. Je veux l’Italie tout entière d’abord. Je la mangerai feuille à feuille… comme un artichaut. Et d’autres terres ensuite. Pourquoi pas ? J’ai la puissance, l’or, la force des armes, la volonté et, si vous permettez, l’intelligence. Pourquoi le monde ne m’appartiendrait-il pas ? Ne nous appartiendrait-il pas, si vous voulez le partager avec moi ?
Peu à peu, Charlotte sentait fondre ses appréhensions, son antipathie. L’idée lui venait que cet homme serait peut-être passionnant à regarder vivre. Et puis, il était réellement beau, avec un charme cruel non sans saveur.
Tandis qu’elle songeait ainsi, il s’était insensiblement rapproché d’elle et quand il étendit la main pour toucher la sienne, elle ne la retira pas. La voix de César s’était faite infiniment douce, caressante comme un murmure.
— Au fond, vous aviez raison, à Loches. Je suis un bâtard, mais j’en suis fier, car mon sang n’est qu’à moi et à mon père. Enfin, si vous craignez que je vous en veuille pour… ce que vous m’avez jeté au visage l’autre nuit, alors sachez que je ne m’en souviens plus. Je suis bien trop heureux pour cela !
— Vous êtes… heureux ?
— Mais oui… très heureux même. Vous êtes ma femme, désormais. Dieu m’a donné celle que j’aime et je n’ai rien de plus à désirer si ce n’est peut-être… un sourire. Ne voulez-vous pas me sourire ?
Ému malgré lui, il baisa la main qu’il tenait et se tut, ne sachant peut-être plus que dire. Alors, ce fut elle qui, à son tour, se mit à rire :
— Vous êtes devenu bien modeste dans vos prétentions depuis Loches, Monseigneur.
Un long moment plus tard, les chandelles s’éteignirent dans la chambre nuptiale et quand le soleil revint l’éclairer, il éclaira du même coup un bonheur tout neuf. Un bonheur qu’il ne fut pas donné à la cour de contempler longuement, car le couple la quitta très vite pour le joli château de La Motte-Feuilly, près de Bourges, où il allait couler une lune de miel tellement idyllique qu’elle dut inspirer l’insolent bulletin de victoire que César, dès le lendemain de ses noces, fit tenir à son père : dans une courte lettre rédigée en espagnol, il lui faisait savoir qu’il avait « couru huit postes… » ce qui était tout de même pousser un peu loin la confidence familiale.
L’été passa ainsi. Mais aux premiers jours de septembre, Louis XII rappela César auprès de lui. Il rassemblait ses armées pour descendre en Italie, où il voulait conquérir le Milanais, qu’il tenait en héritage de sa grand-mère Valentine Visconti. En échange de ses services, le duc de Valentinois recevrait de lui l’aide militaire dont il avait besoin pour se tailler la principauté qu’il désirait.
Par un de ces clairs matins de fin d’été, purs de nuages, où les choses prennent relief de gravure, César quitta Charlotte. Elle était enceinte et un peu dolente, mais se voulait vaillante comme il convenait à l’épouse d’un grand capitaine.
Il monta à cheval et, entouré des gens de sa maison, disparut bientôt dans la poussière du chemin tandis que son épouse rentrait cacher ses larmes dans le château encore vibrant de sa présence.
Elle ne devait jamais le revoir…
VI
Le mari terrifié
Comment pouvait-on être aussi heureuse ?
Chaque matin, en ouvrant les yeux auprès d’Alphonse dans leur chambre fastueuse de Santa Maria in Portico, Lucrèce s’émerveillait de ce que son existence fût devenue si belle et si riche, le ciel si bleu, les fleurs si parfumées. Elle découvrait que la vie conjugale pouvait être un enchantement.
Elle et Alphonse aimaient exactement les mêmes choses : la musique, les vers, la peinture, les décors raffinés, la vie facile, et leur palais devenait le rendez-vous d’une cour d’artistes comme la Renaissance s’entendait si bien à en faire éclore. Et quels artistes !
