Il vérifia dans le rétroviseur que ce dernier, comme à son accoutumée, attendrait qu’il ait tourné au coin de la rue pour s’autoriser à rentrer dans l’immeuble.

– Vieux crouletabille ! Tu es né à Chicago, toute ta famille est née à Chicago ! marmonna-t-il.

Il enclencha son téléphone portable dans un réceptacle et appuya sur la touche où était mémorisé le numéro du domicile de Jonathan. Il s’approcha du micro fiché dans le pare-soleil et hurla :

– Je sais que tu es chez toi ! Tu n’as pas idée de ce que ton filtrage peut m’agacer. Quoi que tu sois en train de faire, il te reste neuf minutes. Bon, tu as intérêt à être là !

Il se pencha pour changer la fréquence du poste de radio abrité dans la boîte à gants. En se redressant, il découvrit à une distance encore raisonnable de sa calandre une femme qui traversait la chaussée. Une attention plus particulière lui fit prendre conscience qu’elle marchait au rythme de ce pas que parfois l’âge impose. Les pneus abandonnèrent quelques rubans de gomme noire sur l’asphalte. Quand la voiture fut arrêtée, Peter rouvrit les paupières. La femme poursuivait sa traversée, paisible. Les mains encore crispées sur le volant, il inspira, défit sa ceinture et se déplia à l’extérieur du coupé. Il se précipita et se confondit en excuses, entraînant la vieille dame par le bras pour l’aider à parcourir les quelques mètres qui la séparaient du trottoir.

Il lui tendit sa carte, et s’excusa. Usant de tout son charme, il jura que la culpabilité de lui avoir infligé une telle frayeur le rongerait pendant une bonne semaine. La vieille dame avait l’air très étonné. Elle le rassura en agitant sa canne blanche. Seule son ouïe défaillante expliquait le sursaut qu’elle n’avait pu réprimer quand il l’avait si galamment saisie par le coude pour l’aider à traverser. Peter ôta du bout des doigts un cheveu égaré sur la gabardine de la femme et la laissa à sa journée, reprenant le cours de la sienne. Il recouvra ses esprits dans l’odeur familière du vieux cuir qui envahissait l’habitacle. Il poursuivit à douce allure sa route vers le domicile de Jonathan. Au troisième feu, il sifflotait déjà.


*


Jonathan grimpait les marches de la ravissante maison qu’il habitait dans le quartier du vieux port. Au dernier étage, la porte de l’escalier s’ouvrait sur l’atelier sous verrière où sa compagne peignait. Anna Valton et lui s’étaient rencontrés un soir de vernissage. Une fondation appartenant à une riche et discrète collectionneuse de la ville présentait le travail d’Anna. En examinant les tableaux exposés dans la galerie, il lui avait semblé que l’élégance d’Anna était omniprésente dans sa peinture. Son style appartenait à un siècle auquel il avait consacré sa carrière d’expert. Les paysages d’Anna étaient infinis, il usa de mots choisis pour les lui commenter. Le sentiment d’un professionnel à la renommée aussi prestigieuse que celle de Jonathan alla droit au cœur de la jeune femme qui exposait pour la première fois ses toiles.

Depuis lors, ils ne s’étaient presque plus quittés et au printemps suivant, ils avaient emménagé près du vieux port dans cette maison, qu’Anna avait choisie. La pièce où elle passait la plus grande part de ses journées et certaines de ses nuits jouissait d’une vaste verrière. Aux premières heures du matin, la lumière irradiait le lieu, l’imprégnant d’une atmosphère teintée de magie. L’immense parquet blond aux larges lattes filait du mur en briques blanches apparentes jusqu’aux grandes fenêtres. Lorsqu’elle abandonnait son pinceau, Anna aimait venir griller une cigarette, assise sur l’un des rebords en bois d’où la vue s’étendait sur toute la baie. Quel que soit le temps, elle soulevait les guillotines qui coulissaient aisément sur des cordeaux de chanvre, et humait le mélange suave du tabac et des embruns portés par la mer.

La Jaguar de Peter se rangea le long du trottoir.

– Je crois que ton ami est là, dit-elle en entendant Jonathan derrière elle.

Il s’approcha et la prit dans ses bras, plongeant sa tête dans l’ombre de son cou pour un baiser. Anna frissonna.

– Tu vas faire attendre Peter !

Jonathan passa sa main par le col de la robe en coton et puis la fit glisser sur les seins d’Anna. Les coups de klaxon redoublèrent, elle le repoussa gaiement.

– Ton témoin est un tantinet gênant, allez, file à ta conférence, plus vite tu seras parti et plus vite tu seras revenu.

Jonathan l’embrassa à nouveau et s’éloigna à reculons. Lorsque la porte de l’entrée claqua, Anna alluma une nouvelle cigarette. En contrebas, la main de Peter apparut un instant hors de l’habitacle pour la saluer alors que la voiture s’éloignait. Anna soupira et détourna son regard vers le vieux port où tant d’immigrants avaient jadis accosté.

– Pourquoi n’es-tu jamais à l’heure ? demanda Peter.

– À ton heure ?

– Non, à celle où les avions décollent, où les gens se donnent rendez-vous pour déjeuner ou dîner, l’heure qui est sur nos montres, mais toi tu n’en portes pas !

