Le 21 janvier 1490, Béatrice d’Este faisait à Milan sa joyeuse entrée au milieu d’un faste inimaginable qui fit pincer les lèvres de la duchesse Isabelle. En vérité, on n’en avait pas déployé autant pour elle-même… Cela démontrait clairement que Ludovic se prenait réellement pour le maître de Milan.
C’était d’ailleurs bien ainsi qu’il l’entendait, mais à sa grande surprise, le régent s’éprit sur-le-champ de la « gamine aux grosses joues ».
« Cristoforo n’a pas menti, songeait-il en la regardant marcher à ses côtés dans sa robe d’or et d’hermine. La pierre froide est incapable de rendre l’intensité de vie qui se dégage de cette enfant hardie et joyeuse. »
Elle était bien, en effet, une flamme sans cesse en mouvement. Il émanait d’elle, de ses vifs yeux noirs surtout, un charme irrésistible. Elle avait une manière à elle de regarder, avec un sourire mi-timide mi-moqueur, son imposant époux, éblouissant d’or et de pourpre, qui le confondait et lui donnait envie de la battre et de l’embrasser tout à la fois.
Ils découvrirent instantanément qu’ils s’entendaient à merveille. Ils aimaient à un degré égal le faste, le pouvoir… et l’amour. Et si « Bice », comme il l’avait tendrement surnommée, n’avait pas la beauté célèbre de sa sœur Isabelle, marquise de Mantoue, renommée dans l’Europe entière, elle avait un appétit de vivre qui la rendait éblouissante alors que l’énergie débordait de son petit corps mince et vigoureux. La cour entière, comme son mari (que de son côté elle avait rebaptisé « Vico »), en raffola, et elle sut gagner l’amitié du grand peintre au regard de rêve.
Mais si elle était pleine de qualités séduisantes, Béatrice était aussi affreusement jalouse et « Vico » n’allait pas tarder à s’en apercevoir… au cours d’une scène demeurée mémorable.
— Cette Cecilia est ta maîtresse ! cria Béatrice en frappant du pied. Ne le nie pas, je le sais. Comme je sais que l’enfant qu’elle vient de mettre au monde est le tien.
Elle était rouge de fureur et la résille d’or ponctuée de rubis censée retenir ses épais cheveux glissait dangereusement de côté. Ludovic s’efforça, en contrepartie, de demeurer calme.
— Quelle idée folle, Bice, mon cœur. La comtesse Bergamini est en puissance d’époux et le comte…
–… n’est qu’un vieux débris, comme tout Milan le sait. Ne t’abaisse donc pas à mentir. Cela m’offense plus encore. Je n’ai d’ailleurs aucunement l’intention de faire scandale, mais tu devras choisir : ce sera elle ou moi. Si tu gardes cette femme, je retourne à Ferrare et je demande au Saint-Père d’annuler notre mariage.
— Tu ne feras pas cela ! Tu sais très bien que je t’aime… que je tiens à toi.
— Alors, prouve-le-moi en ne mettant plus les pieds au palais Bergamini.
Avec un soupir étouffé, Ludovic promit. Bon gré, mal gré, il lui fallut bien s’exécuter. Bice, il le savait, était tout à fait capable de mettre sa menace à exécution. Or, il tenait réellement à elle et ne voulait pas la perdre, surtout depuis qu’il la savait enceinte. Si c’était un fils, il pourrait plus aisément lutter contre le couple ducal qui en avait un depuis quelques mois.
Bientôt, il le savait, il faudrait se battre ouvertement pour Milan, car les relations se tendaient entre les deux ménages, et Béatrice y était pour beaucoup.
Ayant vécu à Naples dans son jeune âge (sa mère était aussi une Aragon), elle connaissait Isabelle depuis longtemps, mais à présent qu’elles vivaient côte à côte, Béatrice avait de plus en plus de peine à supporter Isabelle, et vice versa. L’orgueil de Béatrice souffrait de ne pas être la première dans Milan et Isabelle jalousait le luxe dans lequel vivait Béatrice, qui dépassait de beaucoup son propre train de vie, assez modeste. En effet, s’il couvrait son épouse d’or et de pierreries, Ludovic se montrait d’une étrange ladrerie lorsqu’il s’agissait du couple ducal. Et c’était lui qui tenait les cordons de la bourse.
Il lui avait assigné, comme résidence, le château de Pavie, à quelques lieues de Milan, alors que lui et Béatrice occupaient le grand château Sforza au cœur de la cité. Le jeune duc, en ce qui le concernait, ne s’en plaignait pas. Délivré des soucis du pouvoir, il pouvait tout à son aise chasser et courir les filles, mais la fierté d’Isabelle souffrait. De violentes altercations l’opposèrent à Ludovic, qu’elle accusait de vouloir déposséder son neveu. Elles n’obtinrent d’autres résultats que de bonnes paroles et des protestations de dévouement.
En désespoir de cause, la duchesse porta ses plaintes à Naples, où régnait Ferrante, son grand-père, une sorte de fauve couronné. Or, Ferrante n’était pas homme à endurer longtemps une offense faite à l’un des siens, et le duc de Bari ne tarda pas à apprendre qu’une guerre allait lui tomber d’un jour à l’autre sur le dos. Comme il détestait la guerre, il lui parut expédient de procurer à Ferrante une occupation assez sérieuse pour le détourner de ces projets.
