Celui-là était vide. Il n'y avait rien sinon un cercle de moellons posés sur le sol dont, en approchant, les deux Templiers virent que c'était un puits, mais un puits pas comme les autres. Son fond de maçonnerie net de toute marque d'eau se situait à une quinzaine de pieds de profondeur. Autre singularité : deux crampons de fer étaient scellés à l'intérieur de la margelle à peu de distance du bord.

- C'est là qu'il faut descendre, dit frère Raoul.

Sans attendre les questions des deux autres, il alla chercher dans un coin obscur du caveau une échelle de corde et une lanterne munie d'une grosse chandelle qu'il alluma et accrocha à son cou. En un instant les anneaux terminant l'échelle furent attachés aux crampons et frère Raoul commença à descendre sous les yeux vaguement inquiets de ses compagnons. L'échelle étant plus longue que le puits, les barreaux formaient un petit tas au fond.

- Que va-t-il faire là-dedans ? chuchota Hervé d'Aulnay, ce à quoi Olivier répondit d'un léger haussement d'épaules tandis que son ami reprenait, tout écarquillé de surprise : « Oh ! Mon Dieu ! »

En effet, quand frère Raoul eut atteint le fond en s'agrippant plus fermement que jamais à son échelle, la maçonnerie bascula sous ses pieds et il disparut dans l'obscurité, non sans avoir bloqué d'un geste le disque de pierre épais comme une roue de moulin. Il n'alla pas très loin et on put le voir, debout sur ce qui devait être un escalier.

- A votre tour, cria-t-il. Je vous tiens l'échelle...

- L'honneur te revient ! sourit Hervé en s'écartant pour faire place à Olivier qui dégringola en quelques secondes et rejoignit frère Raoul sur ce qui était bien un escalier s'enfonçant jusqu'à une distance que la lumière assez pauvre de la lanterne ne permettait pas d'apprécier.

Le maître de la maison templière attendit qu'Hervé les eût rejoints, puis, après leur avoir recommandé de ne pas bouger d'où ils étaient, poursuivit sa descente. Ils purent le voir, quand il fut au bas des marches, allumer trois torches accrochées au mur qui leur faisait face, après quoi il leur dit :

- Descendez à présent et voyez !

Quand ils l'eurent rejoint, l'émerveillement se peignit sur leurs visages. Ils ouvraient la bouche pour un « oh ! » qui était plus une respiration qu'une parole nettement articulée. C'est qu'en accomplissant la mission dont on les avait chargés, ils savaient seulement qu'ils devaient emporter un objet sacré, mais ils ignoraient de quelle nature. Et ce qu'ils voyaient était proprement fabuleux : posé sur une table de pierre sculptée il y avait une sorte de châsse, ou plutôt un sarcophage car les parois n'en étaient pas translucides, mais taillé dans du bois qu'on leur dit être du cèdre et entièrement recouvert d'or, veillé à chaque extrémité par des séraphins à triple paire d'ailes déployées mais aux griffes de lion travaillées de façon sublime. Les flammes des torches allumaient des éclairs dans les pierres précieuses serties tout autour du coffre ainsi qu'aux ailes de ces anges de la première hiérarchie. Et Olivier sut ce qu'il avait devant les yeux parce que cette œuvre venue du fond des temps appartenait un peu à sa tradition familiale !

- L'Arche d'Alliance ! souffla-t-il. Ainsi c'est ici qu'elle repose !

- C'est ici, en effet, que frère Adam Pellicorne l'a déposée jadis, dans cette crypte taillée pour elle dans la craie du sous-sol d'un étang.

C'était bien une crypte, avec de puissants piliers érigés dans la plus pure tradition des bâtisseurs romans. Les murs étaient couverts de peintures aux couleurs violentes représentant des scènes de la Bible mêlées aux fleurs et aux animaux fantastiques chers aux enlumineurs du siècle précédent. Autour de l'Arche, des candélabres de fer forgé soutenaient de grosses chandelles de cire jaune que le frère alluma et le réceptacle de la Parole s'illumina et parut flotter au-dessus de son support comme s'il allait soudain se laisser emporter par cette gloire d'or jusqu'aux immensités divines du Ciel par la voûte ouverte pour lui. Eblouis, les chevaliers étaient tombés à genoux et priaient, Hervé à voix puissante, Olivier dans le silence qui était sa seconde nature. Certains s'y trompaient. On le disait arrogant quand il n'était que grave, calculateur quand il n'était que réfléchi, méprisant à cause de cette façon qu'il avait de porter haut sa tête blonde aux traits si bellement sculptés et son clair regard méditatif où passait parfois et selon les circonstances un éclair sauvage ; mais, s'ils le critiquaient à voix basse, nul ne se fût permis d'étaler devant lui ce qui n'était que ragots parce qu'on le savait redoutable au combat, puissant de corps en dépit de sa minceur et infatigable quand il maniait l’épée, la lance ou la hache d'armes. Exact avec cela à ses devoirs religieux mais sans ostentation, assidu à l'étude, attiré, depuis le long séjour à Chypre et la fréquentation d'un frère inspiré, par l'art de soulager les souffrances humaines, rejoignant ainsi par-delà le temps son aïeul Thibaut, le Templier exclus, l'ermite de la Tour oubliée à qui la forêt avait révélé tous ses secrets. Quant aux femmes, il s'en méfiait, n'en aimait aucune hormis sa mère - mais celle-là chèrement ! -, opposant à leurs invites le dédain glacé de son regard vert-de-gris...

