— Laissez seulement parler vos yeux, beau Seigneur. Ce sera bien plus efficace.

Il obéissait point par point, ébloui des perspectives que lui ouvrait cette femme. Il avait seulement espéré dire un jour son amour à celle qu’il aimait, et voilà qu’on lui laissait entrevoir l’enivrante perspective d’une passion partagée.

Vint un matin où Diana, dans un couloir du château, lui souffla :

— Tantôt, Madame ira se promener dans les bois, sous ma seule garde. Arrangez-vous pour nous retrouver… et je m’arrangerai pour vous laisser seuls.

Un conseil qui n’avait pas besoin d’être répété. Quand la chaleur du jour commença à faiblir, Marcello rencontra la duchesse dans les bois qui environnaient Soriano et l’entretien qu’ils eurent dura peut-être un peu trop longtemps.


C’en était fait : la duchesse Violante Carafa était devenue la maîtresse du beau Marcello. Et Diana, certaine maintenant de la tenir sous sa coupe, s’abandonna enfin à la passion qu’elle éprouvait pour Fornari et lui céda. Qu’importait maintenant ? Elle saurait bien obliger Violante à la donner pour épouse à son amant.

Hélas, en devenant la maîtresse du jeune homme, Diana commettait une énorme faute. D’abord, parce que Fornari ne l’aimait pas réellement. Il avait pour elle un caprice, un désir passager qui, une fois assouvi, ne laissa aucune trace d’amour. Bien davantage, il fut vite effrayé par le caractère violent et emporté de la belle. Alors, comprenant qu’il était tombé dans un filet dont il aurait grand-peine à se dépêtrer, Domitiano Fornari prit le parti de fuir. Il ne tenait ni à être forcé d’épouser une maîtresse particulièrement encombrante, ni à rester à portée des Carafa s’ils apprenaient son aventure avec leur cousine. Une belle nuit, dans le petit port de Nettuno, Domitiano Fornari s’embarqua et disparut.

Sa disparition plongea Diana dans un véritable délire de fureur et de chagrin. Nuit et jour, elle emplit l’air de ses clameurs et de ses récriminations.

— Pourquoi est-il parti ? répétait-elle sans cesse. Nous nous aimions tant… Je suis sûre qu’il m’adorait…

— Dans ce cas, répondait la duchesse, qui essayait de calmer cette douleur un peu trop spectaculaire, s’il t’adore, il reviendra.

Mais les jours passaient sans ramener l’absent et les plaintes de l’abandonnée prenaient des proportions telles qu’un soir, exaspérée, Violante la pria de se taire :

— Gémir et récriminer ne sert à rien ! lui dit-elle assez sèchement. Tu devrais songer davantage à ton amour-propre et ne pas faire étalage d’une telle douleur pour un homme qui s’est enfui !

— N’ai-je donc pas le droit de pleurer mon malheur ? s’insurgea Diana.

— Si, mais moins haut !

La jeune femme se le tint pour dit, mais dès cet instant, elle voua à la duchesse une haine grandissante. La belle Violante avait beau jeu de prêcher la modération, elle qui goûtait chaque nuit les douceurs de l’amour avec Marcello. Peu à peu, Diana en vint même à se persuader que sa maîtresse avait elle-même fait partir Domitiano, pour éviter le scandale familial, et lui avait donné de l’argent pour fuir. De là à souhaiter se venger, il n’y avait qu’un pas. Et la vindicative Diana le franchit fort allègrement.


Le duc de Soriano et Palliano avait trop d’orgueil pour accueillir du premier coup la dénonciation d’une suivante, fût-elle de sa famille. Quand Diana Brancaccio vint lui dire que sa duchesse était la maîtresse de Marcello Capecci, il commença par hausser les épaules.

— Une femme qui durant quinze ans a été d’une fidélité à toute épreuve ? Qui a vu à ses pieds, sans s’émouvoir, tout ce que l’Italie, la France et l’Espagne comptaient de plus noble et de plus séduisant ? Tomber dans les bras d’un simple gentilhomme ? À qui ferez-vous croire une telle fable ? Pas à moi, en tout cas.

Diana avait pâli et serré les dents.

— Je saurai bien, seigneur duc, vous apporter la preuve de ce que je dis. Chaque nuit, quand vous vous absentez, pour la chasse ou pour vos affaires, la duchesse reçoit Marcello dans sa chambre.

— Quand je le verrai de mes yeux, je le croirai, repartit sèchement don Juan.


Malheureusement, Diana n’était pas en peine de lui donner la preuve demandée. Un soir, alors que le duc chassait dans les environs, elle accourut, masquée et enveloppée d’une grande cape sombre, l’avertir que sa femme recevait Marcello à cet instant précis.

Quel mari serait demeuré insensible à pareille déclaration ? Don Juan retourna au château à bride abattue et courut à la chambre de sa femme. Elle était étendue dans son lit et donnait un ordre à l’une de ses femmes. Malheureusement, debout à quelques pas d’elle, regardant distraitement par une fenêtre et attendant visiblement qu’elle eût fini, il y avait Marcello. C’était plus qu’il n’en fallait pour enflammer le duc de fureur. Le cri de terreur poussé par sa femme en le voyant entrer avait d’ailleurs été très significatif.

