D’ailleurs, celui-ci voyait d’un bon œil ce mariage, qui consoliderait ses conquêtes romagnoles et, pour le faire aboutir plus vite, il commença à échanger civilités et présents avec les fils d’Hercule, notamment le cardinal Hippolyte, qui offrait bien des similitudes avec ce qu’il avait été lui-même au temps où il était d’Église.

Durant des mois, les tractations se poursuivirent, lentes, acharnées. Hercule avait les dents longues et, pour mettre la main de son fils dans celle de Lucrèce, formulait de singulières exigences : dot de 200 000 ducats, exemption pour Ferrare du tribut payé à l’Église, cession de villes importantes, etc., une dot d’impératrice devant le montant de laquelle Alexandre regimbait… Pendant ce temps, Lucrèce rêvait sur le portrait de l’homme qu’on lui proposait.

Alphonse d’Este, déjà veuf d’une Sforza, avait vingt-quatre ans. Il était taillé en force, l’œil vif, le cheveu et la barbe bruns, sévère, mais plutôt séduisant. Il n’avait rien du poète, lui. C’était un homme de guerre, dont les seules passions, en dehors des femmes dont il faisait une belle consommation, étaient sa fonderie de canons et ses chevaux, car Ferrare possédait peut-être les plus fameuses écuries d’Europe. Et à considérer ce visage impassible, Lucrèce se prenait à s’inquiéter : lui plairait-elle ? On le disait surtout friand de beautés plantureuses. Elle était mince, frêle, un bibelot plutôt qu’une statue.

Enfin, le 4 septembre, le mariage fut annoncé à Rome et les fêtes se succédèrent en l’honneur des ambassadeurs ferrarais, des fêtes bien dans le ton Borgia : ainsi, le fameux « bal des châtaignes », donné au Vatican la veille de la Toussaint et au cours duquel le pape et ses invités se divertirent de façon bien spéciale. À l’issue du repas, les chandeliers des tables furent posés à terre, en quinconce, puis l’on jeta des châtaignes, qu’une cinquantaine de courtisanes dans le plus simple appareil allèrent ramasser avec leurs dents en marchant sur les mains et les pieds… Après quoi, ces dames furent livrées au plaisir des invités mâles, au vu de tous, et le pape en personne remit de riches présents à ceux qui avaient « honoré » le plus grand nombre d’entre elles… C’était, on le voit, une fête tout à fait de circonstance chez un pape et à la veille de la Toussaint !

Le lendemain, César faisait rassembler dans la cour une troupe de condamnés et les abattait lui-même l’un après l’autre à coups de flèche, démontrant ainsi son habileté d’archer aux applaudissements de toute la cour pontificale. Fabuleusement traités, les ambassadeurs eurent le bon esprit de trouver tout cela charmant.

Enfin, le 20 décembre, Lucrèce, en robe de brocart d’or, épousait Alphonse d’Este par procuration. Une semaine plus tard, le 6 janvier, elle montait sur une mule blanche portant selle d’or et d’argent pour gagner, au milieu d’un splendide cortège, la grande cité de la vallée du Pô où l’attendait l’homme auquel elle appartenait désormais.

II neigeait. D’une fenêtre du Vatican, le pape, les yeux noyés de larmes, regarda s’éloigner puis disparaître, dans la blancheur venue du ciel, la brillante escorte de sa fille bien-aimée. Jamais il ne la reverrait.




IX


La mort du fauve

César, « par la grâce de Dieu » duc de Romagne, de Valentinois et d’Urbino, prince d’Andria, seigneur de Piombino, gonfalonier et capitaine général de l’Église, seigneur de Citta di Castello, de Sienne et d’une foule d’autres lieux, bientôt duc de Toscane peut-être… voilà où en était arrivé le conquérant Borgia au début de l’été 1503.

Plus rien ne semblait devoir lui résister. Il avait écarté, détruit, voire assassiné, tout ce qui pouvait le gêner. À Senigallia, il avait attiré dans un piège ceux de ses condottieri qui semblaient vouloir échapper à sa férule impitoyable, et les avait fait étrangler, chaudement applaudi en cela par Machiavel, devenu son commensal et qui voyait en lui le modèle de son « Prince ».

Il était puissant, implacable, plus sanguinaire et plus avide que jamais, et lorsqu’il séjournait à Rome, le Tibre, chaque nuit, charriait trois ou quatre corps, souvent ceux d’évêques, de prélats ou de seigneurs particulièrement bien rentés et dont le Valentinois s’instituait le légataire universel toujours incontesté. Il régnait par la terreur sur la ville et même sur le pape, qui se faisait cependant son plus fidèle serviteur, empochant joyeusement le produit de ses monstrueuses rapines.

Cela aurait pu durer encore longtemps car la santé d’Alexandre semblait indestructible. Mais ses excès le faisaient grossir de plus en plus et l’été commençant s’annonçait torride. Au début d’août, la malaria, que ramenaient chaque année les grandes chaleurs, entama ses ravages. Mais quand, le 2, mourut le cardinal de Monreale, un Borgia cependant, c’est immédiatement au poison et à César que l’on attribua cette mort opportune d’un homme riche. Elle frappa néanmoins l’imagination du pape.

— Ce mois-ci est fatal aux personnes obèses, soupira-t-il en regardant passer sous ses fenêtres un convoi mortuaire.

