Cette fois cependant, l’affaire fit du bruit. Le Sénat de Venise tonna, réclamant le châtiment du coupable. Le roi de France protesta par la voie de ses ambassadeurs, Louis de Villeneuve et Yves d’Alègre. Carracciolo menaça d’abandonner le service de Venise pour se faire justice et César, baissant pavillon, plaida non coupable, rejetant l’affaire sur l’un de ses capitaines, Diego Ramirez, que l’on fit opportunément disparaître. Déjà, sur les terres italiennes, le nom de Borgia s’inscrivait en grandes lettres de sang et d’horreur. Mais César s’entendait à choisir ses hommes et leur valeur le faisait provisoirement invincible. Il avait même attiré à lui un homme étrange, le plus grand des peintres, doublé d’un étonnant ingénieur, et qui avait servi longtemps la gloire de Ludovic le More, le puissant duc de Milan. Mais s’il observait son nouveau maître avec la patience et la curiosité d’un entomologiste en face d’un insecte rare, Léonard de Vinci ne parvenait pas à s’attacher réellement à ce conquistador à l’espagnole dont les violences le choquaient.
Un soir, l’armée arriva devant Nepi et, escaladant le sentier du château au galop de son cheval noir, César vint y frapper, demandant pour lui et les siens l’hospitalité d’une nuit. Lucrèce n’avait pas la possibilité de refuser. Il lui fallait ouvrir sa porte, quelque répugnance qu’elle en eût.
Ce fut dans la grande salle du château qu’ils se retrouvèrent face à face, le meurtrier et la veuve de l’assassiné. Le premier contact fut glacial. César retrouvait la femme aux voiles noirs qui l’avait tant exaspéré et Lucrèce, de ses grands yeux bleus délavés par les larmes, observait son frère avec une crainte mêlée de répulsion. Était-ce bien le César d’autrefois, cet homme vêtu de noir de la tête aux pieds, masqué de noir pour cacher les boursouflures de son visage que l’on apercevait tout de même entre les bords de velours et la barbe soigneusement taillée{8} ? Il apparaissait ainsi plus sinistre encore que dans ses pires souvenirs. Pourtant, devant ce visage qui n’osait pas se montrer, la jeune femme éprouva une bizarre pitié.
Après les salutations d’usage, ils allèrent ensemble prendre place à la longue table servie comme par enchantement avec ce faste qui était le signe distinctif des Borgia. Lucrèce ne toucha qu’à peine aux plats mais César dévora un moment en silence.
Ce fut seulement quand sa faim, creusée par la chevauchée, se fut un peu apaisée qu’il entama la conversation. Le moment était venu pour lui d’aborder le but de sa visite car, en détournant son armée jusqu’à Nepi, le Valentinois avait une idée derrière la tête.
— Mes soldats vous seront reconnaissants autant que je le suis moi-même, ma sœur, de cette belle hospitalité que vous leur donnez. Vous êtes, semble-t-il, fort bien logée ici… Le château est beau, commode, bien orné, et je comprends que vous vous y plaisiez. Parce que vous vous y plaisez, n’est-ce pas ?
— Beaucoup.
— Au point… de ne pas souhaiter le quitter ?
Les doigts de Lucrèce serrèrent un peu plus fort la coupe d’or qu’elle s’apprêtait à porter à ses lèvres.
— Comment l’entendez-vous ?
— Mon Dieu… le plus simplement du monde. Vous êtes seule ici, loin de Rome à qui vous manquez. Notre père prend chaque jour de l’âge. Il s’ennuie… et vous regrette.
— Il a tort, car je ne suis pas d’une compagnie bien récréative. Vous en savez la raison, j’imagine… mon frère.
Le mot eut du mal à passer, mais César ignora délibérément l’intention.
— Il est votre père, et il vous aime profondément, Lucrèce. Son rêve le plus cher est de vous voir heureuse.
— Heureuse ? Ne l’étais-je pas quand…
Par les trous du masque, le regard noir de César lança un éclair.
— La fille d’Alexandre ne saurait être heureuse dans un bonheur égoïste où la gloire de la famille n’a rien à voir. Et moi, César, je suis venu vous dire ceci : vous avez vingt ans, Lucrèce. Vous êtes belle, et vous avez autre chose à faire de votre vie que l’ensevelir sous des voiles de crêpe au fond d’une forteresse provinciale. Il faut revenir à Rome où l’on vous attend… et vous remarier.
La jeune veuve se releva si brusquement que son siège tomba à terre avec fracas.
— Me remarier ! Êtes-vous fou, mon frère ? Vous venez me proposer un nouvel époux si peu de temps après que mon pauvre Alphonse…
— Votre pauvre Alphonse était un jeune sot, un couard, qui avait déjà pris la fuite une fois et qui l’aurait prise à nouveau, vous plantant là sans plus de cérémonie si on lui en avait laissé le temps.
— Que ne l’avez-vous laissé fuir, alors ?
— Voulez-vous me dire quel avantage nous en aurions retiré ? Une veuve se remarie… pas une femme séparée. Or, je l’ai déjà dit, il faut vous remarier.
Lucrèce eut un petit sourire sans gaieté :
— Je jurerais que vous avez déjà un candidat… ou plusieurs… Je commence à bien vous connaître.
