Le carrosse à peine arrêté dans la cour d’honneur éclairée par des lanternes et les lumières de l’intérieur, Marie sauta à terre sans attendre l’aide de qui que ce soit et marcha à pas rapides, Elen sur ses talons, vers l’entrée du logis, passant avec un vague signe de la main devant l’intendant et le quarteron de valets pliés en deux qui lui souhaitaient la bienvenue. Elle alla ainsi jusqu’à sa chambre où un bon feu flambait dans la cheminée de porphyre sculptée comme un lutrin d’église, et là laissa tomber à terre son manteau ourlé de renard noir avant de se jeter dans le plus proche fauteuil, l’œil orageux :

— Mille tonnerres ! s’écria-t-elle. Me faire cela à moi qu’il prétendait aimer il n’y a pas si longtemps !… Mais, dussé-je y passer ma vie, je l’en ferai repentir.

Elle retroussa jusqu’aux genoux ses jupes noires pour offrir à la flamme ses jambes parfaites dans des bas de soie blanche brodés de couleurs vives à la mode espagnole, façon discrète de s’insurger contre la sinistre couleur du deuil, considéra un instant avec tendresse ses pieds emprisonnés dans de hautes chaussures de daim ornées d’un petit chou de ruban rouge, puis soudain éclata de rire et la chambre s’emplit d’éclats joyeux en totale opposition avec la mine tragique arborée durant le voyage. Pourtant cela ressemblait à un orage qui crève et la jeune fille, qui en avait vu d’autres, commença par ramasser le manteau qu’elle expédia sur le lit, passa derrière le fauteuil pour ôter le chapeau qui s’agitait dangereusement et, pour finir, alla prendre dans l’un des deux cabinets florentins en bois précieux, un flacon en verre rouge et bleu de Murano contenant du vin d’Espagne dont elle emplit un verre assorti, et elle revint vers Marie. Le fou rire durait encore mais de façon plus saccadée, comme si des sanglots s’y mêlaient. Le visage était maintenant inondé de larmes. Cependant l’inquiétude de la suivante s’apaisait : cette bizarre crise était salutaire après la longue tension dans laquelle s’était enfermée la Duchesse. Elle porta doucement le vin aux lèvres encore tremblantes :

— Buvez, madame !… Cela vous fera du bien !

Machinalement Marie obéit, avala deux, trois gouttes puis s’emparant du verre, le vida d’un trait :

— Ah ! Ça va mieux ! soupira-t-elle. Ce qui est merveilleux avec toi c’est que tu sais toujours ce dont j’ai besoin ! Même quand tu ignores de quoi il retourne. Donne-m’en encore un peu !

Elen s’exécuta. Comme presque toutes les grandes dames de l’époque, sauf celles qui penchaient vers les austérités de la religion, Madame la Connétable savait boire sans être jamais incommodée. Une deuxième rasade passa plus lentement, puis Marie appuya la tête contre le dossier en velours, posa les pieds sur un chenet et sourit :

— Tu me crois devenue folle ?

— Oh non ! Qu’il vous soit arrivé une mauvaise nouvelle, oui !

— On peut appeler cela ainsi : le Roi m’a fait l’honneur de m’écrire pour me signifier ma disgrâce. Il m’est défendu de reparaître au Louvre. Mlle de Verneuil est logée à la même enseigne que moi !

— Sa propre sœur ? Oh !

— Sa demi-sœur[1]. La Reine a tant plaidé notre cause que je croyais cette affaire enterrée. Apparemment il n’en est rien. Nous n’avons pas fini de payer ce malencontreux accident.

Un mois plus tôt, le lundi 14 mars, Anne d’Autriche et ses dames préférées – donc Mme de Luynes et sa belle-sœur – s’étaient rendues après souper chez la princesse de Condé qui « tenait le lit » – autrement dit recevait dans sa chambre, ce qui était fort à la mode ! – dans son appartement du Louvre… La soirée avait été brillante : nombre de dames et de gentilshommes faisaient cercle autour de leur hôtesse. On avait écouté de la musique, dégusté une collation et surtout beaucoup ri. Bref on s’était bien amusé jusqu’à ce que la Reine s’aperçût qu’il était minuit et décide de rentrer chez elle par le chemin habituel, c’est-à-dire en traversant la grande salle du Louvre, celle où l’on mettait le trône aux jours de cérémonies. A cette heure de la nuit, elle était déserte et mal éclairée offrant devant les trois jeunes femmes un peu éméchées et qui ne cessaient de rire aux éclats le sombre miroir de ses dalles de marbre soigneusement cirées. L’idée de traverser ce désert brillant en courant et en faisant des glissades naît alors dans l’esprit de Marie. Aussitôt approuvée par les deux autres. Plus mollement peut-être par la petite Reine mais Marie a réponse à tout :

— Nous allons vous tenir par le bras ! Ce sera très amusant.