– Tu es esclave du temps, moi je résiste.

– Quand tu dis un truc pareil à ton psy, est-ce que tu sais qu’il n’écoute plus un traître mot de ce que tu lui dis ensuite ? Il se demande si, grâce à toi, il va pouvoir s’acheter la voiture de ses rêves en version coupé ou en cabriolet.

– Je n’ai pas de psy !

– Tu ferais bien de reconsidérer la chose. Comment te sens-tu ?

– Et toi, qu’est-ce qui te met d’aussi bonne humeur ?

– Tu as lu les cahiers « Arts et Culture » du Boston Globe ?

– Non, répondit Jonathan en regardant par la fenêtre.

– Même Jenkins les a lus ! Je me fais assassiner par la presse !

– Ah oui ?

– Tu l’as lu !

– Un tout petit peu, répondit Jonathan.

– Un jour à la fac, je t’ai demandé si tu avais couché ou pas avec Kathy Miller dont j’étais amoureux, tu m’as répondu : « Un petit peu. » Tu pourrais me définir ce que tu veux dire par « un petit peu » ? Ça fait vingt ans que je me demande…

Peter frappa sur son volant.

– Non mais, tu as vu ce titre racoleur : « Les dernières ventes du commissaire-priseur Peter Gwel sont décevantes ! » Qui a battu un record historique inégalé depuis dix ans pour un Seurat ? Qui a fait la plus belle vente de Renoir de ces dix dernières années ? Et la collection de Bowen avec son Jongkind, son Monet, son Mary Cassatt et les autres ? Et qui a été l’un des premiers à défendre Vuillard ? Tu as vu ce qu’il cote maintenant !

– Peter, tu te fais du mal pour rien, le métier de la critique c’est de critiquer, c’est tout.

– J’ai trouvé quatorze messages inquiets de mes associés de Christie’s sur mon répondeur, voilà ce qui me fait du mal !

Il s’arrêta au feu rouge et continua de maugréer. Jonathan attendit quelques minutes et tourna le bouton de la radio. La voix de Louis Armstrong s’envola dans l’habitacle. Jonathan remarqua une boîte posée sur la banquette arrière.

– Qu’est-ce que c’est ?

– Rien ! grommela Peter.

Jonathan se retourna et en détailla le contenu, hilare.

– Un rasoir électrique, trois chemises lacérées, deux jambes de pyjama, séparées l’une de l’autre, une paire de chaussures sans lacets, quatre lettres déchirées, le tout aspergé de ketchup… Tu as rompu ?

Peter se contorsionna pour faire glisser le petit carton au sol.

– Tu n’as jamais eu de mauvaise semaine ? reprit Peter en augmentant le volume de la radio.

Jonathan sentait son trac monter, il en fit part à son ami.

– Tu n’as aucune raison d’avoir le trac, tu es incollable.

– C’est exactement le genre de considération idiote qui vous envoie droit dans le mur.

– Je me suis fait une de ces frayeurs au volant, dit Peter.

– Quand ?

– En sortant de chez moi, tout à l’heure.

La Jaguar redémarra et Jonathan regarda défiler par la fenêtre les anciennes bâtisses du vieux port. Ils prirent la voie rapide qui conduisait à l’aéroport de Logan International.

– Comment va ce cher Jenkins ? demanda Jonathan.

Peter parqua sa voiture sur l’emplacement qui faisait face à la guérite du vigile. Il lui glissa discrètement un billet au creux de la main pendant que Jonathan récupérait sa vieille sacoche dans la malle arrière. Ils remontèrent la travée du parking où leurs pas se faisaient écho. Comme chaque fois qu’il prenait l’avion, Peter perdit patience lorsqu’on lui demanda d’ôter sa ceinture et ses chaussures après qu’il eut fait sonner trois fois le portique de sécurité. Il marmonna quelques mots peu aimables et l’officier en charge inspecta son bagage jusqu’au moindre détail. Jonathan lui fit signe qu’il l’attendrait comme d’habitude près du kiosque à journaux. Lorsque Peter l’y rejoignit, il était plongé dans les pages d’un livre de Milton Mezz Mezrow, une anthologie du jazz. Jonathan acheta le livre. L’embarquement se fit sans encombre et le vol partit à l’heure. Jonathan refusa le plateau-repas qui lui était proposé, abaissa le petit volet du hublot, alluma la lampe de courtoisie et se plongea dans les notes de la conférence qu’il s’apprêtait à donner dans quelques heures. Peter feuilleta le magazine de la compagnie, puis la notice de sécurité, enfin le catalogue des achats à bord qu’il connaissait par cœur. Puis il se balança dans son fauteuil.

– Tu t’ennuies ? demanda Jonathan sans lever les yeux du document qu’il consultait.

– Je pense !

– C’est bien ce que je disais, tu t’ennuies.

– Pas toi ?

– Je révise ma conférence.

– Tu es possédé par ce type, rétorqua Peter en reprenant la notice de sécurité du 737.

– Passionné !

– À ce niveau d’obsession, mon vieux, je me permets d’insister sur la nature possessive de la relation qu’entretient ce peintre russe avec toi.