Pour la distraire de ce désespoir qui mettait ses jours en danger, le duc Alphonse l’envoya passer quelques jours à Mantoue, chez sa sœur, la belle et altière Isabelle d’Este, le modèle des princesses de la Renaissance, mariée au plus fameux capitaine italien de l’époque, le marquis de Mantoue, Jean-François de Gonzague.
La cour d’Isabelle passait pour la plus brillante, la plus gaie et la plus raffinée. Lucrèce, suivie d’Angela et de toute sa maison, se mit en route pour ce lieu privilégié par la voie des eaux. Sur un grand bateau plat, on longea lentement rivières et canaux jusqu’à la cité de Virgile.
Mais tandis que la duchesse goûtait là des heures d’autant plus exquises qu’elle y ébauchait une idylle avec le vaillant Gonzague, époux d’Isabelle, Angela s’ennuyait d’autant plus ferme que son état devenait apparent et qu’aucune réponse n’avait encore été donnée par le duc au sujet de son éventuel mariage avec don Jules. Et l’inquiétude rongeait la jeune fille.
Ce fut avec soulagement qu’elle accueillit la nouvelle du retour et avec joie qu’elle retrouva Belriguardo, où l’on arriva dans la nuit du 31 octobre au 1er novembre.
Vers midi, ce 1er novembre, jour de la Toussaint, le cardinal Hippolyte, au lieu de célébrer les nombreux offices de ce jour comme son état lui en faisait un devoir, galopait à francs étriers sur la route de Belriguardo, talonné par une hâte sauvage de revoit enfin Angela et de lui apprendre une nouvelle qui le plongeait dans une joie immense.
Il avait en effet bien employé l’absence de la jeune fille et la bouderie de Jules en avançant ses propres affaires auprès du duc. De la faiblesse d’Alphonse en face de ses développements logiques, il avait obtenu que Jules entrerait en religion sans plus tarder. Il avait également obtenu la mission de s’occuper personnellement de l’avenir d’Angela.
Jamais il n’avait autant désiré la jeune fille. Tout en chevauchant sur la route poussiéreuse, il était à la fois heureux et inquiet. Heureux parce qu’il allait être le premier à la voir (il savait qu’elle n’était arrivée que depuis quelques heures) et espérait qu’avec l’absence, elle aurait un peu oublié don Jules, inquiet aussi de sentir bouillonner en lui ce sentiment sauvage qu’il ne pouvait plus contrôler. Pour Angela, il savait qu’il était prêt à tout désormais. Sur un signe d’elle, il jetterait aux orties cette simarre pourpre dont il n’avait jamais vraiment voulu, il rentrerait dans le siècle et se taillerait, pour le lui offrir, un royaume à la pointe de son épée ! Et qui pouvait dire si Angela, sachant que Jules était perdu pour elle, ne serait pas trop heureuse, cette fois, d’accepter son amour et sa protection ?
Soudain, comme le cardinal et la troupe d’estafiers qui formaient sa suite ordinaire atteignaient les grasses prairies entourant Belriguardo, ils virent un cavalier venir de leur côté, sortant de toute évidence du château.
C’était un cavalier paisible, car il ne se pressait pas, et un cavalier heureux, car il cheminait en chantant à plein gosier… d’une voix que le cardinal, soudain foudroyé, reconnut avant même d’avoir aperçu le visage insolent qui l’émettait. Seul, dans tout Ferrare, Jules possédait une voix comme celle-là. Il en était d’ailleurs assez fier.
Un nuage rouge passa dans le cerveau du cardinal. Ainsi, Jules revenait de Belriguardo ? Alors qu’en principe, personne à Ferrare, en dehors du duc Alphonse et de lui, Hippolyte, ne savait le retour de la duchesse et de sa suite ? Il n’était pas difficile de deviner qui l’avait prévenu, quel impatient amour avait attiré le jeune homme, en pleine nuit, dans la villa princière. Sans doute sortait-il tout droit des bras de la belle Angela.
Reconnaissant le cardinal à la tête de ses hommes, Jules fronça les sourcils et retint son cheval. Hippolyte était aussi rouge que ses vêtements et ses colères étaient célèbres. Il était armé, solidement entouré, alors que son frère était seul, au retour d’une visite enivrante. Voyant la troupe foncer soudain sur lui, le bâtard eut la tentation de tourner bride et de revenir au château, mais l’orgueil le retint. Il ne voulait pas qu’Angela le vît arriver poursuivi comme un lièvre par l’homme qu’elle détestait. Il décida de payer d’audace et, quand son frère fut tout proche, arrêta son cheval pour le saluer.
Mais la fureur et la déception du cardinal lui avaient enlevé tout sens commun, toute saine réflexion. Cet insolent garçon, ce bâtard trop séduisant qui osait s’interposer entre lui et la femme qu’il aimait, Hippolyte entendait qu’il payât cette injure. Le soleil frappait en plein le beau visage à la peau dorée, faisait briller les grands yeux sombres et veloutés du jeune homme comme des diamants noirs. Et dans l’esprit enfiévré du cardinal, la phrase imprudente d’Angela revint, intolérable :
— Pour les yeux de don Jules, je donnerais tous les cardinaux du monde !
