Et puis il y eut cette nuit de Noël dont le souvenir, lorsque Sancie l'évoquait, faisait courir un frisson sous sa peau...
Il faisait froid, ce soir-là. Le vent venu des Alpes soufflait sur le pays, portant jusqu'au plus profond des vallées le tintement des cloches appelant à la messe de minuit les paysans de chaque village. Le ciel, scintillant d'étoiles, ressemblait à un manteau royal étendu sur tous ces braves gens qui, armés de torches ou de lanternes, s'en allaient célébrer la Nativité dans les églises et les chapelles.
Celle de Valcroze tintait comme les autres pour guider vers elle ceux du petit village - une vingtaine de feux ! - jusqu'au château où ils étaient attendus. A l'entrée de la cour, les mines s'épanouissaient à humer les appétissantes odeurs émanées de la cuisine parce que tous savaient qu'après la messe ils auraient place dans la grande salle où leur dame partagerait avec eux les bonnes choses que l'on était en train de préparer.
Sancie les recevait à l'entrée du petit sanctuaire illuminé. Vêtue d'une belle robe de fin drap vert de la nuance de ses yeux, brodé d'or, avec un pelisson ourlé d'hermine, un voile de même couleur enveloppant son visage et son cou sous un petit chapel brodé, elle était belle comme une image en dépit de ce nez un peu trop long qui avait toujours fait son désespoir. Elle accueillait chacun avec la grâce souriante qui lui attirait les cœurs de ces braves gens en compagnie desquels, depuis son retour, elle tenait à passer la Noël de préférence à des invités plus huppés. Ils lui en étaient reconnaissants et à présent, la Nativité à Valcroze était attendue tout au long de l'année. C'était la lumière vers laquelle on marchait comme les Rois Mages avaient suivi l'étoile de Bethléem. Auprès d'elle mais un peu en retrait, se tenaient Honorine habillée d'écarlate foncé et Gilles Pernon dans sa meilleure cotte bordée de menu vair. Il y avait aussi la grosse Barbette, l'épouse de Maximin, et sa famille avec leurs plus beaux habits, fiers visiblement de leur proximité de la châtelaine. Soudain, Pernon toucha le bras de Sancie :
- Dame ! fit-il d'une voix étranglée de joie, regardez qui nous vient là !
Tenant son cheval par la bride à cause de la rude montée finale, un cavalier franchissait le seuil du château. Il était très grand, se tenait un peu voûté, las sans doute d'avoir parcouru une longue route. Sous l'ample manteau luisaient les mailles du haubert, cependant que le camail rabattu sur les épaules découvrait sous une calotte de cheveux blonds, un rude et beau visage au teint basané, aux profonds yeux noirs que déparait, sans lui ôter son charme, une longue balafre dont le sillon joignait le coin de la bouche à la tempe.
Sancie sentit son cœur s'arrêter. Elle dévora des yeux le chevalier qui s'avançait vers elle avec dans son regard une flamme qu'elle n'avait jamais vue. Alors, elle courut à lui, le maintint debout quand il voulut plier le genou devant elle pour mieux le regarder.
- Renaud ! Est-ce bien vous que je revois ?
- Ou ce qu'il en reste ! J'osais à peine espérer que vous me reconnaîtriez... ma douce dame !
- A cause de cette blessure ? C'est peu de chose puisque vous n'avez vraiment pas changé !
- Oh si, j'ai changé ! Quant à vous, vous êtes belle à miracle. Telle que je vous rêvais depuis si longtemps !
- Vous rêviez de moi ? En ce cas vous avez beaucoup changé en effet... mais venez ! La messe va commencer et l'on n'attend plus que nous ! Quand elle sera achevée, je présenterai à nos gens le seigneur dont ils espéraient, comme moi, la venue.
- Cela veut dire que vous m'acceptez... que vous voulez bien de moi après une aussi longue absence ?
- A Marseille je vous avais dit que vous pourriez venir quand il vous plairait. Vous êtes là ! Tout est bien. Venez ! ajouta-t-elle en le prenant par la main.
Ensemble, ils pénétrèrent dans la chapelle où une vague d'acclamations les accueillit. Pernon, pleurant de joie, n'avait pas attendu qu'il parût pour annoncer l'arrivée du châtelain. Cela mit un peu de désordre qu'interrompit le tintement de la clochette agitée par l'enfant de chœur qui précédait l'entrée du prêtre, en l'occurrence le chapelain du château sous ses ornements de fête.
Dans l'église, modeste avec sa voûte basse et ses gros piliers trapus, mais embaumant le pin et toutes les plantes de la garrigue mêlées aux fumées de l'encens, ce fut une bien belle messe. Beaucoup d'autres la suivirent au fil des jours, mais celle-là se grava pour jamais dans le cœur de Sancie. Parce que l'incroyable s'accomplissait, parce que au regard dont il la couvait, à la chaude pression de sa main qui, de l'office, ne quitta la sienne, elle comprenait que Renaud l'aimait à présent. Autant peut-être qu'il avait aimé la reine et sans doute mieux parce que, passé trente-cinq ans, il était maintenant un homme mûr, sûr de ses choix et de ses sentiments.
