Dûment restauré et l’esprit clair, Malleville profita de la relative tranquillité de ce jour de semaine pour entreprendre son hôte en le félicitant de sa cuisine – outre sa matelote il avait dévoré un poulet entier, du fromage et une grande tarte aux prunes ! – et ajoutant qu’elle devait lui valoir la plus belle clientèle, à commencer par celle des gens du duc de Guise, sans parler des chanoines qui devaient sans doute faire appel à lui de temps en temps.

— Certes, certes, mon gentilhomme ! Chaque fois que Monsieur le Duc, Madame la Duchesse ou quelqu’un de leur famille viennent prier Madame Marie, ils me font l’honneur de prendre un repas chez moi. Ainsi, demain, nous avons Monseigneur Claude, le duc de Chevreuse, qui est arrivé au château avant-hier et s’est annoncé pour la messe du matin.

— Ah ! Il est là ? fit Gabriel, jouant les surpris. Je suppose que vous l’avez vu ?

— Bien entendu, quand il est passé. J’avoue que… je lui ai trouvé la mine soucieuse, lui toujours si jovial. Il faut qu’il ait un gros ennui pour venir au pied de nos autels car, à ne vous rien cacher, s’il vient volontiers goûter à mes anguilles ou à mes terrines, il se contente de saluer notre belle église sans y entrer. Alors, c’est un peu étonnant, ce soudain besoin de prier… Vous qui venez de Paris, monsieur, vous sauriez pourquoi ?

— L’humeur de Monseigneur vous tourmente à ce point ? demanda Gabriel en souriant.

— Mon Dieu, oui ! fit maître Ducrot avec un soupir. Nous avons presque le même âge, vous savez, et j’avoue que je l’aime bien.

— Désolé ! J’ignore ce qui pourrait le tourmenter… mais je me ferai une joie d’aller l’accompagner dans ses prières. Il n’est pas venu seul, j’imagine ?

— Oh non ! Plusieurs de ses amis l’accompagnent et semblent prendre de lui un soin tout particulier…

L’émissaire de Marie n’aimait pas beaucoup cela. Seul, Chevreuse – girouette tournant au vent qui passe ! – était assez facile à circonvenir, mais s’il était entouré cela pourrait compliquer les choses.

— Et… ses amis, vous les connaissez ?

— Ma foi non ! A l’exception de M. de Liancourt, qui lui est proche depuis longtemps, je ne les connais pas. Ils ont grande mine, c’est tout ce que j’en peux dire…

C’était déjà suffisant et Gabriel frémit intérieurement : le marquis de Liancourt détestait Mme de Luynes pour la plus simple des raisons : elle l’avait dédaigné à sa façon cavalière et sans orner son refus de la moindre fleur de rhétorique, ajoutant même qu’être l’ami de Chevreuse ne lui conférait aucun droit à partager sa maîtresse.

Ainsi renseigné, il réfléchit sur ce qu’il convenait de faire. Se rendre au château du Marchais – l’idée l’en avait effleuré ! – n’arrangerait pas ses affaires : il y serait en terrain hostile et peut-être même ne le recevrait-on pas. En outre, la garde rapprochée du duc serait mise en éveil. Mieux valait attendre le lendemain, entrer dans la basilique à l’heure des petites messes, s’y cacher au besoin jusqu’à l’office solennel qui serait dit très probablement pour le seul Chevreuse et sa suite…

Il passa un moment à fignoler sa stratégie puis, comme il ne voyait rien de plus intelligent pour employer son temps et que la fatigue de sa longue chevauchée se faisait sentir, il alla benoîtement se coucher et dormit comme une souche jusqu’à ce que le cri enroué des coqs d’alentour le ramène à la réalité.

Il se leva, descendit dans la cour afin de se laver à la fontaine, réclama de l’eau chaude pour débarrasser sa moustache et sa « royale » des repousses superflues, brossa ses vêtements et ses bottes, refusa le déjeuner que lui proposait maître Ducrot en disant qu’il devait songer à ses dévotions et, après s’être assuré que la croix de Marie était toujours à sa place, il se dirigea vers l’église de façon à arriver avec suffisamment de retard pour n’être pas mêlé aux fidèles de la première messe. Là, il se fit aussi léger et silencieux qu’une ombre, chercha un endroit où se dissimuler, le trouva dans une chapelle latérale proche du grand jubé d’où il pouvait voir à peu près tout ce qui se passait dans la nef, pria sans états d’âme Notre-Dame et son saint patron, l’archange Gabriel, qui était aussi celui des messagers, pour le succès de son entreprise, se garda prudemment d’aller communier – il ne s’était d’ailleurs pas confessé ! – puis, dans son coin sombre, attendit l’heure de la grand-messe sans bouger plus que les statues environnantes.

Dans un sanctuaire de pèlerinage il règne toujours un peu d’animation et Gabriel n’eut pas le temps de s’ennuyer. Enfin, tout se déclencha : le sacristain vint illuminer l’autel que dominait la petite Vierge noire vêtue de satin blanc et couronnée de pierres précieuses. Ensuite, les cloches se mirent en branle juste un instant après que l’écho d’une cavalcade se fut fait entendre. Le portail principal s’ouvrit tandis que le clergé s’en allait à la rencontre du prince. Gabriel alors vint s’agenouiller à l’entrée du chœur au moment même où le duc et les siens effectuaient leur entrée et commençaient leur remontée de la nef. Naturellement un prêtre le repéra car il était, cette fois, bien visible.

