– Vladimir Radskin est mort à la fin du XIXe siècle, je n’entretiens aucune relation avec lui, mais avec son œuvre.

Jonathan replongea dans sa lecture, le temps d’un court instant de silence.

– Je viens d’avoir une impression de « déjà vu », dit Peter narquois jusqu’au bout des lèvres, mais c’est peut-être parce que c’est la centième fois que nous avons cette conversation.

– Qu’est-ce que tu fais dans cet avion si tu n’as pas le même virus que moi, hein ?

– Un, je t’accompagne ; deux, je fuis les appels de mes collègues traumatisés par l’article d’un crétin dans le Boston Globe ; et trois, je m’ennuie.

Peter prit un feutre dans la poche de sa veste et fit une petite croix sur le papier quadrillé où Jonathan rédigeait ses ultimes annotations. Sans quitter du regard l’iconographie qu’il étudiait, Jonathan dessina un rond à côté de la croix tracée par Peter. Aussitôt, ce dernier le borda d’une autre croix et Jonathan traça le rond suivant à la diagonale…


Le vol se posa avec dix minutes d’avance sur l’horaire annoncé. Ils n’avaient enregistré aucun bagage et un taxi les conduisit jusqu’à leur hôtel. Peter regarda sa montre et annonça qu’ils disposaient d’une bonne heure avant la conférence. Après s’être enregistré auprès de la réception, Jonathan monta se changer. La porte de sa chambre se referma derrière lui sans bruit. Il posa sa sacoche sur le petit secrétaire en acajou face à la fenêtre et s’empara du téléphone. Lorsque Anna décrocha, il ferma les yeux et se laissa guider par sa voix, comme s’il était auprès d’elle dans l’atelier. Toutes les lampes y étaient éteintes. Anna avait pris appui sur le rebord de la fenêtre. Au-dessus d’elle, par la large verrière, quelques brillances d’étoiles qui résistaient aux halos des lumières de la ville se dispersaient, délicates broderies sur une étole pâle. Les embruns de la mer venaient fouetter les carreaux anciens, réunis par des bordures de plomb. Ces derniers temps, Anna s’éloignait de Jonathan, comme si les rouages d’une mécanique fragile s’étaient grippés depuis qu’ils avaient décidé de se marier. Les premières semaines Jonathan interprétait la distance qu’elle mettait entre eux comme une peur face à l’engagement d’une vie. Pourtant, c’était elle qui avait souhaité plus que tout cette célébration. Leur ville était aussi conservatrice que le milieu de l’art dans lequel ils évoluaient. Après deux années passées ensemble, il était de bon ton d’officialiser leur union. Les visages de la société bostonienne le suggéraient un peu plus à chaque cocktail mondain, à chaque vernissage, à chaque grande vente aux enchères.

Jonathan et Anna avaient cédé à la pression de la société mondaine. La bonne apparence de leur couple était aussi le gage de la réussite professionnelle de Jonathan. À l’autre bout de la ligne téléphonique Anna se taisait, il écouta sa respiration et devina ses gestes. Les longs doigts de la main d’Anna se perdaient dans sa dense chevelure. En fermant les yeux, il aurait presque pu sentir sa peau. À la fin du jour, son parfum se mélangeait aux essences de bois, imprégnant chaque recoin de l’atelier. Leur conversation s’acheva sur un silence, Jonathan reposa le combiné et rouvrit les yeux. Sous ses fenêtres, un flot continu de voitures s’étirait en un long ruban rouge. Un sentiment de solitude l’envahit, comme chaque fois qu’il était loin de chez lui. Il soupira, se demandant pourquoi il avait accepté cette conférence. L’heure tournait, il défit son bagage à main et choisit une chemise blanche.


Jonathan inspira avant d’entrer sur la scène. Il fut accueilli par des applaudissements, puis le public s’estompa dans une semi-obscurité. Il prit place derrière un pupitre équipé d’une petite lampe en cuivre qui veillerait sur son texte comme une souffleuse ; Jonathan maîtrisait son exposé ; il savait son discours de cœur. Le premier tableau de l’œuvre de Vladimir Radskin qu’il présentait ici ce soir fut projeté dans son dos sur un immense écran. Il avait choisi de faire défiler les toiles du peintre russe par ordre chronologique inverse. Une première série de scènes de campagne anglaise illustrait le travail que Radskin avait accompli à la fin de sa vie écourtée par la maladie.