D’un ton glacial, ignorant le regard à la fois implorant et terrifié de Violante, don Juan ordonna :

— Passe dans la chambre à côté, Marcello, et attends-moi.

— Monseigneur, commença le jeune homme, bien décidé à défendre sa maîtresse, laissez-moi vous dire…

Il n’acheva pas. Le duc l’avait saisi à la gorge et jeté dans la pièce voisine, où deux gardes le maîtrisèrent aisément. Puis, se tournant vers Violante :

— Vous demeurerez désormais dans votre chambre, Madame, et sous bonne garde. Seule, une servante aura accès auprès de vous.

Et il sortit, sans rien vouloir entendre d’autre, laissant la malheureuse femme terrifiée.


Dans ce temps sans pitié, on ne connaissait qu’une seule manière de faire avouer un coupable : la torture. Le malheureux Marcello, soumis au supplice de l’estrapade, tenta bien de faire croire au duc qu’il était l’amant de Diana Brancaccio, mais il ne fut pas cru et, le supplice continuant, il finit par avouer la vérité : il était l’amant très aimé de la duchesse. Dès lors, ses angoisses furent vite terminées : en trois coups de poignard, don Juan l’abattit à ses pieds.

Mais la dénonciatrice n’eut pas meilleur sort. La mort de Marcello n’avait pas suffi à apaiser la fureur du duc.

— Femme indigne d’être née d’une noble famille, s’écria-t-il en la saisissant par les cheveux, tu vas recevoir la récompense de tes trahisons !

Et, joignant l’action à la menace, il l’égorgea, puis ordonna que les deux cadavres fussent jetés aux bêtes sauvages.

Restait la duchesse. Malgré les aveux de Marcello, don Juan ne pouvait se résigner à la punir. Il l’avait beaucoup aimée, et avait du mal à oublier ces quinze ans de fidélité absolue qu’elle lui avait donnés. Il se contenta de la laisser enfermée chez elle, sous bonne garde, puis regagna Rome où un grave événement venait de se produire : le pape Paul IV, son oncle, n’avait pu résister à la douleur causée par la conduite de sa famille. Après trois mois de maladie, il était mort, le 18 août 1559. L’ordre d’exil tombait ainsi de lui-même d’autant que le terrible cardinal Carafa devait siéger au conclave.

D’ailleurs celui-ci, mis au courant du drame de Soriano, pressait Juan de faire disparaître sa femme comme il avait fait disparaître Marcello et Diana.

— Femme qui a trahi doit mourir, disait-il.

Et il ne se faisait pas faute de harceler son frère pour qu’il donnât enfin l’ordre fatal. Le malheur voulut que le propre frère de la duchesse Violante, don Ferrante d’Aliffe, homme dur et impitoyable, imbu de son rang et de l’impitoyable code de l’honneur espagnol, joignît ses injonctions à celles du cardinal. Le malheureux duc n’était pas de force à lutter contre ces hommes : le 28 août, il envoyait à Soriano une compagnie de soldats à laquelle se joignaient don Ferrante et l’un de ses cousins, don Leonardo del Cardine. Deux franciscains devaient assister la duchesse condamnée à périr.

Quand elle vit ces hommes entrer dans la chambre dont elle n’était plus sortie, Violante comprit que son heure était venue. Elle connaissait trop son frère pour attendre de lui la moindre pitié. D’ailleurs, elle n’en demandait pas. Pleine de fierté, elle savait revendiquer ses actes, et en outre, la mort de Marcello l’avait trop cruellement frappée.

— L’ordre de mon seigneur est-il que je meure ? questionna-t-elle froidement.

— Oui, Madame, répondit don Leonardo.

Elle demanda seulement à entendre la messe et à recevoir la communion, que lui donna le frère Antonio de Pavie. Puis elle se livra, avec un extraordinaire courage à son frère, qui s’était réservé le rôle, particulièrement inhumain, de bourreau. À l’aide d’un garrot, il l’étrangla. Violante Carafa mourut sans une plainte, sans même quitter la pose gracieuse et calme qu’elle avait prise dans le grand fauteuil où elle était assise. Son corps fut aussitôt enterré : elle était alors enceinte de six mois.

L’honneur des Carafa ainsi vengé, les bourreaux regagnèrent Rome avec la satisfaction du devoir accompli. Ce genre d’affaire n’était pas rare à l’époque. Malheureusement, le nouveau pape, Pie IV, élu le 20 décembre, était l’ennemi mortel des Carafa. De plus, le roi d’Espagne Philippe II entendait faire toute la lumière sur la mort de Violante de Cardona, duchesse de Soriano. Et lui aussi haïssait les Carafa.

Le sombre et puissant souverain obtint gain de cause. À la suite d’un retentissant procès, les assassins de la belle duchesse Violante furent condamnés à mort, ainsi que le cardinal Carafa. Dans la nuit du 4 mars 1561, ils furent conduits du château Saint-Ange à la prison de Torre di Nona, sur le Tibre, siège de la juridiction du prévôt de Rome, le bargello, où le duc, don Leonardo et don Ferrante eurent la tête tranchée.

Comme celle dont il avait voulu la mort avec un si incompréhensible acharnement, le cardinal, lui, fut étranglé.