Elle prend Anne sous l’aisselle tandis qu’Angélique de Verneuil en fait autant et les voilà parties, riant comme des folles avec l’impression de patiner sur la glace. Seulement au fond de la salle il y a l’estrade où l’on place le trône. Elles vont si vite qu’elles vont droit dedans, sans dommages pour les deux soutiens mais la Reine tombe et se plaint aussitôt d’une vive douleur. Or elle est enceinte de six semaines… et le mercredi 16, les espérances du royaume s’envolaient au milieu d’une cour consternée. Ce n’était pas la première fausse couche d’Anne, mais les autres avaient été plus précoces et le Roi fondait de grands espoirs sur cet enfant à venir. On lui cacha d’abord la raison du « malaise » éprouvé par sa femme au moment de son départ pour le Midi de la France, mais il fallut bien en venir à lui dire la vérité. Il entra alors dans une violente colère où se mêlaient chagrin et désillusion. Sa femme reçut de lui une lettre furieuse où il lui ordonnait de chasser Mme de Luynes et Mlle de Verneuil. Offensée car elle n’avait pas conscience d’avoir commis une faute si grave, pas plus que ses compagnes, Anne envoya plusieurs émissaires plaider une cause qui était aussi la sienne et l’on put, un moment, croire que tout était oublié. Apparemment il n’en était rien. Le couperet venait de tomber sur Marie qui semblait avoir peine à s’en remettre en dépit de son caractère optimiste. Elen avança prudemment :

— La colère du Roi ne durera pas. La Reine vous aime. Et aussi la Reine-mère dont vous êtes la filleule…

— C’est vrai. Je suis même leur seul sujet d’accord et il est réconfortant de savoir que deux égoïsmes se rencontrent sur ma tête.

— En outre, notre sire ne pourra faire autrement que pardonner à Mlle de Verneuil qui doit épouser dans les mois à venir le fils du duc d’Epernon. Il faudra bien que son pardon s’étende aussi à vous sous peine de se montrer par trop injuste et ne se veut-il pas Louis le Juste ?

— Ça, ma chère, c’est de la littérature ! Je ne suis pas très sûre de la solidité de ses sentiments fraternels envers la jeune Angélique de Verneuil. Il ne faut pas oublier qu’il appelait sa mère la « putain » ! Quoi qu’il en soit, le sang du Béarnais peut inciter Louis à la clémence, mais moi je n’ai pas une goutte de ce sang vénéré et je me retrouve veuve avec trois enfants dont l’un hérite le titre ducal, me laissant celui de douairière… à vingt et un ans. Ma Surintendance va tomber dans les griffes de la vieille Montmorency qui la guette comme un chat une souris dodue, et je ne sais trop ce que va devenir ma fortune puisque c’est mon fils qui hérite.

— N’exagérons rien ! Vous n’êtes pas encore dans la misère. Les frères de feu le Connétable semblent vous être attachés.

— Oui. Nous formons une famille unie mais jusques à quand ? L’air de la disgrâce est le plus difficile à respirer qui soit. Cela dit, je ne suis pas venue jusqu’ici pour me plaindre mais pour réfléchir et prendre conseil.

— De maître Basilio ? J’aurais dû m’en douter…

— Aurait-on besoin de moi ?

A la manière de quelque génie évoqué au prononcé de son nom, un bizarre personnage venait de franchir la porte sans se soucier d’y frapper. C’était, emballé dans une longue robe noire agrémentée d’une fraise un peu fatiguée nouée par un joyeux ruban rouge, un petit homme grisonnant dont la barbe poivre et sel, longue et pointue, projetait lorsqu’il s’agitait une ombre cocasse sur le mur. D’énormes sourcils broussailleux abritaient des yeux vert mousse, vifs et pétillants au-dessus d’un nez retroussé de jouvencelle. Les cheveux gris et raides dépassaient d’une espèce de pot de fleurs renversé en feutre noir surmonté d’un pompon rouge. L’étrange apparition abritait du creux de sa main la flamme d’une bougie que le courant d’air agitait. Elen se précipita pour fermer la porte.

— C’est ce qui s’appelle arriver à point nommé, sourit-elle. Développeriez-vous, par hasard, une tendance à écouter aux portes, maître Basilio ?

Il renifla et lui adressa un regard sévère avant de répondre avec un furieux accent florentin :

— Si… mais seulement pour l’utilité ! L’arrivée du carrosse a fait assez de bruit, sans compter ceux de la cuisine où le maître queux brait comme un âne. Alors voilà Basilio ! Tu ne souhaiterais pas faire appel à ses lumières, Madame la Duchesse ? Parce que tu as des ennuis.

Le langage des cours lui ayant toujours été hermétique, Basilio, arrivé en France dans les bagages de Leonora Galigaï, employait la troisième personne pour lui-même et, universellement, le tutoiement égalitaire des rues de Florence, mais sans jamais oublier le titre qui convenait. Posant sa chandelle sur un coffre, il tira un fauteuil à côté de celui de Marie et s’installa bien au fond, ce qui ne permit plus à ses pieds de toucher le sol.

— Dis-moi, fit-il d’un ton engageant, on t’a mise à la porte ?

— Comment le sais-tu ? bougonna Mme de Luynes.

— Basilio sait toujours tout ! fit-il en tournant vers le plafond un doigt doctoral. C’est même grâce à ça qu’il peut continuer à respirer l’air pur du Seigneur et jouir des succulences autant que des douces odeurs de sa divine Création !