Don Jules eut à peine le temps de lever la main vers sa toque ornée de plumes blanches pour saluer son frère. Déjà, celui-ci, tous ses traits déformés par une fureur démente, le désignait d’un doigt tremblant de rage :
— Emparez-vous de ce misérable bâtard et arrachez-lui les yeux !
Les estafiers du cardinal, en hommes habitués dès longtemps à exécuter sans broncher les pires ordres, n’hésitèrent pas une seconde. Comme la foudre ils tombèrent sur Jules avant que celui-ci ait pu réaliser ce qui lui arrivait. Ils le jetèrent à bas de son cheval et se mirent à le frapper à coups de dagues, visant les yeux.
À terre, le jeune homme hurla comme une bête et se défendit de son mieux. Mais que pouvait-il contre vingt hommes ? Bientôt l’herbe devint rouge et les cris se firent gémissements.
Fut-ce la vue de ce sang qui rendit soudain au cardinal quelque conscience de l’acte insensé qu’il avait ordonné, mais il rappela soudain ses hommes :
— En voilà assez, cria-t-il. Laissez-le !
Brusquement, Hippolyte comprenait ce qu’il venait de faire et en envisageait les conséquences ; la colère du duc, celle de sa sœur, la puissante Isabelle d’Este, qui aimait beaucoup Jules, la haine d’Angela sans doute…
Les yeux troubles, il regarda ses hommes s’écarter de leur victime, remonter en selle. Le pauvre Jules, couvert de sang, demeura couché dans l’herbe. Il semblait bien mort. Tellement même que le cardinal n’imagina même pas qu’il pouvait demeurer une étincelle de vie dans ce corps prostré. L’important était maintenant que l’on ne sût pas qui avait fait le coup.
— Rentrons à Ferrare, ordonna-t-il en faisant tourner son cheval. Et le premier qui osera dire que nous sommes venus ici ce matin sera pendu !
Au galop, la troupe s’éloigna. Hippolyte s’en alla chasser pour donner le change, certain que la mort de Jules serait attribuée à quelque bandit de grand chemin. Mais Jules n’était pas tout à fait mort.
II. Pas de pitié pour les maladroits !
Le soleil était haut dans le ciel. L’heure de raidi était venue et le paysan qui, sa fourche à l’épaule, se hâtait de rentrer chez lui pour se rafraîchir et faire une sieste bien gagnée, était décidé à ne point se laisser arrêter en chemin. Pourtant, comme il passait le long d’un fourré, il entendit des plaintes qui semblaient venir de tout près. C’était un homme pieux et craignant Dieu : il alla voir et poussa un cri d’horreur. Là, dans l’herbe souillée de sang, un homme gisait. Son visage semblait n’être plus qu’une bouillie horrible, mais il vivait encore et même, quand le paysan se pencha pour s’en assurer, il leva vers lui une main qui suppliait mais sans articuler une parole.
Un instant, le paysan demeura perplexe. Le blessé n’avait pas été victime de brigands. Il avait de belles armes, de riches vêtements et à sa ceinture, la bourse était toujours attachée. C’était sans doute quelque seigneur, appartenant à la cour de la duchesse qui séjournait à Belriguardo. Le mieux était d’aller prévenir.
— Espérez un peu, messire, murmura le brave homme. Je vais courir jusqu’au château pour chercher du secours. Vous êtes trop grand et trop lourd pour moi et vous ne sauriez marcher.
De la main, Jules d’Este fit signe qu’il avait compris et l’homme, après un dernier regard épouvanté, prit sa course vers la grande villa ducale où il donna l’alerte. Un moment plus tard, une troupe de serviteurs, que la duchesse Lucrèce avait envoyés avec une civière, rejoignirent, guidés par le paysan, le blessé qui gémissait toujours. Avec d’infinies précautions, on le déposa sur la civière et on le rapporta au château. Dans la cour, la duchesse et ses femmes attendaient, anxieuses.
Mais à peine Angela Borgia eut-elle jeté un regard sur le corps étendu qu’elle poussa un grand cri et s’affala sur le sable, sans connaissance. Le beau garçon qu’elle avait tant aimé n’avait plus figure humaine. Il fallut, elle aussi, la porter à l’intérieur. Quant à Lucrèce, elle était horrifiée et pleine d’angoisse en songeant aux réactions de son époux devant l’agression sauvage dont avait été victime son jeune frère. Agression dont l’auteur, à ses yeux, ne faisait aucun doute.
— Je t’avais bien dit de te méfier du cardinal, dit-elle tristement à Angela quand la jeune fille reprit connaissance. Je crains que le malheureux don Jules ait payé le prix de tes moqueries.
Pendant plusieurs jours, les quelque trois cents chambres et les merveilleux jardins de Belriguardo retentirent des lamentations des femmes de la duchesse et des sanglots désespérés d’Angela qui refusait toute consolation. En grande hâte, le duc Alphonse, prévenu, avait envoyé de Ferrare les meilleurs médecins et il en était même venu un d’une grande réputation, dépêché de Mantoue par la marquise. Isabelle d’Este avait toujours eu pour son jeune frère bâtard, dont elle aimait la beauté et le charme, des tendresses de mère. Cette affreuse nouvelle l’avait à la fois bouleversée et révoltée. Elle avait immédiatement écrit au duc Alphonse une lettre vengeresse et indignée dans laquelle elle vouait à tous les diables le cardinal Hippolyte. En conclusion, elle incitait son frère aîné à la plus grande sévérité.
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