Si Olivier fut atteint, il n'en montra rien. Silencieux par nature, il découvrait peu ses sentiments. Il poursuivit sa préparation comme si de rien n'était et fit montre d'une virtuosité exceptionnelle aux joutes qui suivirent son adoubement au cours d'une fête mémorable qui rassembla toute la comté. Son succès auprès des dames et des demoiselles fut en proportion. Elles étaient nombreuses à le regarder doucement et à espérer cueillir, au bout de sa lance, la couronne de reine du tournoi. Ce fut aux pieds de sa mère, à la fois confuse et enchantée, qu'il la déposa. Ce qui ne l'empêcha pas de danser ce soir-là avec toutes les dames présentes comme s'il n'avait pas passé en prières la nuit précédente.

Six mois plus tard, il demandait à son père la permission d'entrer au Temple. Pour Renaud et Sancie ce fut comme si le ciel leur tombait sur la tête.

A tour de rôle ils essayèrent de raisonner Olivier. Celui-ci leur opposa une calme mais inébranlable fermeté. A son père il dit :

- Je veux servir Dieu, de l'âme et de l'épée !

- Cela n'exige pas d'entrer en religion. C'est très possible dans le siècle, en ayant femme et enfants !

- Et au service de qui pourrais-je combattre ? Les comtes de Provence devenus Rois de Naples ne se souviennent, qu'à peine de nous et ce sont pourtant nos suzerains. Le Roi de France est en lutte quasi ouverte avec le Pape et nos cousins, les empereurs Courtenay n'existent plus que sous la forme d'une jeune fille qui vit elle aussi en Italie puisque son père a épousé la fille de feu Charles d'Anjou, Roi de Naples. Le vieux fief de Courtenay appartient à présent à une branche collatérale que vous ne connaissez même pas. Seul, le Temple combat encore en Terre Sainte. C'est pour cette raison que je veux le rejoindre. Là, je serai certain que mon épée est bien au service de Dieu !

A sa mère qui, au bord de larmes courageusement retenues, lui représentait que, s'il s'obstinait, la famille constituée si difficilement s'éteindrait, qu'elle-même n'aurait jamais la joie d'embrasser ses petits-enfants et que leurs biens iraient se perdre dans l'immensité de ceux du Temple, il répondit :

- Mieux que quiconque le Temple sait protéger et faire fructifier ce qu'on lui confie. Vous devriez en avoir connaissance, mère, vous dont frère Clément a géré si bien les domaines pendant votre pèlerinage. Vous avez eu aussi la joie de fouler le sol de Terre Sainte. Me la refuserez-vous, cette joie ?

Il n'y avait rien à répondre. Sinon prier. Alors Sancie, accompagnée de Maximin, s'en alla implorer Notre Dame en son sanctuaire de Moustiers...


Un peu engourdie par la longue prostration où, après les oraisons, elle avait permis à ses souvenirs de revenir à la surface, elle se releva, sourit au moine qui, inquiet de son long tête-à-tête avec le Seigneur et sa Mère, était entré sur la pointe de ses sandales. Une dernière génuflexion. En passant près de lui, elle lui remit une généreuse aumône. Elle se sentait un peu réconfortée et, en franchissant le seuil trop neuf encore pour que les pas des pèlerins en eussent creusé la pierre, elle exhala un profond soupir. L'affaire était à présent entre les mains de Madame Marie et de son Divin Fils...

Au bas de la pente raide où s'élevait la chapelle, le solide Maximin l'attendait, assis sur un muret de pierre auprès des chevaux, mais il n'était plus seul : à côté de lui, un homme de haute taille dont le long manteau noir tombait jusqu'à ses éperons d'or attendait en causant tranquillement et le cœur de Sancie manqua un battement comme chaque fois qu'elle revoyait son époux après une séparation même brève. La soixantaine atteinte ne touchait ni la vitalité ni la silhouette de Renaud : elle se contentait de blanchir en partie ses cheveux blonds et d'ajouter à son visage des rides qui accentuaient la balafre et n'enlevaient rien à son charme. Sancie pensa que même le grand âge n'arriverait pas à courber cette lame d'acier : il aurait de plus en plus l'air d'un vieux lion, voilà tout ! L'apercevant, il monta vers elle, la rejoignit à mi-pente et prit dans ses grandes mains celles, délicates et fines, de sa femme :

- Avez-vous bien prié, ma douce ?

- De tout mon cœur, vous le savez, mais vous-même comment vous trouvez-vous ici ?

- Après votre départ, je me suis résolu à me rendre à la templerie de frère Clément pour m'entretenir avec lui. Cela fait, j'ai pensé vous rejoindre et j'ai pris la traverse vers Moustiers.

- Qu'avez-vous dit à frère Clément ?

- Tout ! Enfin tout ce qu'il était bon qu'il sût sans empiéter sur ce qui ne regarde que nous deux. Ce n'était pas la première fois que nous parlions de ce Roncelin dont il me semble que personne ne sache ce qu'il a pu devenir, mais cette fois je lui ai raconté l'affaire de Hattin... la malédiction en forme de prophétie. Il fallait que j'explique notre répugnance à voir Olivier entrer dans l'Ordre, ajouta-t-il sur un ton d'excuse que Sancie réfuta aussitôt :

- Vous ne pouviez faire autrement. Qu'a-t-il répondu ?

