- Maître Jacques à la rescousse !
L'attaque fut si soudaine que l'on s'écarta devant lui et un instant il put croire qu'il allait pouvoir frapper, mais une hache d'armes maniée par un gentilhomme d'escorte s'abattit sur sa tête et Mathieu s'écroula, le visage inondé de sang, entre les sabots du coursier royal et ceux de sa monture. Il ne vit pas ceux qui soutenaient Philippe le faire doucement glisser de sa selle pour le porter à une litière que des pages faisaient approcher… Autour de lui un cercle s'élargit. On regardait ce corps sanglant, inerte et misérable, sur lequel le capitaine des gardes vint se pencher après que le Roi eut été déposé sur les coussins.
De leur côté, les compagnons de Mathieu avaient mis pied à terre. Rémi, bien sûr, voulut se précipiter vers son père, mais Olivier le retint d'une poigne de fer :
- Que veux-tu faire ? Te livrer ? On ne peut plus rien pour lui…
- Il a besoin d'aide…
- Il est mort ! Aucun crâne ne résiste à un coup pareil !
- Mais c'est mon père !
- Oui, mais c'est à ta mère, à ta sœur que tu te dois maintenant. Il faut vivre pour elles…
Ils entendirent Alain de Pareilles donner un ordre après avoir retourné le corps de Mathieu du bout de sa botte :
- Qu'on le pende ! Pour l'exemple !
Olivier, alors, ne put supporter le sanglot qui déchira la gorge de Rémi. Fendant la foule qui se refermait, il s'approcha de Pareilles :
- Par grâce, sire capitaine, épargnez cette honte à la famille de ce malheureux fou !
- Vous ? Que faites-vous ici ? N'aviez-vous pas juré…
- Si, et je suis sur ma route, mais avant de m'éloigner je voulais tenter de m'opposer à un geste… comme celui-là et j'avais presque réussi.
- Et ce presque tient à quoi ?
- A ce que nous croyions le Roi en train de mourir à Paris… Et puis il l'a vu… et à cheval !
- Un instant !
Le cortège se remettait en marche autour de la litière et du beau destrier sans cavalier qu'un écuyer menait en bride. Alain de Pareilles dit quelques mots à l'oreille d'un officier et resta en arrière avec deux gardes dont l'un tenait déjà une corde.
- Il ? fit-il sans atténuer la rudesse de sa voix. Qui est-ce ?
- Je crois que vous le savez ?
- Du moment que c'est vous qui priez, oui. Mathieu de Montreuil ? Et vous voulez qu'on respecte sa dépouille alors qu'il voulait tuer le Roi ?
- Je vous ai dit qu'il avait renoncé parce qu'il le pensait agonisant…
- Pas encore, mais cela ne saurait tarder. Depuis qu'on l'a rapporté, le Roi n'a eu de cesse de retourner dans son château natal pour y rendre son âme à Dieu là où il l'a reçue. Par un de ces efforts de volonté qui n'appartiennent qu'à lui, il a ordonné qu'on le hisse en selle, mais ses forces, vous l'avez vu, viennent de l'abandonner… Quelle pitié !
Sans grande surprise, Olivier vit sur le cuir tanné du gentilhomme une larme vite écrasée sous son poing. L'un des deux soldats se rapprocha :
- Sire capitaine, qu'ordonnez-vous ? dit-il en désignant le nœud de chanvre.
- Non. Là où il en est notre sire Philippe ferait grâce je crois à la dépouille de ce dément qui fut grand ! Nous partons ! Pour la dernière fois j'espère, adieu, chevalier !
Il reprit sa monture qui l'avait attendu sagement et donna ordre de se disperser à ceux qui étaient encore là, attendant la fin du spectacle ; puis, suivi de ses gens, il s'éloigna au petit trot pour rejoindre la colonne déjà funèbre qui emportait le Roi.
Les trois hommes restèrent seuls sur le chemin avec le cadavre que Rémi, à présent, tenait embrassé. Pierre de Montou ramena la mule qui avait porté Mathieu. Son fils et Olivier l'enveloppèrent dans son manteau sans se soucier du sang qui coulait toujours, puis on le posa sur le dos de la bête auprès de laquelle Rémi et Olivier marchèrent afin de l'empêcher de tomber… Le ciel d'un vilain gris jaune promettait une nouvelle chute de neige. Elle vint, silencieuse, tandis que l'on retournait au chantier. Comme d'un linceul de pur lin blanc, le corps en était recouvert lorsque l'on arriva…
Le soir même, Mathieu de Montreuil fut enterré dans le petit cimetière de la collégiale Notre-Dame en présence de tout le chapitre auquel Rémi n'avait rien caché des circonstances de sa mort, mais le Doyen avait décidé que la cause réelle demeurerait secrète. Il valait mieux pour les villageois de Corbeil que le bâtisseur eût été victime d'un accident. Bien que simple, la cérémonie n'en fut que plus belle.
Les plans du clocher étant achevés, les chanoines résolurent d'accorder leur confiance à Cauvin, Rémi continuant sa tâche d'imagier. Quant à Olivier et à Montou, ils se trouvaient désormais libres de partir. Ce qu'ils firent le lendemain du jour où les cloches du royaume sonnant le glas et se relayant de clocher en clocher apprirent au peuple de France que Philippe le Bel était entré dans l'éternité et que le Roi, c'était maintenant l'imprévisible Louis X.