— -Il y en a plusieurs, en effet. Le plus intéressant serait le propre cousin du roi de France, mon ami Louis de Ligny, un grand capitaine et…
— N’allez pas plus loin. D’ores et déjà, je dis : non. À aucun prix je n’habiterai la France. Je veux rester en Italie… et puis, je vous en prie, ne me parlez plus de mariage. Pas maintenant. C’est… beaucoup trop tôt.
— Comme vous voudrez. Pensez tout de même que l’hiver approche, qu’il est souvent rude par ici et que ce château, si agréable soit-il aux beaux jours, est bien moins confortable que votre palais romain. Il faut songer à votre santé… à celle de votre fils. Croyez-moi : revenez.
César repartit dès l’aube, emmenant avec lui sa troupe bruyante, après le passage de laquelle Nepi retomba dans le silence. Un silence que Lucrèce, peu à peu, trouva pesant. Après tout, cette armée d’hommes, même s’ils traînaient la mort après eux, représentait la jeunesse et la vie… et Lucrèce n’avait que vingt ans, comme César l’avait si bien fait remarquer. Elle avait trop aimé le bal, les arts, les toilettes et l’insouciance pour se condamner sans appel à la vie austère d’une veuve vouée uniquement à l’éducation d’un fils. Sans appel et surtout sans regrets…
Demeurée en face d’elle-même, Lucrèce s’aperçut que son horreur de César avait un peu fondu et, tout à coup, elle se retrouva plus Borgia que Bisceglia et puisque, après tout, plus rien ne pouvait ramener Alphonse à la vie, elle en vint à penser que le mieux était de s’en remettre au destin. Aussi, quand vinrent les premiers froids de l’automne, la fille du pape reprit-elle, non sans un secret soulagement, le chemin de Rome et de sa vie normale.
Alexandre VI retrouva sa fille avec joie. Il avait été heureux de la voir partir mais il était plus heureux encore de la voir revenir. Le langage qu’il lui tint ressembla beaucoup à celui de César : elle avait toute sa vie devant elle et tous les espoirs lui demeuraient permis.
Mais quand il parla d’un nouveau prétendant, en l’occurrence Francesco Orsini, duc de Gravina, Lucrèce refusa net, sans vouloir entendre la plus petite plaidoirie.
— Pourquoi refuses-tu sans savoir ? demanda le pape, surpris.
— Parce que jusqu’à présent, mes maris sont toujours trop mal tombés, mon père… Je ne veux plus me remarier.
Pourtant, un autre nom allait bientôt être prononcé, accolé à celui de Lucrèce, et cette fois, la jeune femme s’accorderait le temps de la réflexion : celui de l’héritier de Ferrare, Alphonse d’Este, fils aîné du duc Hercule, le plus beau parti d’Italie, la maison la plus puissante.
Si puissante même qu’en temps normal, la superbe famille d’Este eût accueilli avec un sourire de mépris l’idée d’une alliance avec une femme d’aussi petite maison que les Borgia et repoussé avec horreur une créature jouissant de la détestable réputation de Lucrèce.
Mais les conquêtes de César avaient bouleversé l’échiquier italien, et singulièrement la conquête de Faenza, qui en avait fait un proche voisin. En outre, les Este, traditionnellement alliés de la France, ne pouvaient demeurer insensibles au fait que le Valentinois bénéficiait d’une certaine faveur à la cour de Louis XII et que son mariage avait rehaussé l’éclat de son nom. Aussi quand, en février 1501, le cardinal de Modène, Jean-Baptiste Ferrari, écrivit au duc Hercule pour proposer discrètement la main de Lucrèce, n’essuya-t-il pas le refus indigné qui eût été normal.
Il ne souleva pas non plus l’enthousiasme. Les Este étaient alliés aussi bien à la maison d’Aragon qu’aux Sforza, et pour eux, le pape Alexandre ou le Diable, c’était à peu près la même chose. La plus acharnée était incontestablement la marquise de Mantoue, la hautaine Isabelle d’Este, fille d’Hercule et sœur de la charmante Béatrice, défunte épouse de Ludovic le More. Arbitre des élégances et des arts dans toute l’Italie, la grande Isabelle, qui connaissait par le menu toutes les histoires les plus infamantes concernant les Borgia, frémit quand elle apprit qu’il était question de faire de Lucrèce sa belle-sœur.
Mais le duc Hercule était un sage et habile politique, ne dédaignant pas d’ailleurs les avantages matériels. Or ces damnés Borgia étaient riches, fabuleusement riches même, et le fameux César en passe de devenir l’un des princes les plus puissants d’Europe pour peu que Dieu, ou le Diable, prêtât vie encore longtemps au pape Alexandre, qui semblait d’ailleurs bâti à chaux et à sable. Les ambassadeurs de Ferrare – et plus encore ses espions – entrèrent en campagne pour démêler ce qu’il y avait de vrai dans la légende noire des Borgia et s’assurer si Lucrèce était véritablement la prostituée assoiffée de sang que l’on dépeignait si aisément.
De son côté, la jeune femme se prit à rêver de ce troisième mariage comme le navire malmené par la tempête rêve des eaux calmes d’un port sûr. Ferrare, puissante, solide, à peu près imprenable, pouvait lui être ce port. L’antique et noble maison d’Este absorberait Lucrèce Borgia, dont on oublierait avec le temps les étranges mariages. Enfin, devenue l’épouse d’Alphonse d’Este, elle échapperait à jamais à l’emprise de César. Elle cesserait d’être sa chose obéissante et soumise.
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