Lentement, la barge vira de bord et reprit le chemin de Ferrare. Ce fut pour y trouver un page qui portait un message du duc. Il partait chasser chez l’un de ses vassaux, ne rentrerait pas avant huit jours. Alors, Parisina s’enferma chez elle pour pleurer tandis que, derrière sa porte close, les servantes se regardaient en hochant la tête.

— Pauvre petite duchesse, murmura Bianca. Si jeune, si jolie, et déjà délaissée.

Mais il n’y avait rien à faire à cela. Les filles de grandes maisons avaient presque toutes le même destin : un mariage sans amour et l’abandon si elles ne se hâtaient pas de procréer. De toute façon, un interminable ennui.


L’automne, dont Parisina n’attendait rien de meilleur, apporta cependant une nouveauté. Dans les premiers jours d’octobre, un petit cortège franchit les douves du château rouge aux quatre donjons. En tête, chevauchait un garçon d’une vingtaine d’années seulement, mais si beau, de si fière tournure, que la jeune duchesse demeura de longues minutes à sa fenêtre, pour le regarder… À son allure, ce ne pouvait être qu’un prince, même si l’escorte comme le bagage étaient assez modestes, et Parisina se tourna vers l’une de ses dames d’honneur, dona Marella qui, au cours d’une vie déjà longue, avait rencontré beaucoup de monde.

— Qui est-ce ? demanda-t-elle.

La dame haussa les épaules avec un mélange de dédain et d’indulgence.

— Personne qui doive retenir longtemps votre attention, Madona. Le seigneur Ugo est fort beau, j’en conviens, mais il est votre beau-fils.

— À moi ? mais comment ? le duc n’a pas d’enfants.

— Monseigneur l’a eu, jadis, d’une fille de la ville. Elle était belle, mais de petite naissance, et ne pouvait être épousée. Néanmoins, selon la coutume, le duc a tenu à ce que son fils fût élevé à la cour, à son rang, puisque pour un garçon, seul compte le sang du père.

— Pourquoi ne l’ai-je encore jamais vu ?

— Parce qu’il était à l’université de Bologne, où il étudie pour entrer dans la Sainte Église…

Parisina eut une moue de déception.

— Un prêtre, ce beau jeune homme ? Est-ce que ce n’est pas dommage, Marella ? Le duc n’a pas d’autre fils.

— Vous êtes là pour y pourvoir, Madona. Quant au sacerdoce, le seigneur Ugo, qui est fort pieux, le désire. Pourquoi donc le duc refuserait-il de le laisser suivre sa voie ? Il sera cardinal, ce qui est fort beau.

— Pourquoi vient-il alors ?

— Simple visite à son père. Il vient d’être malade. Un peu de repos ici lui fera du bien.

Parisina ne posa pas d’autre question. Elle s’éloigna de la fenêtre, songeuse. D’ailleurs, le bel Ugo était descendu de cheval et avait pénétré dans le palais.

Le soir venu, quand son époux le lui présenta, Parisina trouva qu’il était encore plus beau vu de près. Personne n’avait de cils aussi longs sur des yeux aussi sombres. En revanche, elle fit la grimace quand le jeune homme, avec beaucoup de respect, l’appela « Mère », comme le voulait l’usage.

— Il nous restera jusqu’après la Noël, précisa le duc. J’espère, Madame, que vous aurez sa présence pour agréable.

— Il est votre fils, Monseigneur, répondit-elle, les yeux pudiquement baissés. Il ne peut que m’être cher.

Nicolo d’Este partit d’un gros rire.

— Pas trop, tout de même ! N’oubliez pas que je dois vous être plus cher que n’importe quel être humain.

Les yeux sur Ugo, elle répondit, machinalement :

— Comment pourrait-il en être autrement, Monseigneur ?

Quand on passa à table, Parisina constata que le jeune homme, assis près d’elle, mangeait à peine. Il avait dit les grâces, avant d’entamer son repas et depuis, les yeux baissés vers son plat, il gardait un maintien convenant davantage à un moine qu’à un prince. Il répondait à peine aux tentatives de conversation de sa jeune belle-mère et quand la robe de brocart argenté de Parisina frôlait sa jambe il se reculait imperceptiblement. Son manège n’échappa pas à son père, qui lui lança soudain :

— Mange, bois et réjouis-toi, Ugo ! Que diable, tu n’es pas encore prêtre. Comporte-toi en prince, non en couventine.

Ainsi apostrophé, Ugo releva la tête. Un éclair brilla dans ses yeux. D’un geste nerveux, il saisit sa coupe d’or, la vida d’un trait, puis, la reposant avec un sourire dédaigneux :

— Si c’est là geste de prince, voilà qui est fait.

Nicolo haussa les épaules et se remit à boire pour son propre compte, mais Parisina tressaillit. Les yeux noirs d’Ugo étaient maintenant posés sur elle avec une très visible admiration. Elle lui sourit mais détourna très vite les yeux, murmurant un peu nerveusement :

— Votre père n’admet pas que l’on puisse agir autrement que lui-même. Il ne comprend pas…

— Moi, fit Ugo sans cesser de la regarder, il est ici bien d’autres choses que je ne comprends pas.