— Que faites-vous là, mon fils ?

Gabriel tourna vers lui un regard angélique à force d’innocence…

— Mais… je prie, mon père !

— Sans doute, sans doute, mais vous devez vous retirer. Voici Monseigneur de Chevreuse qui approche et…

— … et moi je viens faire offrande à Notre-Dame au nom de la Très Haute et Très Puissante Dame Marie de Rohan, duchesse de Luynes…

Il avait, pour répondre, élevé la voix et le nom résonna comme le marteau sur l’enclume. Ce disant, il prit dans son pourpoint l’enveloppe de daim dont, d’un geste vif, il tira la croix de pierreries, où les flammes des cierges allumèrent des éclairs quand il la présenta sur le plat de sa main avant de mettre genou en terre devant l’Archiprêtre qui arrivait avec Chevreuse. Celui-ci en eut un haut-le-corps :

— Malleville ? Vous ici ?

— Pas en mon nom, Monseigneur, mais en celui de Madame la Duchesse trop souffrante pour venir elle-même…

L’Archiprêtre cependant ne cachait pas sa satisfaction devant la beauté de l’offrande…

— Nous déposerons ensemble ce joyau aux pieds de la Très Sainte Mère de Dieu à l’issue de la messe, mon fils, et nous en remercierons la généreuse donatrice. Mais comprenez que pour l’instant la cérémonie doive reprendre son cours.

Gabriel recula en saluant et prit place à l’écart des gentilshommes composant la suite du Duc, de manière à pouvoir les observer à loisir. Il reconnut le marquis de Liancourt qui le regardait sans cacher son animosité, mais les trois autres « amis » n’étaient guère plus rassurants parce que tous étaient des adversaires déterminés de Marie. Il y avait là Jean Zamet, le fils aîné du grand financier décédé dix ans plus tôt qui avait été l’ami d’Henri IV, François du Val, marquis de Fontenay-Mareuil, lettré et homme de guerre, enfin le comte de Blainville, tous familiers du duc Claude et attachés au Roi presque autant qu’il l’était lui-même. Il ne serait pas facile d’isoler Chevreuse de ce quatuor pour un entretien face à face. Ces hommes étaient capables d’aller jusqu’à la provocation. Ce qui ne l’effrayait pas : l’épée à la main, il se connaissait peu d’égaux et aucun de supérieur pour le coup d’œil et la rapidité. Et cela se savait mais il n’était pas venu pour se battre en duel : ce serait simplement du temps perdu.

La messe et les cérémonies d’offrande achevées – Chevreuse remit une bourse rebondie pour les œuvres de Notre-Dame –, Gabriel se précipita hors de l’église tandis que l’Archiprêtre raccompagnait solennellement l’auguste pèlerin que ses amis étaient bien obligés de suivre. Un carrosse et des chevaux de main qu’une foule restreinte entourait attendaient sur le parvis. Quand il vit le Duc s’avancer vers l’équipage, Gabriel se précipita pour lui barrer le passage en le saluant profondément :

— Que je parle à vous, Monseigneur ! Daignez m’accorder un instant. C’est d’une extrême urgence…

La réaction de Liancourt fut immédiate :

— Monseigneur n’a rien à vous dire ! s’écria-t-il en essayant de se glisser entre eux, mais d’un geste – courtois ! – de la main Gabriel le retint :

— Jusqu’à ce jour, Monseigneur n’a jamais eu besoin d’un truchement pour s’adresser à moi, fit-il avec une douceur qu’il était loin d’éprouver, mais il avait cru remarquer une lueur dans les yeux du Duc et l’ombre d’un sourire sous sa moustache blonde : à l’évidence il n’éprouvait aucun déplaisir de la rencontre.

A quarante-cinq ans, le duc Claude était encore un fort bel homme. Grand, le corps puissant mais dépourvu de graisse par l’exercice quotidien des armes quand il n’était pas en guerre, il avait un front haut, un visage jadis fin dont les traits s’accusaient avec l’âge, des yeux bleus un peu proéminents, des cheveux blonds grisonnants et une expression généralement affable. Il eut un sourire pour son ami dressé sur ses ergots comme un coq de combat :

— Il a raison, Liancourt ! Pourquoi veux-tu que je refuse de lui parler ?… Faisons quelques pas, Malleville, et donnez-moi des nouvelles : Mme de Luynes serait malade ? Elle toujours si fraîche ?

— Assez pour m’envoyer à sa place réclamer avec instances la protection de Notre-Dame-de-Liesse.

— Mais de quoi souffre-t-elle ?

— De chagrin, Monseigneur ! De la profonde douleur de se voir, si tôt après la mort de Monsieur le Connétable, quasi abandonnée et livrée avec ses enfants à la vindicte de ses ennemis qui l’ont desservie auprès du Roi en dépit des prières de la Reine. Seule Mme la princesse de Conti lui garde son affection…

— Desservie auprès du Roi ? Mais… pourquoi ? fit Chevreuse avec une naïveté trop facile pour tromper Gabriel.