Il avait des idées noires et n’augurait rien de bon des événements dont l’Italie était le théâtre ; les Français redescendaient vers Naples y combattre le capitaine espagnol Gonzalve de Cordoue, et l’issue de la bataille était si incertaine que le pape ne savait plus trop à qui offrir ses faveurs et son amitié. Il était pris entre l’enclume et le marteau malgré la puissance de son César.

Aussi, pour échapper aussi bien aux idées sombres qu’à la chaleur accablante accepte-t-il, le 5 août, d’aller avec César souper dans la vigne du cardinal Adrien de Corneto, latiniste distingué possédant de fort beaux jardins. Comme d’habitude, il mange et boit énormément César aussi et, deux jours plus tard, tous deux sont malades… patraques plus exactement, mais les sombres pressentiments assiègent Alexandre plus que jamais.

— Toutes ces maladies dans Rome et les décès quotidiens nous ont effrayé de telle sorte que nous sommes tenté de prendre davantage soin de notre santé que de coutume, dit-il à l’ambassadeur de Venise, Giustiniani.

Et un hibou mort venant s’abattre à ses pieds un instant plus tard, il pousse un long gémissement.

— Mauvais, mauvais présage, balbutie-t-il d’une voix étranglée.

Et, terrifié, il va se coucher.

Il ne se relèvera que le 11, pour l’anniversaire de son élection. Encore y préside-t-il à la messe avec une mine lugubre et si défaite qu’elle impressionne tout le monde et, le service à peine terminé, retourne-t-il dans son lit, dont cette fois il ne sortira plus. Le 18 août, à l’heure des vêpres, il expire après une pénible crise d’étouffement.

César, que l’on a soigné avec des moyens barbares (on l’a enfoui, nu, dans les entrailles d’une mule que l’on venait d’éventrer puis jeté dans un tonneau plein d’eau glacée, dont il est sorti violet et le corps tout pelé… mais vivant), va un peu mieux. Il trouve assez de force pour ordonner à Micheletto de faire fermer toutes les portes du Vatican, puis se traîne chez le cardinal-trésorier et, sous la menace de son épée, reçoit les clefs de la caisse pontificale. Après quoi l’on prépare, à l’abri du pillage, les funérailles du pape.

Elles allaient revêtir un caractère d’horreur presque démoniaque car, après une journée d’exposition, le corps d’Alexandre entra en décomposition. Il était devenu aussi noir qu’un Soudanais. Sa figure et son nez étaient boursouflés, sa bouche grande ouverte, quasi bâillonnée par la masse de la langue enflée. Quant à l’odeur, elle était si insupportable qu’à minuit, six portefaix vinrent prendre le cadavre, le bourrèrent à coups de poing dans un cercueil trop étroit, qu’ils fermèrent tant bien que mal puis emportèrent à Sainte-Marie-des-Fièvres, où ils l’abandonnèrent contre un mur sans le moindre cierge ni le plus petit bout de prière.

César, pour sa part, avait autre chose à faire : assurer sa sécurité et celle de sa fortune. Tandis que ses soldats gardaient les palais pontificaux, empêchant même la réunion du conclave que leur maître prétendait diriger, il appelait Louis XII à son secours, tout en présentant en sous-main des offres de services à Gonzalve de Cordoue. L’idée que l’énorme puissance dont il avait joui si longtemps grâce au pape pouvait lui échapper lui était insupportable…

Pourtant, la loi de l’Église était formelle : le conclave ne se réunirait que lorsque les hommes d’armes et leur chef auraient quitté le Vatican. Enfin, le 1er septembre, on parvient à un accord : César quittera Rome et ne s’en approchera pas durant la vacance du Saint-Siège, mais en échange, sera puni de mort quiconque attentera à la vie du « puissant seigneur gonfalonier et capitaine général de l’Église ».

Et, le lendemain, de fait, César encore affaibli monte en litière tendue de drap cramoisi avec sa mère, Vannozza, qui s’effare devant ce bouleversement de ses douillettes habitudes, et son frère Joffré qui sanglote : Sancia a jugé bon de se faire enlever par Prospero Colonna et ne se soucie plus des Borgia, trop heureuse d’en avoir fini avec eux. On gagne Nepi, ce doux refuge de Lucrèce la lointaine.

Dans Rome où s’infiltrent des bandes françaises, le conclave qui se réunit le 16 septembre est plus qu’orageux. Tous les bannis d’autrefois sont revenus et la ville gronde sous les clameurs de tous ceux qui ont eu peu ou prou à se plaindre des Borgia. Et Dieu sait s’il y en a…

Finalement, comme on ne peut se mettre d’accord, on choisit, selon la coutume facile, un vieillard à moitié mort, le cardinal Piccolomini, qui prend le nom de Pie III et, bien sûr, ne régnera pas vraiment.

César s’est tout d’abord réjoui de cette élection, car il espère régner encore sur ce moribond qui lui montre de l’amitié. Mais son heure est passée. Rome est pleine de ses ennemis. Les parents des condottieri assassinés à Senigallia le chassent à mort. De son côté, Gonzalve de Cordoue fait interdire à tous les soldats et capitaines espagnols de servir sous sa bannière… Cette fois, il faut fuir, et César demande au pape de l’autoriser à gagner son duché de Romagne. Permission qui lui est accordée, mais bien qu’il ait réussi à gagner le château Saint-Ange sous un déguisement de moine, il ne pourra en sortir et c’est dans un cachot qu’il devra attendre l’issue d’une situation qui se dégrade pour lui d’instant en instant.