L’œil droit n’avait plus de paupière et le gauche, démesurément enflé, formait une hideuse protubérance. Tout le visage couturé, boursouflé, était strié de profondes lignes rouges où il était impossible de reconnaître le moindre trait. Le nez était réduit à la moitié de ce qu’il était auparavant.
En voyant s’avancer vers lui ce visage si atrocement mutilé, le duc ne put retenir ses larmes. Ce fut en pleurant qu’il alla au-devant de son frère et l’embrassa, tandis que toute la cour luttait de son mieux contre l’émotion.
Seul au milieu de tous ces gens sur le point d’éclater en sanglots, le cardinal ne montra aucune émotion. Il était parfaitement à son aise, parfaitement détaché, comme si tout cela ne le concernait pas et comme si cet effrayant travail n’était pas le sien. Il se contenta de bredouiller une assez confuse harangue au cours de laquelle, fort platement, il déclara regretter « un mouvement de colère peut-être excessif »… Et rien de plus.
Cela fait, les deux frères s’embrassèrent. Ou plutôt, en firent le simulacre. Quand les bras du cardinal se refermèrent sur lui, Jules frémit des pieds à la tête. Il avait espéré un regret sincère, un mouvement de l’âme, qui n’eût peut-être rien arrangé, mais lui eût fait moins mal. Or, l’attitude désinvolte d’Hippolyte proclamait trop clairement qu’il ne regrettait aucunement son geste, bien au contraire. Dans son regard, le malheureux croyait lire une sauvage satisfaction à constater qu’il ne rencontrerait plus jamais, sur le chemin de ses amours, le trop beau visage d’antan.
Le comportement d’Hippolyte fut le coup de vent qui souffla sur la braise mal éteinte. La haine de Jules pour le cardinal se réveilla d’un coup tandis que le duc, insoucieux de ce qui se passait en lui, ordonnait de grandes fêtes pour célébrer le retour de la paix au sein de sa famille. Les fêtes étaient en vérité la dernière chose que souhaitait le blessé. En un mot comme en cent, le duc commettait là une énorme sottise… Quel homme défiguré au point d’être devenu un objet d’horreur souhaiterait se montrer sous les lumières d’un bal ?
Tandis que le château retentissait des chansons, des danses et des rires, Jules, involontaire héros de ces réjouissances, demeura enfermé chez lui, enfoui dans un fauteuil au coin de la cheminée, remuant de sombres pensées. Malgré l’épaisseur des murailles, les échos des fêtes montaient jusqu’à lui, attisant sa douleur et sa colère.
Voici peu de temps, il était encore l’ornement des bals. Il pouvait s’y mêler avec l’ardeur et la gaieté de son âge. Maintenant, il n’osait même plus se montrer.
Malgré les ordres du duc, qui avait fait ôter les glaces de ses appartements, le malheureux avait réussi à s’en procurer une, qui l’avait renseigné sur l’horreur qu’il pouvait inspirer. Il avait espéré qu’un masque vénitien pourrait le rendre supportable, mais les ravages étaient tels qu’il eût fallu couvrir tout le visage. Et Jules ne voulait pas voir les yeux se détourner de lui, les femmes pâlir à son approche.
Ces fêtes, bien sûr, attisaient sa haine contre Hippolyte, car il savait que le galant cardinal ne manquait pas de s’y montrer et d’en prendre sa large part. Et Jules affirmait qu’il pouvait reconnaître son rire parmi ceux des autres danseurs.
— Je le reconnais à ma haine, affirmait-il à son frère Ferrante qui ne le quittait guère.
Le jeune homme était devenu son confident et son soutien. L’amnistie totale, et tout de même trop facile, dont avait bénéficié Hippolyte, avait ulcéré Ferrante. Il y voyait un déni de justice, une injure sanglante faite à son frère, et pour marquer sa réprobation, il s’abstenait également de paraître à ces fêtes. Il demeurait auprès du blessé, bavardant avec lui, remâchant avec lui leurs rancunes dans le silence de l’appartement désert. Leurs griefs, chaque jour, se firent plus grands, leur besoin de vengeance plus impérieux.
Un jour, naquit entre eux l’idée de détrôner Alphonse, de tuer Hippolyte et de régner à leur place sur Ferrare. Un tyran peut se permettre d’être affreux ; la crainte remplace l’amour et d’amour, Jules ne voulait plus depuis qu’il avait appris la désertion d’Angela.
Peu à peu, la conspiration prit forme. Des complices vinrent se joindre aux deux frères, entre autres le comte Boschetti et un chanteur, prêtre d’ailleurs, qui avait pour nom Jean de Gascogne. Le plan consistait à empoisonner Hippolyte, et à poignarder Alphonse au cours d’un de ces fameux bals. Après quoi, Ferrante serait proclamé duc de Ferrare et Jules prendrait auprès de lui la place du cardinal.
L’entreprise était assez bien montée et eût pu réussir. Malheureusement, durant une absence du duc, le cardinal eut la charge du gouvernement et sa police à lui était remarquablement faite. Il eut vite fait de réunir dans sa main tous les fils du complot. Quand Alphonse revint, il lui exposa l’affaire.
