Les deux amis n’échangèrent aucun mot dans la voiture. La sirène de police ouvrait la route devant eux. Jonathan avait appuyé sa tête contre la vitre, les yeux embués, il regardait défiler au loin les grues du vieux port. Peter le prit sous son épaule et le serra contre lui.

Quand ils arrivèrent devant la chambre de Clara, Jonathan se retourna vers son meilleur ami et le regarda longuement.

– Est-ce que tu peux me promettre quelque chose, Peter ?

– Tout ce que tu voudras !

– Quel que soit le temps que cela te prendra, il faudra que tu rendes justice à Vladimir. Jure-moi que, quoi qu’il arrive, tu iras jusqu’au bout. C’est ce que Clara aurait voulu.

– Je te le jure, nous le ferons ensemble, je n’abandonnerai pas.

– Il faudra que tu le fasses tout seul, mon vieux, moi je ne pourrai plus.

Jonathan ouvrit doucement la porte de la chambre. Dans la pénombre, Clara respirait faiblement.

– Tu veux quitter Boston ? demanda Peter.

– En quelque sorte, oui.

– Où comptes-tu aller ?

Jonathan prit son ami dans ses bras.

– Moi aussi, j’ai fait une promesse, tu sais. Je vais emmener Clara marcher le long des quais… la prochaine fois.

Il entra dans la pièce et referma la porte. Peter entendit le bruit de la clé qui tournait dans la serrure.

– Jonathan, qu’est-ce que tu fais ? demanda-t-il inquiet.

Il tambourina contre le montant, mais son ami ne lui répondit pas.

Jonathan s’assit sur le lit auprès de Clara. Il enleva sa veste et remonta la manche de sa chemise. Il retira l’aiguille de la poche de perfusion et la fit pénétrer dans son propre bras, reliant leurs deux corps. Quand il s’allongea près d’elle, le sang de Clara coulait déjà lentement dans ses veines. Il caressa sa joue pâle et approcha sa bouche de son oreille.

– Je t’aime, sans savoir m’arrêter de t’aimer, sans savoir comment ni pourquoi. Je t’aime ainsi car je ne connais pas d’autre façon. Où tu n’existes pas, je n’existe pas non plus.

Jonathan posa ses lèvres sur la bouche de Clara et pour la dernière fois de sa vie, tout se mit à tourner autour de lui.


*


L’automne naissait à peine. Peter marchait seul sur les pavés du marché à ciel ouvert. Son téléphone portable sonna.

– C’est moi, dit la voix au bout du téléphone. On l’a coincée. Je t’avais promis les meilleurs experts du pays, et j’ai tenu parole, nous avons identifié la toxine. J’ai le témoignage du barman qui a formellement reconnu Mme Walton. Et puis je t’ai gardé le meilleur pour la fin, sa fille est prête à témoigner. La vieille ne sortira plus jamais de prison. Tu viendras à San Francisco un de ces jours ? Natalia serait contente de te voir, ajouta Pilguez.

– Promis, avant Noël.

– Que comptes-tu faire avec les tableaux ?

– Je vais tenir une promesse, moi aussi.

– Il faut quand même que je te dise quelque chose, mais je te jure que je garderai ça pour moi. Comme tu me l’avais demandé, j’ai fait comparer l’analyse ADN de ton dossier à celle de la jeune femme qui a été empoisonnée.

Peter s’arrêta de marcher, il retint sa respiration.

– Le labo est formel, les deux échantillons sont de filiation directe. En d’autres termes, le sang qui est sur la toile est celui de son père. Alors tu vois, avec les dates que tu m’as données, ça ne peut pas coller !

Peter appuya sur le bouton de son portable. Ses yeux s’inondèrent, il regarda le ciel et cria en sanglotant de joie :

– Tu me manques, mon vieux, vous me manquez tous les deux.

Il mit ses mains dans ses poches et reprit son chemin. Le long des quais, il souriait.

Quand Peter rentra à la résidence, il croisa Jenkins qui l’attendait sous l’auvent, deux valises étaient à ses pieds.

– Ça va, Jenkins ? dit Peter.

– Je ne saurai jamais comment vous remercier pour ce séjour que vous m’offrez. Toute ma vie j’ai rêvé de connaître un jour Londres. C’est le plus beau cadeau qu’on m’ait fait.

– Et vous avez bien conservé l’adresse et le numéro de téléphone que je vous ai remis ?

Jenkins acquiesça de la tête.

– Alors bon voyage, mon cher Jenkins.