Sur ses ordres, son ambassadeur en France alla rappeler au jeune roi Charles VIII les droits que ses ancêtres lui avaient légués sur le trône de Naples. Charles ne rêvait que romans de chevalerie, gloires et fumées italiennes. Il mordit à l’hameçon, prépara son armée. Ludovic se frotta les mains et se crut sauvé. Néanmoins, Béatrice sut lui faire admettre que, tant qu’elle serait duchesse en titre de Milan, Isabelle serait dangereuse. Ne valait-il pas mieux en faire une veuve ?
— Galeas est malade, faible de constitution, suggéra la jeune femme. Il faudrait si peu de chose… et je sais que tu possèdes ce peu de chose.
— J’ai horreur de faire couler le sang, coupa Ludovic.
— Qui parle de faire couler le sang ? Il est des moyens plus simples, moins voyants. Ne te semble-t-il pas qu’il est ridicule que, possédant la réalité du pouvoir, tu n’en aies pas également le titre ?
La première fois que Béatrice avait abordé le sujet, le duc de Bari avait repoussé l’allusion, mais à mesure que le temps coulait, il faiblissait, faiblissait… tellement qu’en octobre 1494, le jeune duc Jean-Galeas mourait au château de Pavie. Il avait bu un verre de sirop que lui avait offert Ambrogio da Rosate, l’astrologue favori de Ludovic.
Isabelle, éperdue, alla se jeter aux pieds du roi Charles VIII, dont les troupes foulaient le sol italien, mais sans rien en obtenir. Il marchait sur Rome, où son approche frappait de terreur le pape Alexandre VI Borgia et ne voulait pas perdre de temps à Milan… à Milan où les fêtes du couronnement de Ludovic et de Béatrice atteignaient un éclat sans pareil. Comme l’avait espéré la jeune femme, le Conseil de la ville avait préféré leur remettre la couronne plutôt que vivre encore l’interminable minorité d’un duc enfant avec une femme pour régente.
Béatrice attendait son deuxième enfant et cette attente était pénible. La duchesse maigrissait, devenait irascible. À mesure que son corps se déformait, son visage jaunissait, se creusait. Malgré les avis de ses médecins alarmés, elle refusait de renoncer à ses chasses, à ses randonnées à cheval. Elle avait toujours été une intrépide cavalière et montait infiniment mieux que son époux. Celui-ci, malgré son inquiétude, n’osait lui interdire ce dangereux plaisir qu’elle revendiquait avec hauteur.
L’amour du duc pour sa femme était toujours aussi grand, mais commençait à manquer d’aliments substantiels. Il avait toujours aimé les femmes belles, sereines, rieuses et douces. Durant cette attente, Béatrice était tout juste le contraire.
Il remarqua alors l’une des demoiselles d’honneur de sa femme, dont la beauté parfaite rappelait un peu celle de Cecilia. Elle se nommait Lucrezia Crivelli et Ludovic se mit à lui faire une cour discrète mais pressante.
Tant qu’il n’en fut qu’aux travaux d’approche, Béatrice ne se douta de rien. Cette Lucrezia était sa favorite, et elle la réclamait toujours auprès d’elle. Mais la belle enfant brûlait d’accepter les hommages du puissant duc de Milan, assortis d’un joli petit palais sur la place du Dôme, et ne se montra pas longtemps cruelle. Naturellement, ces deux désirs ne pouvaient que se rencontrer.
Le 2 janvier 1497, une couche de neige épaisse couvrait Milan. Il faisait très froid et la duchesse Béatrice, plus lasse et plus faible que jamais, avait l’impression qu’elle ne se réchaufferait jamais. Depuis le matin, elle arpentait sa chambre nerveusement, enveloppée d’une robe de drap vert entièrement fourrée de zibeline qui jaunissait encore son teint plombé et la faisait paraître aussi large que haute. D’un œil sombre, au début de l’après-midi, elle avait vu son mari quitter le château à cheval, suivi d’un seul écuyer, et sa naine Prisca, qui l’observait, avait vu Béatrice mordre ses lèvres de rage. Une demi-heure plus tard, la duchesse commandait sa litière et une forte escorte, sans consentir à s’expliquer. À l’unique dame d’honneur qu’elle emmenait, elle dit seulement :
— Nous allons place du Dôme. Je veux rendre visite à Lucrezia, que l’on dit si souffrante…
En effet, peu de temps après, la litière s’arrêtait devant le petit palais et Béatrice appelait le capitaine qui commandait son escorte :
— Entourez cette maison avec vos hommes et ne laissez sortir personne, ordonna-t-elle. Pas même le duc s’il se présentait. Vous m’en répondez sur votre tête !
Laissant l’homme pétrifié, Béatrice pénétra dans l’élégante demeure, appuyée sur sa dame d’honneur. Lucrezia accourut et la reçut sur le palier du grand escalier, mais en constatant qu’elle était plus blanche que sa robe, Béatrice eut un petit sourire cruel.
— On m’a dit que tu étais malade et je suis venue aux nouvelles. Mais tu sembles en parfait état. Néanmoins, puisque je suis ici, fais-moi donc visiter ta nouvelle demeure. Tu es bien logée, il me semble.
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