Lui-même sentait l’ail à quinze pas, en dépit du vague effluve de jasmin qu’il répandait avec générosité sur lui quand il se montrait en compagnie. Les parfums étaient cependant sa spécialité initiale. Versé depuis l’enfance dans les herbes, arbres, fleurs et autres plantes, il avait appris d’un vieil apothicaire florentin l’art d’en tirer eaux de senteur, cosmétiques et par la même occasion de confectionner baumes, onguents, potions et autres lotions… Cela lui avait valu la faveur de Leonora Galigaï et accessoirement celle de l’épouse d’Henri IV. Très accessoirement même, car la Concini avait choisi de le tenir en son château de Lésigny à l’écart de la Cour, ce qui avait permis à Basilio de laisser s’épanouir en toute discrétion des connaissances en astrologie ainsi que des dons divinatoires toujours appréciés de sa maîtresse.

L’éloignement où on le tenait l’avait sauvé au moment de la tempête qui s’était abattue sur le maréchal d’Ancre et les siens.

Découvrant le bonhomme – qui n’avait pas jugé utile de fuir ! – à l’étage supérieur d’une des tours, le futur connétable avait été « subjugué » par l’avenir mirobolant que Basilio fit briller devant lui d’entrée de jeu. Quant à Marie, ayant quitté depuis peu sa campagne tourangelle pour entrer aux filles d’honneur de la Reine-mère, sa marraine, elle connaissait naturellement les Concini et si elle détestait d’instinct le mari, elle trouvait la femme très amusante, intéressante même car Leonora savait une foule de choses, s’entendait comme personne à distraire la maussade Marie de Médicis et possédait un goût très sûr pour les agencements intérieurs d’une maison, les toilettes et les bijoux dont sa passion avait fait d’elle une sorte d’expert. Basilio ayant été amené par elle au Louvre à deux reprises, Marie se soucia de lui après le drame qui abattit les Concini, fit emprisonner à Nantes le jeune comte de la Penna, leur enfant de quatorze ans, et envoya la Reine-mère contempler la Loire au château de Blois où elle aurait dû normalement l’accompagner. Mais elle était la fille du duc de Montbazon, vieux et fidèle compagnon d’Henri IV assassiné presque dans ses bras, et il ne pouvait être question de l’inclure dans l’ostracisme dont était frappée sa veuve. La jeune Marie resta donc à Paris dans l’hôtel paternel de la rue de Bethisy. Mais elle réclama Basilio et comme on en était aux préparatifs du mariage avec Charles de Luynes, le parfumeur astrologue fut le premier terrain sur lequel les fiancés se rencontrèrent. Et c’est ainsi que celui-ci put couler des jours paisibles et des nuits étoilées dans le joli château neuf qu’avait bâti Leonora.

Depuis la mort de son époux, Marie n’était pas revenue à Lésigny. Etant donné les mauvaises dispositions affichées par Louis XIII à la suite du décès du Connétable, elle s’était bien gardée de s’éloigner de la Reine. Fière et courageuse de nature, elle n’était pas femme à tourner le dos à l’adversité. Mais maintenant l’adversité la rattrapait.

— C’est vrai, soupira-t-elle. Je ne dois plus paraître au Louvre. Pourquoi ne m’avoir pas prévenue ?

— Parce que tu ne m’as rien demandé, Madame la Duchesse ! Et Basilio a pour habitude de laisser les gens agir à leur guise tant qu’ils ne font pas appel à lui. Tu aurais dû venir après la mort de ton seigneur !

— Le temps était affreux et j’étais sur le point d’accoucher. A présent me voilà… et je ne sais plus que faire !

Elle s’interrompit : un valet venait l’avertir que le souper était servi dans la grande salle. Cela lui rappela qu’elle avait faim, les pires soucis ne lui ayant jamais coupé l’appétit. Rabattant ses jupes, elle sauta sur ses pieds :

— Veux-tu souper avec nous ?

— Basilio a déjà pris sa nourriture… et il a autre chose à faire. Va te réconforter ! On se reverra tout à l’heure !

Sans répondre, Marie suivie d’Elen descendit dans la longue pièce tendue d’une série de tapisseries flamandes où le feu flambait dans la cheminée. Elle se lava les mains sous l’eau fraîche d’une aiguière d’argent assortie d’une cuvette que lui offrait un petit valet, s’essuya à la serviette de toile des Flandres que lui tendait un autre et s’installa avec sa suivante à l’interminable table de chêne ciré où le couvert pour deux personnes donnait une impression d’abandon en dépit du luxe des chandeliers allumés. La Duchesse et sa suivante goûtèrent deux potages, une fricassée de tripes, un chapon rôti, une sorte de tourte aux pois, un pâté aux pommes, des craquelins et des prunes confites, le tout arrosé de vin clairet[2]. C’était assez modeste pour une grande maison mais l’arrivée tardive de la maîtresse n’avait pas permis un plus grand déploiement culinaire. Pas une parole ne fut échangée tandis que l’on se restaurait, chacune des deux femmes s’absorbant dans ses propres pensées.

Une heure plus tard, on était de retour dans la chambre dont le lit avait été préparé. Une servante était en train d’y installer un « moine » tandis qu’une autre ranimait le feu de la cheminée. Marie, pour sa part, décida de se déshabiller et de se coucher. Elle était lasse et attendrait aussi bien dans son lit les conclusions de son « mage » comme elle se plaisait parfois à l’appeler.