Radskin avait peint ses dernières œuvres depuis sa chambre, que sa santé lui interdisait de quitter. Il y mourut à l’âge de soixante-deux ans. Deux portraits majeurs de Sir Edward Langton, l’un en pied, l’autre assis derrière un bureau en acajou, représentaient ce collectionneur et marchand de renom qui fit de Vladimir Radskin son protégé. Dix tableaux s’attachaient à traduire avec une sensibilité infinie la vie des pauvres dans les faubourgs de Londres à la fin du XIXe siècle. Seize autres complétèrent la présentation de Jonathan. Bien qu’il ignorât la période exacte à laquelle il les avait réalisées, leurs thèmes renvoyaient à la jeunesse du peintre en Russie. Six de ses premières œuvres, toutes commandées par le tsar lui-même, montraient des personnalités de la cour, dix autres de la seule inspiration du jeune artiste illustraient la misère de la population. Ces scènes de rues furent à l’origine de l’exil forcé de Radskin qui dut quitter précipitamment et à jamais sa terre natale. Alors que le tsar lui consacrait une exposition dans sa galerie personnelle du palais de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg, Vladimir avait accroché certaines de ses peintures qui firent scandale. L’empereur lui voua une haine aussi farouche que soudaine pour avoir dépeint avec plus de fidélité les souffrances de son peuple que l’excellence de son règne. L’histoire racontait que lorsque le conseiller aux affaires culturelles de la cour l’interrogea sur les raisons d’un tel comportement, Vladimir répondit que si l’homme dans sa quête de puissance se nourrissait du mensonge, sa peinture était soumise à la règle contraire.

L’art, dans ses moments de faiblesse, ne pouvait au pire qu’embellir. Le dénuement du peuple russe était-il moins digne d’être représenté que le tsar lui-même ? Le conseiller, qui estimait le peintre, le salua d’un geste amer. Il ouvrit une porte dérobée dans la grande bibliothèque emplie de précieux manuscrits et convia le jeune homme à fuir au plus vite avant que la police secrète ne vienne le chercher. Il ne pouvait désormais plus rien pour lui. Après avoir emprunté un escalier tortueux, Vladimir parcourut un long corridor sombre, telle une sente qui menait à l’enfer. Se guidant dans l’obscurité de ses seules mains qu’il écorchait sur des parois râpeuses, il se dirigea vers l’aile ouest du palais, passant de souterrains où il devait se voûter, en caves aux pierres humides. De vieux rats slaves qui erraient en sens inverse frôlaient son visage, s’intéressant parfois de trop près à cet intrus qu’ils suivaient alors et mordaient aux chevilles.

Lorsque la nuit tomba enfin, Vladimir remonta à la surface et trouva refuge sur le plateau d’une charrette, caché dans une balle de vieille paille usée par les chevaux de l’empereur. Il s’y dissimula pour attendre le lever du jour et fuir le palais à la faveur de l’agitation du matin.

Tous les tableaux de Vladimir avaient été saisis l’après-midi même. Ils brûlaient, alimentant la cheminée monumentale d’un grand banquet que donnait le conseiller du tsar. La fête dura quatre heures.

À minuit les convives se précipitèrent aux fenêtres pour se divertir du spectacle qui leur était offert dans l’enceinte du palais. Tapi dans l’ombre d’une alcôve, Vladimir assista à un assassinat. Sa femme Clara, arrêtée dans la soirée, fut entraînée par deux gardes jusqu’au lieu de son supplice. Dès qu’elle apparut dans la cour, ses yeux ne quittèrent plus les étoiles. Douze fusils se levèrent. Vladimir supplia le ciel pour qu’elle détourne son regard et croise une ultime fois le sien. Elle n’en fit rien, elle inspira profondément, douze coups de feu claquèrent. Ses jambes s’abandonnèrent et son corps déchiré s’effondra sur la neige épaisse et maculée. L’écho de son amour s’évada par-delà le mur d’enceinte et le silence régna. À la lumière de la douleur qui l’étreignait, Vladimir découvrit que la vie était plus forte que son art. L’accord parfait de toutes les couleurs du monde n’aurait pu dépeindre sa peine. Cette nuit-là, le vin qui coulait à flots sur les tables allait pour lui se mêler au sang perdu du corps de Clara abandonné à la mort. Des ruisseaux rouge carmin firent fondre le manteau blanc et dessinèrent des épigraphes sur les pavés dénudés qui pointaient leur tête sombre comme autant d’éclats noirs dans le cœur du peintre. Vladimir emporta en mémoire l’une de ses plus belles œuvres qu’il réalisa à Londres dix années plus tard. Il reconstitua au fil des années d’exil celles de sa période russe détruites, en les modifiant car plus jamais Vladimir ne peignit de corps ou de visage de femme et plus jamais la moindre touche de rouge n’apparut dans sa peinture.

La dernière diapositive s’effaça de l’écran. Jonathan remercia l’assemblée qui saluait sa conférence par de nombreuses ovations. Les applaudissements semblaient peser sur ses épaules comme autant de fardeaux qui tourmentaient sa discrétion. Il se courba, et caressa la couverture de son dossier, redessinant du doigt le pourtour des lettres qui formaient le nom de Vladimir Radskin. « C’est toi qu’ils saluent, mon vieux », murmura-t-il. Les joues empourprées, il ramassa sa sacoche et salua une dernière fois l’assistance d’un geste de main maladroit. Dans la salle, un homme se leva et l’interpella, Jonathan serra sa sacoche contre sa poitrine et fit de nouveau face au public. L’homme se présenta à haute et claire voix.

– Frantz Jarvitch, de la revue Art and News. Monsieur Gardner, trouvez-vous normal qu’aucun tableau de Vladimir Radskin ne soit exposé dans un grand musée ? Pensez-vous que les conservateurs le négligent ?