Il y avait le Pinturicchio, occupé aux grandes fresques des appartements du pape, il y avait Michel-Ange, qui sculptait pour la chapelle des rois de France une admirable Pietà, il y avait l’architecte Bramante, dont le cerveau génial produisait alors les plans de la grande colonnade du Vatican. Et puis, il y avait les bals, les concerts, les fêtes, les chasses. Il y avait l’amour, l’amour avec Alphonse…
Engourdie dans son bonheur, Lucrèce oubliait César. D’ailleurs, les nouvelles qu’il envoyait de France étaient bonnes. Elles avaient appris aux Borgia le grand succès rencontré par le nouveau duc de Valentinois à la cour de Louis XII, l’accueil flatteur du roi, les fêtes du mariage royal, puis les fiançailles de César lui-même avec la belle Charlotte d’Albret, son fastueux mariage dans la chapelle de Blois. Et la jeune épouse d’Alphonse souriait en apprenant tout cela, toutes ces choses qui lui semblaient autant de garanties pour son propre bonheur car, devenu presque prince, duc français, marié à une princesse dont il était amoureux, bientôt père peut-être, César cessait d’être redoutable. L’éloignement l’humanisait, et aussi cette séduisante brume dorée qui venait de France.
— Je sais que je peux à présent être heureuse sans contrainte… et sans crainte, confia-t-elle un jour à sa belle-sœur Sancia, sa plus habituelle compagne. César a bien autre chose à faire que penser à nous.
Sancia se contenta de sourire. Elle ne voulait pas troubler, si peu que ce fût, le bonheur de son frère et de Lucrèce, qu’elle aimait bien, mais elle était secrètement inquiète car, ayant longtemps été la maîtresse de César, elle avait conscience de le connaître mieux que personne. Elle le savait incapable de construire un bonheur normal. Il ne pouvait trouver ses meilleures jouissances que dans la violence et la domination, l’asservissement des autres. Superstitieuse, la Napolitaine voyait en lui, avant tout, un être destructeur, une sorte de génie du mal. Elle se contentait de prier Dieu pour que César demeurât longtemps en France et s’il pouvait y rester toujours, ce serait pour tout le monde une vraie bénédiction.
Hélas, les craintes de Sancia ne tardèrent pas à se préciser dangereusement. En France, le roi Louis commençait à tourner lui aussi ses regards vers l’Italie, comme l’avait fait son prédécesseur Charles VIII. Il désirait conquérir Milan, qu’il tenait pour son héritage. Lui et César avaient tout intérêt à unir leurs ambitions et leurs désirs.
Or, Louis XII devenu maître de Milan, aidant César à s’attribuer les Romagnes, objet des convoitises italiennes du nouveau duc, l’alliance des Borgia avec Naples devenait inutile, voire gênante, car le roi de France pouvait souhaiter reprendre également Naples, perdue par Charles VIII son devancier.
C’est ce que vint expliquer un soir à la sœur d’Alphonse le cardinal Ascanio Sforza, frère du duc de Milan, Ludovic le More, qui n’ignorait rien des appétits français.
— Je viens vous dire adieu, Madame, car je quitte Rome demain… et je viens aussi vous engager à suivre mon exemple, car votre position ici est presque aussi dangereuse que la mienne.
— Que voulez-vous dire ?
— Que si vous tenez à la vie, vous et votre frère devriez quitter Rome au plus vite, rentrer à Naples comme je rentre à Milan.
— Que vous soyez inquiet pour votre sécurité, je le conçois, mais qu’avons-nous à craindre, mon frère et moi ? Nous sommes de la famille.
— Il n’y a de famille valable que celle de leur propre sang pour les Borgia. J’admets que le danger vous soit moins immédiat qu’à moi, car après tout, vous êtes pour eux des otages précieux, mais ce que je crains c’est qu’avant peu, vous ne soyez plus que cela : des otages !
Il y avait du vrai dans les paroles du cardinal, mais Sancia, en dépit de son jeune âge et de son goût immodéré du plaisir, était une femme courageuse. Fuir lui faisait horreur, et elle avait pour la lutte ouverte un certain attrait. Elle y trouva l’audace d’aller, en pleine cour pontificale, faire au pape Alexandre une scène tellement violente que les échos du Vatican en retentirent longtemps et que Sa Sainteté en demeura pantoise : en bonne Napolitaine, Sancia s’entendait aux colères spectaculaires.
Or, en échange de sa bordée d’injures, elle reçut de son beau-père la très paternelle assurance que ni elle ni aucun des siens n’avaient quoi que ce soit à craindre.
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