Avec l’aide d’une chambrière, Elen la débarrassa, devant le feu, de sa fraise, de sa robe de velours noir brodé de jais et des nombreux jupons qu’elle avait entrepris de mettre à la mode en remplacement du vertugadin qu’elle jugeait raide, incommode et disgracieux. Quand elle fut en chemise, une autre servante lui présenta une cuvette pour s’y laver les mains et le bout du nez, après quoi le court linge de jour fut changé pour un long vêtement de nuit en fine soie plissée couvert d’un peignoir en même tissu, et elle alla s’asseoir devant la table à coiffer surmontée d’un miroir de Venise afin de livrer sa tête aux mains expertes d’Elen. Normalement c’était Anna, sa camériste – une véritable artiste ! – qui prenait soin de sa chevelure mais, étant partie en catastrophe, Marie n’avait emmené que l’indispensable : sa demoiselle favorite et son cocher. Anna en avait montré de l’humeur mais le cas était exceptionnel et de toute façon la volonté de la Duchesse faisait loi. Elen d’ailleurs en était enchantée parce qu’elle adorait manier la somptueuse chevelure de Marie. Après avoir enlevé épingles et peignes de l’édifice compliqué permettant au chapeau de cohabiter avec la délirante fraise « en meule de moulin », la jeune fille commença son ouvrage en enfouissant ses deux mains dans l’épaisse toison pour masser doucement le crâne de la Duchesse qui ferma les yeux avec un soupir d’aise et s’abandonna à cette sensation qui apaisait son esprit :

— Elen ! Tu devrais enseigner Anna à faire cela ! J’en éprouve tellement de bien-être !

— Elle a des mains trop puissantes. Ceci demande un toucher délicat et ferme tout en même temps.

— Bon. Alors tu es condamnée à ne jamais te marier et à passer ta vie auprès de moi tant que durera la mienne.

— Je ne demande rien d’autre, murmura la jeune fille. Les hommes sont des brutes et j’ai toujours refusé le mariage.

— Tu es belle pourtant ! Les galants ne doivent pas te manquer ?

— Je n’en écoute aucun ! La plupart ignorent les bienfaits de l’eau et beaucoup sentent le bouc en dépit des parfums dont ils font usage. C’est proprement écœurant !

Marie éclata de rire :

— Qu’aurais-tu dit si tu avais connu le roi Henri ! Il puait comme charogne car outre ses odeurs corporelles il empestait l’ail. Quand j’étais petite fille, je l’ai vu à plusieurs reprises lorsqu’on me menait auprès de ma marraine la reine Marie. Il me prenait dans ses fortes mains, me faisait sauter en l’air en riant très fort et en disant : « Dès que tu auras l’âge, petite dame, je te ferai la cour parce que tu seras une vraie beauté ! » Et là-dessus il m’embrassait ! Pouah !… Pourtant vois-tu, ajouta-t-elle soudain rêveuse, il avait quelque chose d’extraordinairement attirant. Une sorte de charme… Ses yeux bleus pétillants, son rire immense, sa voix profonde et aussi cette force virile que l’on sentait en lui. C’était un homme de guerre et c’était un amant. J’ai pleuré quand mon père, bouleversé de chagrin, m’a appris sa mort… et je me suis parfois demandé si je lui aurais résisté au cas où il m’aurait priée d’amour…

— Oh, madame !

— Eh oui ! Faire l’amour avec un fauve ne doit pas manquer d’épices… Regarde la princesse de Condé, sa dernière passion ! Elle n’avait pas quinze ans et elle ne cessait de vouloir échapper à son époux afin de rejoindre le Roi. Et elle ne cache pas ses regrets…

— N’est-ce pas une attitude ? Après avoir été la dernière passion du Béarnais au point de faire trembler femme et maîtresse, quelle gloire ! Madame la Princesse ne permet à personne de l’oublier et ne fait pas mystère de sa désolation de n’avoir pu être à lui.

— Tu vois ! Crois-moi, tu devrais essayer au moins une fois… en choisissant avec discernement.

— J’ai déjà essayé, murmura Elen sans autre commentaire, mais d’un ton si ferme qu’en dépit de sa curiosité éveillée, la Duchesse sentit qu’il ne fallait pas aller plus loin et remit à plus tard la suite de la conversation.

— Va plutôt me chercher Basilio, fit-elle pour rompre les chiens. Il devrait en avoir fini…

La jeune fille n’alla pas loin : le petit mage était déjà au seuil de la porte avec sa chandelle. Lui marchant presque sur les pieds, il piqua droit sur Marie :

— Tu dois te remarier, Madame la Duchesse… et vite ! C’est ta seule planche de salut si tu veux rester où tu es.

— J’y songeais, à dire vrai… mais les étoiles sont-elles favorables ?

— Il pleut ! On ne peut pas voir le ciel mais les petits esprits de Basilio disent que tu n’as pas d’autre moyen pour échapper à un énorme naufrage car la Reine – une bonne personne… enfin assez bonne ! – n’entrera pas en guerre contre son époux pour te défendre. Il te faut quelqu’un de suffisamment grand pour que même le Roi soit obligé de t’accepter.