En quittant Rémi, Olivier et Pierre de Montou lui conseillèrent d'aller chercher sa mère et sa sœur afin qu'elles vivent auprès de lui.
- Plus aucun des anciens serviteurs du Roi ne sera en sécurité, dit le dernier. Marigny le tout premier sera en danger. Le Hutin le hait et plus encore Charles de Valois, qui va être tout-puissant…
- C'est possible, mais pourquoi des femmes sans importance auraient-elles à en pâtir ?
- N'oubliez pas Gontran Imbert ! Si les lois et décrets du règne précédent sont abolis, il se hâtera de se souvenir de sa condamnation et se fera une joie d'aller aux genoux de Louis lui demander de la détruire.
- Alors les dames de Passiacum seront à sa merci, poursuivit Olivier. Il ne faut pas les y laisser…
- Demain nous irons les quérir, affirma Cauvin avec une autorité inattendue. Puisque je remplace Maître Mathieu, il me paraît normal de prendre soin de sa famille, continua-t-il avec à l'adresse de Courtenay un regard où entrait du défi.
La riposte vint d'elle-même :
- Elles ont Rémi. Dorénavant, c'est lui le chef de famille !
- Je ne vois pas pourquoi il refuserait mon aide. N'ai-je pas tout partagé des bonnes et des mauvaises heures jusqu'à ce jour ? Et puisqu'il vous est interdit de revenir sur vos pas… Messire, renchérit-il avec un respect légèrement railleur qui rétablissait une distance, mais aussi une exclusion, cessez donc de vous soucier de nous !
Olivier lui tourna le dos et prit Rémi aux épaules pour l'accoler :
- Jamais je ne cesserai de me soucier de vous et des vôtres, fit-il avec une émotion profonde, et cela où que je sois. Ne l'oublie pas, si d'aventure tu en avais besoin, que le chemin n'est pas si long qui mène à mon pays…
CHAPITRE XIV
LA TOUR FOUDROYÉE
Les deux compagnons mirent plus de quatre mois à atteindre les États du Pape. L'hiver, précoce cette année-là, fut sur eux presque aussitôt après leur départ avec ses vents mordants, ses neiges où se perdait la trace du chemin, ses forêts obscures où s'attardaient les nuits interminables avec leurs bandes de loups contre lesquels à plusieurs reprises il leur fallut combattre, les brigands aussi bien que, le voyageur étant rare à la mauvaise saison, ils se tinssent volontiers au chaud dans leurs tanières.
Dès qu'il ne s'agissait plus de lui seul, Olivier se résolut à puiser dans la bourse remise par Alain de Pareilles pour leur acheter, à Corbeil, d'amples et épais manteaux à capuches, de solides souliers capables de les mener au bout de la route. Il ne pouvait être question, en effet, de s'offrir des montures qu'il eût fallu entretenir et peut-être abandonner à la dent des bêtes sauvages. Ils iraient à pied comme les pèlerins qu'ils n'étaient pas mais qu'ils devinrent tout naturellement à mesure qu'ils progressaient. Le vieux fond templier enfoui en eux depuis si longtemps se réveillait, remontait en surface. Essentiellement la dévotion à Notre-Dame dont les chevaliers à la croix rouge avaient si fort contribué à universaliser le culte. Pour Olivier, ce retour à la ferveur ancienne était simple parce que jamais complètement abandonnée, mais pour Pierre dont le parcours s'était nourri de violence et d'idées de meurtres, cela semblait moins facile. Pourtant c'est bien ce qui se produisit et de façon toute simple, sans la moindre ostentation et sans gommer pour autant les aspérités de son caractère. C'était un peu comme si Montou s'éveillait d'un profond sommeil. Olivier le comprit quand, arrivés à Sens dont l'archevêque était ce même Jean de Marigny si méprisable, celui-ci demanda alors que, devant la cathédrale Saint-Etienne, ils écoutent les battements graves de la cloche nommée Marie dans sa Tour de Plomb :
- Existe-t-il des lieux de pèlerinage à la Mère de Dieu dans votre Provence ?
- Beaucoup ! Rien qu'à Marseille il y en a trois : Notre-Dame-de-Confession, Notre-Dame-de-l'Huveaune et Notre-Dame-la-Brune. D'autres aussi, mais il y en a une qui me touche de près parce que ma mère aimait s'y rendre : Notre-Dame-de-l'Etoile à Moustiers. Mon père m'a dit, ajouta-t-il avec un sourire, qu'elle y était allée prier la Vierge Marie afin de m'empêcher d'entrer au Temple.
- Elle n'a pas été exaucée.
- Non. Pourtant, jusqu'à l'heure dernière, elle lui a gardé une profonde et tendre dévotion… C'est un lieu magnifique et quasi sauvage : une chapelle accrochée à la montagne au-dessus d'un village tapi au fond d'une gorge, avec un petit et sévère monastère.
- Alors, s'il vous plaît, faisons vœu, si la Vierge Marie nous accorde d'arriver entiers sur la terre de Provence d'aller prier tout au long de la route à chaque sanctuaire où elle est vénérée et d'achever notre pérégrination au pied de cet autel après avoir atteint Valcroze…
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