Quant aux deux fugitifs, si la peur les tenaillait tellement, c’est parce qu’ils n’ignoraient pas le sort qui les attendait au cas où ils seraient repris : ce serait la mort sans phrases ! En effet, si le jeune homme n’était qu’un modeste commis florentin employé à la banque Salviati, se nommant simplement Pietro Buonaventuri, la jeune fille appartenait à l’une des plus riches et des plus nobles familles patriciennes de Venise. Elle s’appelait Bianca Capello, de la lignée des Grimani-Capello. Elle avait à peine seize ans. C’était la plus ravissante fille de Venise, et ses parents la destinaient au fils du doge, Girolamo Priuli…
Mais sur la trame brillante de cette destinée, l’amour avait tiré une flèche… La belle Bianca s’était éprise du garçon de banque, de ce Pietro d’origine plus que modeste, mais beau comme un dieu grec. De sa fenêtre, dans le palais paternel de San Appolinare, elle avait pu le voir, chaque jour, entrer et sortir de sa banque, et s’était éprise de lui sans même s’en rendre compte. De son côté, Pietro n’avait pas été sans remarquer cette jolie créature et il en était tombé amoureux. Peut-être à cet amour joignait-il un habile calcul ? Quelle épouse inespérée que cette patricienne pour un Buonaventuri !
Très conscient de l’effet produit sur Bianca, Pietro lui avait fait la cour, obtenu ses faveurs au point qu’assez vite un fruit bientôt visible s’était annoncé. Il fallait prendre une décision : rester, c’était l’arrestation, la mort pour le séducteur comme pour sa complice ; s’enfuir, c’était aussi la mort pour rapt. Mieux valait fuir… Au moins cela laissait une chance d’en sortir vivants.
Grâce à l’or de Bianca et à celui que Pietro avait, sans trop de scrupules, soustrait à sa banque, ils avaient soudoyé des gondoliers qui, dans la nuit, avaient arrêté leur silencieux esquif sous la fenêtre de Bianca puis fait force rames… jusqu’à la sortie du Grand Canal où la barge attendait. Maintenant, les deux amants étaient lancés dans une aventure sans retour. Ils n’avaient plus le droit, ni la possibilité, de revenir sur leurs pas.
C’était à cela qu’ils songeaient en regardant le soleil se lever peu à peu derrière les dômes dorés de San Marco. Mais déjà, la lagune devenait canal et la barque s’engageait entre les grandes herbes et les roseaux. Venise s’effaça de leur vue. Alors seulement, Bianca sourit à Pietro.
— Nous sommes libres, mon Pietro… nous avons réussi.
— C’est vrai, fit le jeune homme en écho… nous avons réussi !
C’était une constatation étonnée, comme s’il n’arrivait pas encore à y croire. Pourtant, ils étaient déjà trop loin pour que l’on pût les rattraper. À Padoue, ils trouvèrent des chevaux et prirent au galop la route de Florence, patrie de Pietro. Là, dans la capitale du grand-duché de Toscane, rien ni personne ne pourrait les atteindre… Ils se laissèrent emporter par la griserie et par la joie d’être jeunes et de s’aimer…
À Venise cependant, le drame éclatait joint à un affreux scandale. La famille de Bianca, découvrant sa fuite, faisait un bruit terrible. Tous les sbires du Conseil des Dix furent mis sur la piste des fugitifs dont, en attendant, la tête fut solennellement mise à prix du haut du pont du Rialto.
Les policiers ne purent retrouver la trace des jeunes gens, car l’eau ne garde point d’empreinte. Mais on découvrit tout de même les deux gondoliers qui avaient aidé Pietro à enlever Bianca. Ils furent arrêtés, mis à la torture avec leurs femmes et en moururent bientôt, faute de pouvoir donner des indications suffisantes. De même, l’oncle de Pietro, le vieux Buonaventuri, chez qui le séducteur avait pris pension à Venise, fut incarcéré, interrogé avec tout ce que ce mot comportait de cruauté. À son tour, le vieillard mourut de ses blessures, enchaîné au mur de sa prison.
Mais tout cela, Pietro et Bianca l’ignoraient ou ne voulaient pas le savoir. On était au cœur de l’hiver et, comme des oiseaux frileux, ils cachaient leur amour dans la vieille maison des parents de Pietro, sur la place San Marco, à Florence, en face du célèbre couvent qui avait vu Fra Angelico et Savonarole…
Évidemment, la maison du notaire Buonaventuri n’avait rien de comparable avec le palais Capello, et Bianca y connut son premier désenchantement. C’était une étroite bâtisse à deux fenêtres de façade, sombre et maussade, dans laquelle la seule distraction était de regarder passer les gens sur la place et d’entendre les cloches du couvent sonner l’office. Pietro, par crainte des sbires de Venise dont il connaissait la remarquable activité policière, y enferma Bianca purement et simplement. Elle n’eut droit qu’à une seule sortie, un soir de neige, à la nuit close. Pietro lui fit traverser la place et la conduisit à la chapelle de San Marco où un prêtre bénit rapidement leur union, consacrant ainsi religieusement une situation par trop irrégulière. Mais le danger était toujours présent. Un soir, Pietro rentra chez lui dans un état de surexcitation totale.