- Il a hoché la tête. Pendant un long moment, plongé en méditation, il a gardé le silence et moi je n'osais l'interrompre, inquiet que j'étais de le voir si sombre tout à coup. Enfin il parla : « Ainsi, selon votre prédiction, c'est le Roi Philippe qui devrait nous détruire ? Le portrait est criant de vérité et je sais qu'il ne nous aime guère. D'autre part, je sais aussi que d'étranges déviations existent parmi ceux qui ayant vécu trop longtemps en Orient ont eu trop de relations avec les Infidèles mais je peux vous assurer que l'Ordre est pur dans sa grande majorité et que, si nous avons nos secrets, ceux-ci ne sauraient offenser Dieu ni Ses Commandements sacrés. J'ai confiance, moi, en Sa justice, en Sa Miséricorde pour effacer cet anathème par trop injuste ! Parmi nous, Olivier est capable d'atteindre des sommets... » Il a ajouté qu'il l'aimait comme un fils et veillerait sur lui. Que vouliez-vous que je réponde ?

- Rien, mon ami ! Depuis mon enfance je connais Clément de Salernes, sa foi et son intransigeance. Il est l'incarnation même du Temple et même si, dans son for intérieur, il accorde quelque foi à ce que vous lui avez révélé, il ne l'admettra jamais. Mais que vienne un jour le temps du malheur annoncé, et peut-être saura-t-il faire ce qu'il faut pour limiter le désastre et en préserver au moins quelques-uns de ses frères ! Aussi avez-vous bien fait de lui en parler mais, moi, j'espère de toute mon âme que la Mère de Dieu m'aura entendue et nous épargnera…

Renaud prit la main de sa femme pour y poser tendrement ses lèvres.

- Je pense, dit-il, qu'il faut nous en remettre à la volonté de Dieu. Nos destins sont écrits je ne sais où, mais en priant et en se tournant vers ceux qui ont besoin d'aide, il doit être possible de les infléchir. Et vous êtes la femme la plus généreuse qui soit au monde...

Oh, le réconfort de ce baiser, de cette voix, de cette présence forte et tendre ! Sancie sentit s'alléger le poids qui l'opprimait. C'était déjà une grâce extrême que cet amour sans faille qui les unissait maintenant. Le meilleur abri, la meilleure protection contre les ornières de la vie creusées dans leur chemin commun. Et Sancie savait qu'il y en aurait encore. Qu'il y en aurait toujours. Une route bien lisse, cela n'existait pas.

La première faille se présenta quand, ensemble, ils regagnèrent leur château de Valcroze : un genou en terre et une grande lumière d'espérance au fond de son regard, Olivier vint demander humblement à ses parents de lui permettre de faire profession. Les larmes aux yeux mais sans que soit émise la moindre objection, ce lui fut accordé.

Le lendemain Olivier quittait Valcroze sans se retourner pour rejoindre son destin. Six mois plus tard, à Marseille, il s'embarquait sur une galère du Temple à destination de Saint-Jean-D’acre...

Il allait y rester trois ans jusqu'au dernier combat, d'autant plus fabuleux qu'il fut désespéré. Après des prodiges de vaillance et la mort du Grand Maître Guillaume de Beaujeu, le Temple dut quitter pour jamais la Terre Sainte y laissant le souvenir fulgurant d'une longue et haute aventure humaine.

On se replia à Chypre. C'est là qu'en 1292 fut élu à la Grande Maîtrise un chevalier franc-comtois qui se nommait Jacques de Molay.

Première partie

« DE PAR LE ROI !... »

CHAPITRE I


LA CRYPTE SOUS L'ÉTANG

Pris dans l'épaisseur d'un mur de la chapelle, l'escalier s'enfonçait droit dans le sol. Ses marches usées à cause de multiples allées et venues s'incurvaient légèrement sous le pied mais, éclairé par une torche fixée au mur au moyen de crampons de fer et dépourvu d'humidité, il n'offrait pas la moindre difficulté. Normal puisqu'il aboutissait au grand cellier où s'entassaient barriques, saloirs, sacs de sel, jarres d'huile et autres provisions ! Frère Raoul ne fit que le traverser jusqu'à une énorme futaille qui trônait contre le mur du fond. Arrivé là, il tendit à Olivier la torche qu'il avait allumée à celle de l'escalier et se pencha pour appuyer sur quelque chose que ses compagnons ne distinguèrent pas. Le gigantesque tonneau s'écarta du mur avec une aisance stupéfiante, découvrant une ouverture dans laquelle le frère s'engagea résolument :

- Venez, dit-il, et armez-vous de patience ! Nous avons un peu de chemin à parcourir...

Sans répondre mais avec un hochement de tête approbateur, Olivier et Hervé le suivirent. Ils descendirent d'abord quelques marches débouchant sur un souterrain solidement voûté de pierre qui s'enfonçait dans des ténèbres dont la flamme ne permettait pas d'apercevoir le bout. Par précaution, frère Raoul avait muni les deux chevaliers de flambeaux semblables au sien, sans y porter le feu. On chemina ainsi pendant un temps qui parut interminable aux visiteurs mais qui n'excéda pas cinq minutes. Chose étrange pour le sous-sol d'une maison cernée par une forêt coupée d'étangs et de marais, les murs du long boyau ne montraient pas traces d'humidité. Pas plus que le caveau dans lequel il déboucha après avoir dessiné un coude.