Et Peter entra en souriant dans la résidence Stapledon tandis que Jenkins lui faisait un signe de la main en montant dans le taxi qui l’emmenait vers l’aéroport.


12.

Saint-Pétersbourg, bien des années plus tard…

La journée s’achevait, dans quelques minutes le musée de l’Ermitage fermerait ses portes. Les visiteurs qui se trouvaient dans la salle « Vladimir Radskin » se dirigeaient vers la sortie. Un gardien fit un signe discret à son collègue. Les deux hommes en uniforme se rapprochèrent discrètement d’un jeune couple qui quittait la pièce. Quand ils jugèrent que la situation le leur permettait, ils encadrèrent l’homme et la femme et les prièrent de les accompagner sans faire d’histoires. Devant l’insistance courtoise des agents de sécurité, les deux touristes, qui ne comprenaient pas ce qu’on leur voulait, acceptèrent de les suivre. Sous bonne escorte, ils traversèrent un long couloir et empruntèrent une porte dérobée. Après avoir gravi un escalier de service, non sans ressentir une certaine inquiétude au fur et à mesure qu’ils s’enfonçaient dans les profondeurs du bâtiment, on les fit pénétrer dans un grand bureau. Ils furent invités à prendre place autour de la table de réunion. Quelqu’un allait bientôt venir les voir. Un homme d’une cinquantaine d’années, portant un costume strict, entra et s’assit en face deux. Il posa un dossier devant lui qu’il consulta plusieurs fois tout en regardant le jeune couple.

– Je dois dire que c’est stupéfiant, dit-il dans un anglais légèrement teinté d’accent.

– Je peux savoir ce que vous nous voulez ? demanda le jeune homme.

– C’est la troisième fois cette semaine que vous venez admirer les tableaux de Vladimir Radskin, n’est-ce pas ?

– Nous aimons ce peintre, répondit la femme.

Youri Egorov se présenta. Il était conservateur en chef de l’Ermitage et se félicitait de les accueillir tous les deux dans son musée.

– La toile que vous contempliez longuement cet après-midi se nomme La Jeune Femme à la robe rouge. Elle a été rendue à son état original grâce au travail de restauration acharné entrepris par un commissaire-priseur américain. C’est lui qui a fait don à ce musée des cinq tableaux de Radskin qui sont exposés ici. Cette collection est d’une valeur inestimable et nous n’aurions probablement jamais pu l’acquérir dans sa totalité. Mais c’est grâce à ce généreux donateur que ce grand peintre russe est revenu après bien des années dans son pays natal. En contrepartie de ce cadeau fait à notre nation, le musée de l’Ermitage s’était engagé auprès de son donateur à tenir une promesse un peu particulière. Mon prédécesseur ayant pris sa retraite voilà quelques années, c’est à moi qu’incombe désormais d’assumer cette mission.

– Quelle mission ? demanda le couple en chœur.

Le conservateur toussota dans le creux de main avant de reprendre.

– M. Peter Gwel nous avait fait promettre que si un jour une femme dont le visage ressemblait de façon troublante à celui de La Jeune Femme à la robe rouge se présentait devant la toile, nous aurions le devoir de remettre à l’homme qui l’accompagnerait une lettre écrite de sa main. Nous vous avons longuement observée, madame, et je crois que le temps est venu d’exécuter notre promesse.

Le conservateur ouvrit le dossier et tendit le pli au couple. Le jeune homme décacheta l’enveloppe. En lisant la lettre qu’elle contenait, il se leva et arpenta la pièce.

Quand il en eut terminé la lecture, il replia la feuille et la rangea silencieusement dans la poche de sa veste.


Il croisa ensuite ses mains dans son dos, plissa les yeux et sourit… et depuis ce jour-là, il ne cessa jamais de sourire…


Remerciements


Nathalie André, Stéphanie Bataille, Kamel Berkane, Antoine Caro, François Curiel, Marie Drucker, Julie Dupage, Guillaume Gallienne, Sylvie Gendron, Philippe Guez, Étienne Hellman, Katrin, Asha, Mark & Kerry, Marie Le Fort, Sophie Lefèvre, Raymond et Danièle Levy, Jean-Pierre Mohen, Pauline Normand, Marie-Eve Provost, Robert et Laure Zaigue.

Le French Bookshop de Londres.

Toutes les équipes des éditions Robert Laffont.

Le Centre de recherche et de restauration des musées de France, Christie’s


et

Susanna Lea et Antoine Audouard.