Le soir venu, on déposa la jeune morte dans l’église d’Ognissanti, proche du palais Vespucci, où elle allait dormir son dernier sommeil. Mais quand la foule se fut retirée et que le sacristain voulut fermer l’église, il s’aperçut qu’il y avait encore quelqu’un. Un jeune homme tout vêtu de noir était resté là et, à genoux sur la dalle qui dérobait le divin visage, il sanglotait éperdument, balbutiant à travers ses larmes :
— Je le savais… je le savais, moi, qu’elle ne reviendrait plus…
C’était Sandro Botticelli…
III
Meurtre dans la cathédrale
Ce soir-là, à Rome, il faisait un temps épouvantable. C’était la semaine sainte de l’année 1478 mais, en dépit de l’approche de Pâques, les églises ne faisaient pas recette. Le mauvais temps d’abord, qui poussait les Romains à rester chez eux, et puis le fait que la Ville éternelle, sur laquelle régnait depuis sept ans le pape Sixte IV, était tout ce que l’on voulait sauf sûre dès que le jour baissait. Dans cet immense coupe-gorge délabré et crasseux les factions rivales des Orsini et des Colonna s’en donnaient à cœur joie sans que la police pontificale tentât quoi que ce soit pour les ramener à la raison.
Néanmoins, dans un petit cabinet bien clos, niché au cœur d’un superbe palais de la place Saint-Apollinaire, quatre hommes tenaient un conciliabule tellement passionné qu’ils ne prêtaient attention ni aux rafales de pluie ni aux hurlements qui s’élevaient de temps en temps de la nuit criminelle.
Bien différents, ces quatre hommes… Le premier était le maître du logis, le seigneur Jérôme Riario, gros garçon brutal, ancien gratte-papier à la douane de Savone mais neveu de Sa Sainteté Sixte IV et devenu du coup l’un des plus fastueux seigneurs de Rome. Un seigneur mal décrassé peut-être mais marié à une bâtarde princière, l’intrépide Catherine Sforza, et tellement cousu d’or qu’il n’était personne à Rome qui ne se déclarât son ami.
Le second était notre ancienne connaissance Francesco dei Pazzi, devenu banquier du Vatican, ce qui lui permettait de monter encore de juteuses affaires malgré sa banque florentine aux trois quarts ruinée par les Médicis. Celui-là suait tellement la haine que son maigre visage en était à présent jaune de fiel et sa conversation se bornait à une idée fixe : abattre, d’une façon ou d’une autre, les Médicis exécrés. Une idée que partageait amplement Riario depuis que, ayant acquis par la grâce de son oncle la ville romagnole d’Imola, il avait dû apprendre à compter avec Laurent de Médicis, ami de Venise avec laquelle il le prenait en tenaille, et couché à sa porte comme un tigre prêt à mordre. Tant que celui-là serait en vie, Riario ne pourrait espérer étendre ses possessions en Romagne.
Le troisième, Salviati, était un prêtre, et même un évêque… encore que simplement nominal. Lui aussi détestait les Médicis avec lesquels il avait eu très souvent maille à partir.
Quant au quatrième, Jean-Baptiste de Montesecco, qui se disait condottiere, il s’agissait d’un homme de main capable de n’importe quelle besogne vile ou sanglante en échange d’une poignée d’or.
Ces quatre personnages, réunis pour mettre au point l’opération au cours de laquelle les Médicis trouveraient la mort, sortaient tout droit du Vatican, où le Saint-Père les avait reçus… pour parler de la même affaire. La conversation, qui ressemblait assez à un dialogue de sourds, faisait honneur en réalité à la duplicité du Saint-Père, plus encore qu’à son sens de la diplomatie.
À Montesecco lui représentant qu’il serait bien difficile d’abattre Laurent, sans exterminer aussi Julien et peut-être quelques autres, Sixte IV avait répondu :
— J’exige qu’il n’y ait pas mort d’homme. Laurent a beau être un coquin, pour rien au monde je ne voudrais sa mort mais seulement le changement de l’État.
— On fera ce qu’on pourra pour que cela n’arrive pas, dit Riario, qui avait été à bonne école. Mais si cela arrivait, Votre Sainteté pardonnerait bien au meurtrier ?
— Tu es bête. Je te le répète, je ne veux la mort de personne. Allez et faites comme vous l’entendez, mais qu’on n’ôte la vie à personne !
— Au moins, Saint-Père, dit à son tour Salviati, laissez-nous mener la barque. Nous la dirigerons sûrement.
— Bien entendu, je vous donne toute ma confiance, mon fils, et je consens à tout ce que vous déciderez pour le plus grand bien de Florence… et de l’Église.
Ayant ainsi compris à demi-mot, les quatre conjurés étaient rentrés chez Riario pour y mettre au point les derniers détails de leur projet. Le pape avait fourni le prétexte de fêtes à Florence en nommant un autre de ses neveux, le jeune Rafaël Riario, qui n’avait que dix-sept ans, cardinal-archevêque de Pérouse et en décidant qu’il partirait sur l’heure occuper son siège pontifical. Or, pour gagner Pérouse, le mieux était de passer par Florence, et les Médicis avaient fait dire qu’ils recevraient la nouvelle Éminence avec tous les honneurs dus à son rang.