— Ton père ne désarme pas, lança-t-il à Bianca, sans même prendre le temps de l’embrasser. Il a promis une prime de deux mille ducats d’or à quiconque vengerait son honneur… autrement dit, lui apporterait ta tête et la mienne !
— Qu’est-ce que cela peut faire ? fit Bianca avec insouciance. Ne sommes-nous pas sur le territoire de Florence ? N’es-tu pas sujet du grand-duc Cosme Ier ? Alors ?
Pour seule réponse, Pietro prit sa femme par la main et l’entraîna vers la fenêtre de leur chambre qui donnait sur la place. Auparavant il avait eu la précaution de souffler les chandelles.
— Regarde ! ordonna-t-il. Ne vois-tu rien ?
Les yeux du jeune homme mirent quelques instants à s’habituer à l’obscurité. Mais le sol couvert de neige facilitait les choses en créant un fond clair sur lequel se détachaient les passants.
— Regarde, reprit Pietro. Ne vois-tu pas une ombre dans ce renfoncement, là, auprès de l’entrée du cabaret ? Et en face sous le porche du couvent, ne vois-tu rien ?
Bianca écarquilla les yeux et finit, en effet, par distinguer des formes vagues, des manteaux noirs que le vent faisait flotter hors des coins sombres où se tapissaient les hommes. Effrayée soudain, elle se rejeta en arrière et regarda Pietro avec de grands yeux vides :
— Qui sont ces gens ?
— Qui veux-tu que ce soit, sinon les sbires de Venise ? Le Conseil des Dix ne lâche jamais sa proie, Bianca. Si nous ne trouvons pas une puissante protection pour nous abriter, tôt ou tard ils nous prendront. Une nuit comme celle-ci, la maison sera attaquée, ou bien on me poignardera au coin d’une ruelle, on t’enlèvera quand tu reviendras de la messe. Je ne veux pas connaître les prisons de Venise ni le pont des Soupirs{9} !
— Moi non plus, affirma Bianca. Mais que faire ?
— J’ai un plan. Il est hardi, mais s’il réussit…
La vieille Marietta Buonaventuri, mère de Pietro, était entrée pendant ce dialogue. Elle et son mari ne vivaient plus depuis que les ombres suspectes avaient commencé de rôder sur la place. La présence de cette belle-fille, quelque peu compromettante, leur portait ombrage, et ce mariage avec une patricienne n’était, à tout prendre pas vraiment avantageux.
— Que veux-tu faire ? demanda-t-elle à son fils. Vas-tu la ramener à Venise ?
Pietro haussa les épaules. Il appuya sur sa mère un regard significatif si intentionnel qu’elle fronça les sourcils.
— Je vais, dit-il en détachant bien ses mots, demander la protection du prince François de Médicis, fils du grand-duc Cosme. Je lui présenterai quel péril j’ai fait courir à Bianca… à la plus belle fille de la noblesse vénitienne. Je lui dépeindrai la nécessité où elle est réduite de se cacher indignement… enfin la situation où nous nous trouvons tous deux…
À mesure qu’il parlait, le visage renfrogné de Marietta s’éclairait peu à peu. Elle devinait le calcul, à vrai dire assez infâme, auquel se livrait Pietro. Le prince François passait pour être grand amateur de jolies femmes. Très curieux d’en rencontrer de nouvelles, de découvrir des beautés inconnues, il suffirait sans doute de mentionner, même incidemment, devant lui, l’éclat de la jeune Vénitienne pour qu’il cherchât au moins à la voir. Si elle lui plaisait, non seulement sa protection serait acquise au couple… mais on obtiendrait peut-être un peu plus. Bianca était assez belle pour séduire même un prince aussi difficile que celui-là…
Après avoir réfléchi un instant sous le regard de son fils, la vieille femme sourit largement.
— Mais c’est l’évidence ! s’écria-t-elle. Voilà la solution. Le prince est si bon, si accessible. Jamais il n’a refusé une audience à un citoyen de Florence. Va, mon fils, va trouver le prince !…
Sans méfiance, Bianca joignit ses encouragements à ceux de sa belle-mère. À son insu, peut-être, l’idée de rencontrer l’un de ces Médicis fastueux lui souriait. Elle ne s’avouait pas encore combien sa vie de bourgeoise lui pesait, combien elle trouvait Marietta commune, son époux rustaud. Il n’était jusqu’à Pietro, malgré son profil de médaille antique, qui n’eût quelque peu perdu de son charme à l’usage de la vie quotidienne.
Comme il n’y avait plus de temps à perdre, dès le lendemain, Pietro Buonaventuri s’acheminait vers le palais Pitti où résidaient les Médicis, de l’autre côté de l’Arno, et implorait humblement une audience au prince héritier…
À vingt-trois ans, François de Médicis était un étrange personnage. Extrêmement séduisant, il tenait de sa mère, Eléonore de Tolède, un physique élégant, un visage régulier et de fort beaux yeux. Mais du redoutable Cosme Ier, son père, il avait le caractère difficile, une cruauté profonde qui pouvait aller jusqu’à la franche sauvagerie, un orgueil intraitable et un goût prononcé pour les femmes. Par contre, le grand-duc ne lui avait pas transmis son sens politique, ses qualités d’administrateur d’État, son intelligence froide et lucide. La superbe façade du prince cachait une moralité plus que douteuse.
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