Et quand, le repas nocturne terminé, ils se retrouvèrent seuls, face à face, dans la grande chambre seigneuriale où on les avait conduits en cérémonie comme si c'était le soir de leurs noces. Sancie, oubliant ses angoisses, les scrupules laissés par la vieille souillure laissa Renaud dénouer le ruban de sa chemise et s'abandonna à une passion dont elle savait maintenant qu'elle n'était plus seule à l'éprouver et qui les combla au-delà de leurs espérances...
Le lendemain seulement ils parlèrent.
Renaud plus que Sancie, naturellement. Il avait tant à raconter ! Sa vie à Constantinople d'abord, dans une ville devenue pleine d'embûches auprès d'un empereur réduit à la ration congrue mais qui, néanmoins, tint tête de son mieux à Michel Paléologue, le prétendant grec au trône de l'ancienne Byzance. Des engagements meurtriers, des expéditions de plus en plus aventurées, des défections jusqu'à cette nuit où un habitant de la ville fit entrer l'ennemi par un souterrain sans que l'empereur, qui dormait tranquillement dans son palais du Boucoléon, s'en doutât le moins du monde. Les Grecs venaient de reprendre leur cité impériale et ne la lâcheraient plus. Il fallut fuir. Baudouin II protégé par les épées de quelques fidèles réussit à prendre place dans une galère après avoir jeté le long du chemin son diadème, ses cothurnes de pourpre, toutes les marques de la dignité impériale. L'empire latin fondé à la suite d'une croisade détournée de son but religieux s'écroulait après cinquante-sept ans d'existence.
- Nous avons gagné Négrepont, puis la Sicile, puis Naples, puis une longue route jusqu'à Courtenay où, malade, et dépouillé de ses illusions il a enfin rejoint l'impératrice Marie son épouse... comme je vous rejoins moi aussi et sans plus de gloire !
- Mais en bonne santé, ce dont je ne remercierai jamais assez le Seigneur Dieu ! Ainsi, de ceux qui, à Chypre, avaient juré d'aller aider ce malheureux souverain, vous êtes autant dire le seul à avoir tenu parole ?
- A peu près, oui, mais songez que parmi les autres beaucoup sont morts et d'autres, à peine délivrés des prisons égyptiennes après une dure captivité, n'ont plus désiré que rentrer chez eux. Le Roi aussi est rentré et en dépit de l'appauvrissement du trésor causé par la croisade manquée, il a repris un règne sage qui lui vaut l'amour de ses sujets et l'admiration de ses voisins. En Terre Sainte, d'ailleurs, il a reconstruit les défenses de plusieurs villes, des forteresses et laissé le pays dans une sorte de tranquillité...
- Mais sans roi désigné, sans armée constituée, sans réel pouvoir alors que les Mongols d'une part et le cruel Baïbars d'autre part convoitent ce qui reste du royaume franc ! Notre sire a peut-être mis son âme en paix en accomplissant le pèlerinage dont il rêvait mais je crois, moi, qu'il aurait beaucoup mieux fait de rester chez lui...
Renaud s'était mis à rire :
- On dirait que vos sentiments envers la famille royale n'ont pas changé ? Vous êtes toujours aussi sévère !
- Pas pour tous. Je plains Madame Marguerite... que je n'ai à aucun moment cessé d'aimer. Et vous ?
En assenant cette question brutale autant qu'imprévue, Sancie avait senti son cœur s'arrêter un instant. Le visage de son époux, cependant, ne perdit rien de la joie qu'il reflétait. Et s'il ne répondit pas tout de suite, il attira Sancie dans ses bras, posa ses lèvres dans ses cheveux. Finalement il soupira :
- Ce feu-là est éteint depuis longtemps. Il est né de l'incroyable ressemblance entre elle et mon aïeule Isabelle de Jérusalem dont j'étais, je crois, tombé un peu amoureux en découvrant son portrait parce que je n'avais jamais rencontré plus ravissant visage. L'imagination a fait le reste mais, après notre mariage, durant ce voyage où vous vous teniez si loin de moi, puis notre séparation... enfin pendant toutes ces années dans ces terres plus que jamais byzantines où je ne comprenais rien, où je me sentais vraiment étranger en dépit de l'amitié de l'empereur, j'ai vu les choses autrement et peu à peu s'est implanté en moi le regret de vous avoir perdue sans vous avoir jamais gagnée. Vous ne vouliez que Dieu et, par amour pour la Reine, vous avez accepté de m'épouser...
- Où avez-vous pris que ce soit par amour pour la Reine ? Le Roi, qu'il s'en rendît compte ou pas, était malade de jalousie. Il voulait votre tête... et moi je serais morte de douleur s'il vous avait tué. Je n'ai plus aucune raison de vous le cacher, mon doux seigneur. C'est parce que je vous aimais que je suis devenue votre femme. C'est la seule raison ! Mais, avec grande honte de moi qui portais la souillure infligée par le Sultan... et ses conséquences.
- Auriez-vous eu... un enfant de lui ?
- Dieu a eu pitié : je l'ai perdu quand nous avons essuyé cette tempête. Seule Honorine l'a su. Moi, j'aurais préféré me trancher la gorge plutôt que vous le dire...
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