Jules et Jean de Gascogne parvinrent à s’enfuir et gagnèrent Mantoue, mais Ferrante voulut faire front. Il se rendit auprès de son frère, s’agenouilla devant lui et demanda son pardon.
Hélas, le rapport qu’avait fait le cardinal avait mis le duc dans l’une de ces folles fureurs qui lui faisaient perdre tout contrôle de lui-même. À peine eut-il vu son jeune frère agenouillé devant lui que, descendant de son siège ducal comme un fou, il tira sa dague et, l’en frappant au visage, lui creva un œil.
— Comme cela, cria-t-il, tu seras semblable à ton complice !
Après quoi, il fit enchaîner Ferrante dans les prisons souterraines du château. Puis, il s’occupa des autres. Sous la menace, les Gonzague durent renvoyer Jules, mais Jean de Gascogne réussit encore à s’enfuir et à gagner Rome, où il escomptait la protection du terrible Jules II. La vengeance d’Alphonse d’Este déroula ses horreurs : le comte Boschetti et les autres conjurés furent mis en quartiers et l’on attacha des morceaux de leurs corps aux portes du château. Ferrante et Jules furent condamnés à avoir la tête tranchée.
Mais au moment où les deux borgnes, enchaînés, furent amenés au pied de l’échafaud dressé dans la cour, le duc leur annonça dédaigneusement qu’il leur faisait grâce et commuait leur peine en détention à vie. On les enferma dans la tour des Lions, dans une chambre que l’on avait presque totalement murée à cet effet.
Ils devaient y demeurer de longues années. Ferrante y mourut, en 1540, après trente-quatre ans de captivité, à l’âge de soixante-trois ans. Jules y demeura cinquante-trois ans, jusqu’à ce qu’en 1559, le duc Alphonse II le libérât. Quant à Jean de Gascogne, que le pape dut livrer, en prenant soin toutefois de préciser qu’il ne devait pas être touché à un cheveu de sa tête, il fut enfermé dans une cage que l’on hissa à hauteur du couronnement de la tour des Lions. Là, mourant de faim et de soif, il s’étrangla le septième jour. Alphonse d’Este avait tenu parole : on n’avait pas touché à un cheveu de sa tête.
Enfin, Angela Borgia, cause de cette tragédie familiale, vécut à peu près heureuse dans sa montagne, sans même se soucier de l’homme qui avait à cause d’elle connu un sort pire que la mort. Elle avait un mari, des enfants… le reste n’était plus qu’une vieille histoire.
La duchesse parpaillote :
Renée de France
— Alors, ma sœur ? quelle réponse devons-nous donner au duc de Ferrare ? Êtes-vous disposée à épouser notre jeune hôte, le prince Hercule ?
Assis dans l’embrasure d’une fenêtre donnant sur l’étang des carpes, à Fontainebleau, le roi François Ier regardait sa jeune belle-sœur avec un mélange d’amusement, d’affection et d’irritation. Cette jeune fille de dix-huit ans, plus charmante que vraiment jolie, s’intéressait selon lui un peu trop à la théologie et aux lettres les plus sérieuses, et pas assez à ce qui, d’après le roi, devait être la grande affaire d’une fille de son âge : l’amour. Il est vrai que, jusqu’à présent, Renée n’avait pas eu beaucoup de chance.
Seconde fille de Louis XII et d’Anne de Bretagne, elle avait perdu sa mère, la pieuse, sévère et intransigeante duchesse en sabots, à trois ans et demi, et vu, six mois après, son père reconvoler avec une donzelle de seize ans, Mary d’Angleterre, d’un tempérament tellement au-dessus de son âge que, six autres mois plus tard, le bon Louis XII en était mort.
Orpheline, Renée avait vécu dans l’ombre de la reine Claude, sa sœur aînée, créature douce, bonne comme la prune à laquelle on avait donné son nom, mais plutôt effacée, et la mère de François Ier, Madame Louise de Savoie, créature beaucoup moins douce, qui s’était chargée de son éducation. Or, si François Ier aimait et admirait profondément sa mère, il admettait volontiers qu’elle pouvait être assez redoutable, surtout pour une enfant timide comme Renée. Il est vrai que Renée avait aussi pu vivre dans l’orbite de la sœur chérie de François, Marguerite d’Angoulême, princesse lettrée et raffinée s’il en était, mais que l’enfant n’aimait pas beaucoup parce que sa mère, Anne de Bretagne, avait franchement détesté Louise de Savoie et sa fille.
Oui, Renée avait été élevée sévèrement, et son précepteur, Lefebvre d’Étaples, n’avait rien d’un joyeux luron. Il avait tenu la petite princesse rigoureusement à l’écart des fêtes de la cour la plus brillante d’Europe, et même lui en avait inculqué une certaine aversion, lui montrant messire Satan embusqué sous tant de sourires, de fleurs et de musique. Devenue jeune fille, Renée avait vu mourir sa sœur Claude avant de pâtir, comme tout le monde en France, de la captivité du roi après le désastre de Pavie. Certes, la cour n’avait plus rien de gai, à ce moment, et Madame Louise, régente du royaume, veillait de près à ce que chacun partageât sa douleur et son angoisse.
— Alors, ma mie ? répéta François. Que dirons-nous ?
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