Aussi différent de lui que possible était Hervé d'Aulnay. De la même taille mais deux fois plus épais avec des épaules puissantes et des cuisses comme des troncs d'arbres, sans un poil de graisse, le cadet des Aulnay de Grandmoulin offrait à l'admiration générale un large visage aux traits fins sous une abondance pileuse d'un joli châtain clair. L'œil était noisette, traversé d'étincelles vives et joyeuses s'accordant avec l'expression habituelle de la figure qui était d'une grande aménité, à laquelle toutefois il valait mieux ne pas trop se fier car il arrivait à l'aimable Hervé de piquer des colères homériques dont le résultat pouvait être dévastateur. Plutôt doux et de bonne compagnie en temps normal, il entrait à l'instant du combat dans une sorte de fureur sacrée comme en connaissaient les anciens Normands, rois de la mer venus du Nord glacé, qui le transformait en une espèce de machine de guerre douée cependant d'intelligence mais capable de tout écraser sur son passage. Si dissemblables qu'ils fussent, ces deux hommes s'étaient liés d'amitié à Marseille sur le Faucon, la nef du Temple qui les conduisait vers Saint-Jean-D’acre.

Parce que leur idéal était le même et parce que ensemble ils voulaient tracer leur vie à la pointe d'une épée vouée entièrement au service de Dieu, vivre et mourir pour Lui, que ce soit dans les traces d'une bataille ou dans l'ombre d'une forêt sur quelque route de pèlerinage jalonnée de tombes, ils s'étaient reconnus en comprenant qu'ils parleraient toujours la même langue, même si l'un venait du Nord et l'autre du Midi. La fraternité du Temple les rapprocha encore. A cette époque les chevaliers ne mangeaient plus à deux dans la même écuelle, pas plus qu'ils ne partageaient le même cheval comme au temps de la sainte pauvreté qu'aimait à rappeler le sceau de l'Ordre, mais il était toujours prescrit que les frères devaient aller par deux. Et frères, ils le furent davantage et mieux que si des liens de famille eussent été tissés entre eux, et de leurs différences firent une complémentarité. Pour Olivier, enfant unique, donc solitaire, ce fut une extraordinaire expérience, une sorte de révélation qu'à sa manière secrète il garda dans son cœur.

Au sein des maisons templières, que ce soit la Voûte d'Acre, puis celle de Limassol en Chypre après l'ultime combat, et à présent le Temple de Paris où frère Clément de Salernes, devenu Visiteur de France tout en gardant la maîtrise de la Provence, obtint qu'ils fussent affectés, leur redoutable paire était devenue fameuse. Elle était celle à qui l'on confiait les missions délicates, les escortes difficiles parce que, à moins d'un imparable coup du sort, on était certain qu'ils les mèneraient à bien.

C'est pourquoi en ce jour de printemps aigrelet de l'an 1307 ils se trouvaient dans cette maison forestière perdue au cœur de la forêt d'Orient, afin d'y prendre un objet sacré dont jusqu'à cet instant ils avaient ignoré la nature : il fallait le transporter dans le plus grand secret en Provence, en un lieu qui leur serait révélé en temps voulu. Mais, pour y arriver, le chemin ne s'était pas montré facile : sans la carte, minutieusement dessinée par frère Clément, sans doute ne seraient-ils même pas parvenus à destination. Comment, en effet, s'y retrouver dans ce massif forestier enchanté, troué de dizaines d'étangs aux abords marécageux, dans cet infini d'arbres et de buissons où seules les trois voies traversières - le chemin des Visites de Troyes, celui de la Belle Epine et celui de la Fontaine aux Oiseaux - étaient sûres et connues ? Mais malheur à qui s'engageait au hasard dans l'un des multiples sentiers n'aboutissant à rien, sinon à des cul-de-sac ou des fondrières, surtout au temps des grandes pluies de printemps et d'automne : il n'était pas certain d'en revenir. Pourtant cette forêt mystérieuse foisonnant au nord de la route de Troyes à Bar avait reçu des moines de saint Bernard dont l'abbaye de Clairvaux était voisine un tracé, un aménagement subtil destiné à éloigner les curieux et à préserver les maisons templières qu'elle recelait parce qu'elle était le berceau même de l'Ordre. Hughes de Payns, le créateur et le premier Maître parti un jour pour la Palestine avec huit autres chevaliers y avait - en lisière - sa maison familiale devenue baylie. Celle où les deux compagnons étaient parvenus se trouvait au plein du foisonnement : elle portait le nom de Maison forestière du Temple, mais sept moines seulement y vivaient de chasse et de pêche. Sept moines dûment tonsurés dont les coules noires cachaient des corps forgés au bûcheronnage et aussi aux armes. Sept gardiens silencieux que menait frère Raoul.