Les jours qui suivirent, Parisina ne rencontra guère Ugo. Alléguant sa santé compromise, le jeune homme quittait à peine son appartement, où son confesseur lui rendait visite chaque matin. Dans tout le palais, on commentait inlassablement la haute piété de ce trop beau garçon, si visiblement fait pour l’amour. Et les servantes ne se gênaient pas pour murmurer qu’il était bien dommage qu’aucune femme ne pût espérer faire un jour vibrer son cœur.

Or justement, il y avait au palais une femme qui, depuis le jour de son arrivée, s’était juré de conquérir l’amour du jeune homme. Cette femme, c’était Parisina.

La vue d’Ugo lui avait fait comprendre que le sentiment qu’elle éprouvait pour le duc n’était qu’une pâle copie de l’amour. L’amour, elle savait maintenant ce que c’était. Elle l’avait su à l’instant précis où Ugo l’avait regardée. C’était une flamme brûlante, insatiable et dévorante, qui ne laissait au cœur ni trêve ni repos. D’un seul coup, tout l’univers quotidien et magnifique qui l’entourait avait pris les couleurs effacées d’un décor qui a trop servi. Seule, sur un immense désert, se détachait la figure brune d’Ugo, sa silhouette athlétique… Même ses nuits solitaires avaient cessé de lui être pénibles. Bien au contraire, c’était la présence de Nicolo qui lui était maintenant désagréable. Elle préférait cent fois demeurer seule dans son immense lit, ne fût-ce que pour pouvoir rêver à son aise à celui qu’elle aimait.

— Tôt ou tard, se promettait-elle, Ugo m’aimera, Ugo sera à moi…

Mais comment mener à bien son entreprise de séduction si elle ne parvenait jamais à le rencontrer ?

Profitant d’une des multiples absences de son époux, et du passage à Ferrare d’un célèbre chanteur vénitien, elle fit dire à Ugo qu’elle souhaiterait que pour entendre l’artiste, il quittât sa chambre et vînt souper avec elle. À sa grande surprise, il accepta.


Afin que la soirée fût plus agréable et plus intime, Parisina décida que le souper et le concert auraient lieu dans l’une des maisons de campagne du duc, proche de Ferrare. Le temps exceptionnellement doux permit de dresser la table dans la loggia ombragée d’une treille pourpre. Au-delà, c’était l’eau clapotante d’un étang, la nuit tiède, le chant du rossignol luttant de mélodie avec le chanteur vénitien. Et le charme de cette nuit marqua d’un trait de feu l’âme d’Ugo.

Assis auprès de Parisina, il ne pouvait détacher son regard de la jeune femme. Toute vêtue de soie blanche, légère et fine, largement décolletée, des perles dans ses cheveux noirs, Parisina avait tout mis en œuvre pour séduire celui qu’elle aimait. Jamais ses yeux n’avaient été si brillants, ses lèvres si fraîches. L’enchantement de la nuit rejoignait celui de la jeune femme et les vins capiteux faisaient le reste pour composer un redoutable philtre auquel le naïf jeune homme ne résista pas longtemps. Comme il demeurait silencieux, buvant cependant coupe sur coupe, Parisina se pencha vers lui :

— Mon très doux seigneur, pourquoi êtes-vous si triste ? Ce souper ne vous sied-il pas ?

— Il ne me sied que trop et j’ai honte d’y prendre tant de plaisir. Mais cette nuit merveilleuse, cette musique si douce… et vous, Madona, qui êtes si belle. Il y a des moments où j’envie si férocement mon père qu’il me semble le haïr. Il a tout, puisque vous l’aimez.

— Qui vous a dit que je l’aimais ?

— N’êtes-vous pas sa femme ?

— Être l’épouse ou être l’amante ne sont pas la même chose, Ugo. Non, je n’aime pas votre père. Je l’ai épousé parce qu’une fille n’a pas le droit de dire non lorsque son père commande. J’étais résignée… mais vous êtes venu.

— Ne dites pas cela ! C’est un crime de convoiter le bien d’autrui… surtout si c’est celui de votre père.

— Votre père fait fi de ce bien que vous jugez si précieux. Il préfère les filles de mariniers ou les chanteuses. Ugo, Ugo, c’est vous que j’attendais, c’est vous que j’aurais dû épouser. C’est à vous que je veux appartenir.

Elle se rapprochait de lui, tentante, parfumée. Ugo eut un vertige. Depuis son arrivée, l’image de Parisina hantait ses nuits. Il avait tenté de la chasser par la prière et la pénitence mais chaque soir la retrouvait plus forte et plus dangereuse. Et là, dans cette loggia, elle donnait une réalité à ses rêves. Il n’avait qu’un geste à faire pour qu’elle fût dans ses bras… et ce geste, elle lui demandait presque de le faire. Dans une ultime défense, il secoua la tête.

— Non… Ce serait un péché !

— Le seul péché, c’est de refuser l’amour quand il se présente. Je t’aime Ugo, et je n’aime que toi.

Elle était contre lui maintenant et elle l’entourait de ses bras frais. Ugo eut un éblouissement. Presque malgré lui, il la prit dans ses bras, sentit, sous la soie vraiment très légère, un corps souple et chaud dont le contact lui fit perdre la tête. Il aurait fallu être un saint pour résister plus longtemps à cette affolante tentation, et Ugo n’était pas tout à fait un saint. D’un geste brusque, il renversa le flambeau qui seul éclairait la loggia et coucha la jeune femme sur les coussins.