À l’aube, les conjurés, moins Riario qui ne pouvait se mouiller en personne, prirent la route de Florence, ou tout au moins de Montughi, où le vieux Jacopo dei Pazzi les attendait dans sa propriété de campagne, loin des oreilles indiscrètes. Quelques détachements des troupes pontificales prirent également la route de Florence pour se tenir à proximité et être sur place afin de ramener l’ordre quand « la chose » serait faite.
Une troupe de jeunes militants pleins d’ardeur envahit bientôt la villa de Montughi. Il y avait là Napoleone
Francezi, Bernardo Bandini, Jacopo Bracciolini et quelques autres, dont le précepteur de la maison Pazzi et un autre prêtre. Si l’on y ajoute l’archevêque Salviati et le cardinal de Pérouse l’affaire prenait l’allure d’une croisade beaucoup plus que d’une chasse au fauve.
Toujours grand seigneur, Laurent avait décidé de recevoir fastueusement le jeune cardinal Riario. Il y eut des fêtes dont les conjurés pensaient pouvoir se servir pour exécuter leurs noirs desseins, mais chaque fois, l’un des frères Médicis manquait et il fallait avoir les deux ou personne.
On finit par se mettre d’accord sur la grand-messe de Pâques, autrement dit le dimanche 26 avril 1478. On abattrait les deux frères dans la cathédrale Sainte-Marie-des-Fleurs, le Dôme de Florence.
— Il serait tout de même étonnant qu’ils n’assistassent pas tous les deux à la grand-messe du saint jour de Pâques, dit Francesco dei Pazzi avec une vertueuse indignation qui eût été comique en d’autres circonstances. Là, nous les tiendrons et personne ne pourra rien pour eux, car nous veillerons à ce que l’église contienne surtout des gens à nous.
Mais le vieux Jacopo, son père, n’était pas d’accord.
— Tuer le jour de Pâques, dans une église ? Vous ne craignez pas que cela vous porte malheur ?
— Les frères Médicis, c’est l’Antéchrist en deux personnes, riposta Salviati. Dieu, au contraire, sera avec nous. Il présidera à l’exécution, car le signal de l’action sera la sonnette de l’Élévation. Ensuite, nous laverons le Duomo, nous le purifierons, et Dieu sera content…
C’était véritablement faire un arrangement avec le Ciel, mais un arrangement à sens unique, où le second partenaire n’avait pas été consulté.
On se partagea les rôles. À Montesecco, le spadassin, revenait l’honneur de tuer Laurent. Francesco et Bandini abattraient Julien, cependant que Salviati et Bracciolini s’empareraient du palais de la Via Larga… et de tout ce qu’il contenait.
Pourtant, au matin du saint jour de Pâques, alors que les cloches de tous les campaniles déversaient sur Florence une orgie musicale, en contrepoint de l’orgie de lumière à laquelle se livrait le soleil, les conjurés éprouvèrent une première déception : Montesecco, l’âme, la cheville ouvrière de l’opération, manquait à l’appel. Il fut impossible de le retrouver.
— Il faudra le remplacer, dit Francesco. Mes deux frères, Stefano et Antonio, se chargeront du fauve. Je me demande pourtant ce qui a pu lui arriver…
Il lui était simplement arrivé que cette histoire de cathédrale ne lui plaisait pas. Il fallait, selon lui, être un prêtre comme ce Salviati à demi fou pour oser assassiner quelqu’un dans une église. Et sans en avertir personne, le spadassin avait tout doucement pris la clef des champs. Les deux prêtres de la conspiration, qui n’avaient pas de ces délicatesses, se chargèrent joyeusement de sa besogne.
Deuxième déception : Laurent de Médicis, avec une très petite escorte d’amis, arriva à l’heure dite à la messe… mais Julien n’y était pas. Est-ce qu’il allait falloir renoncer une fois encore ? Que non pas ! Il fallait abattre les Médicis ensemble et on les abattrait ce jour-là.
Francesco et Bandini, commis à son assassinat, allèrent tout bonnement le chercher en lui assurant que son frère le réclamait d’urgence.
Si Julien fut un peu surpris de voir les commissions de son frère faites par un ennemi qu’il n’avait pas vu depuis longtemps, il n’en montra rien, se contentant de déclarer sèchement qu’il était seulement un peu en retard, mais que son intention était bien d’aller ouïr la messe.
— Pardonne-moi, dit Francesco, mais j’ai voulu venir te chercher moi-même. Il faut que la brouille cesse entre nous. Celle qui nous séparait n’est plus, et j’ai tant regretté de l’avoir importunée, même un instant. En mémoire de l’ange qui se nommait Simonetta, ne veux-tu pas me pardonner ?
Il y avait deux ans, jour pour jour, que l’Étoile de Gênes avait fermé ses yeux à la lumière du monde et son souvenir était toujours aussi vivace au cœur du jeune homme, la douleur toujours aussi aiguë. C’était parce qu’avant la messe il avait voulu prier seul, un moment, pour elle qu’il s’était mis en retard.
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