Bien souvent, quand Marianne était petite, tante Ellis lui avait montré cette robe. Elle avait toujours peine à retenir ses larmes en la sortant de son coffre en bois des îles, mais elle aimait voir s'émerveiller la frimousse de l'enfant.
— Un jour, lui disait-elle, tu porteras, toi aussi, cette belle robe. Et, ce jour-là, tu seras heureuse. Oui, par Dieu, tu seras heureuse !... affirma-t-elle en frappant le sol de sa canne, comme si elle mettait le destin en demeure de lui obéir.
Et, de fait, Marianne était heureuse.
Le martèlement dont Ellis Selton ponctuait ses volontés ne résonnait plus que dans le souvenir de sa nièce. Depuis une semaine, la vieille fille autoritaire et généreuse reposait au fond du parc, dans le mausolée palladien où dormaient ses ancêtres. Et, ce mariage, c'était le fruit de sa volonté formelle, la dernière, celle que l'on ne refuse pas.
Depuis ce soir d'automne où un homme exténué avait déposé dans ses bras un bébé de quelques mois qui pleurait de faim, Ellis Selton avait découvert un sens à sa vie solitaire. Sans effort, la demoiselle montée en graine, hautaine, absolue et emportée, s'était muée, pour l'orpheline, en une mère admirable, envahie parfois de violentes bouffées de tendresse qui l'éveillaient, en pleine nuit, haletante et trempée de sueur, à la seule pensée des dangers jadis courus par la petite fille.
Elle se levait alors, incapable de maîtriser l'impulsion qui la jetait à bas de son lit et, pieds nus, ses nattes rousses dansant sur son dos, elle prenait sa canne et se hâtait jusqu'à la grande chambre, toute proche de la sienne, où Marianne dormait. Elle restait un long moment auprès du petit lit, contemplant la fillette qui était devenue son unique raison de vivre. Puis, quand l'angoisse née d'un cauchemar s'était apaisée, quand son cœur avait retrouvé son rythme normal, Ellis Selton retournait se coucher, non pour dormir mais pour remercier interminablement le Seigneur d'avoir offert à une vieille fille ce merveilleux miracle : un enfant pour elle seule.
L'histoire de son sauvetage, Marianne la connaissait par cœur pour l'avoir entendu raconter cent fois par sa tante. Ellis Selton était une huguenote farouche, fermement ancrée dans ses principes religieux, mais elle savait reconnaître et apprécier le courage. L'exploit de l'abbé de Chazay lui avait valu la considération de l'Anglaise.
— C'est un homme, ce petit curé papiste ! s'exclamait-elle invariablement en conclusion de l'histoire. Je n'aurais pas fait mieux !
Son activité, en effet, était dévorante, son énergie inlassable. Elle adorait les chevaux et, avant son accident, avait passé en selle la plus grande partie de son temps, parcourant le vaste domaine d'un bout à l'autre et posant sur toutes choses son œil bleu auquel bien peu de détails échappaient.
Aussi, dès qu'elle avait été capable de se déplacer seule à travers la maison, Marianne avait été hissée sur un poney, habituée à l'eau froide, aussi bien celle des pots pour la toilette que celle de la rivière où elle avait appris à nager. A peine plus couverte en hiver qu'en été, sortant tête nue par tous les temps, chassant son premier renard à huit ans, Marianne avait reçu une éducation qui eût fait honneur à n'importe quel garçon, mais qui, pour une fille, et surtout pour une fille de son temps, était assez peu orthodoxe. Le vieux Dobs, le chef des palefreniers, lui avait même appris le maniement des armes. A quinze ans, Marianne tirait l'épée comme saint Georges et perçait un as à vingt pas.
Cependant, l'esprit n'avait pas été négligé. Elle parlait plusieurs langues ; elle avait eu des maîtres d'histoire, de géographie, de littérature, de musique, de danse, mais surtout de chant, car la nature l'avait douée d'une voix au timbre chaud et pur qui n'était pas son moindre charme. Plus cultivée que la plupart de ses contemporaines, Marianne était devenue l'orgueil de sa tante, malgré une regrettable propension à dévorer tous les romans qui passaient à portée de sa main.
— Elle pourrait s'asseoir sans embarras sur n'importe quel trône ! aimait à déclarer la vieille fille en ponctuant ses paroles d'un vigoureux coup de canne sur le sol.
— Les trônes n'ont jamais été des sièges bien confortables, répondait l'abbé de Chazay, habituel confident des rêves glorieux de lady Ellis, mais depuis quelque temps ils sont devenus parfaitement intenables !
Ses relations avec Ellis étaient chaotiques, agitées. Marianne ne pouvait les évoquer sans une nostalgie teintée d'amusement maintenant qu'elles avaient pris fin. Protestante dans l'âme, lady Selton considérait les catholiques avec une invincible méfiance et leurs prêtres avec une sorte de terreur superstitieuse. Remplie d'horreur par les exploits de l'Inquisition, elle les en tenait pour responsables et leur trouvait toujours un léger fumet de fagot. Entre elle et l'abbé Gauthier, les joutes oratoires étaient ardentes, interminables, chacun des adversaires cherchant à convaincre l'autre, sans pour cela conserver le moindre espoir d'y parvenir. Ellis brandissait la bannière verte de Torquemada et Gauthier fulminait contre les bûchers d'Henry VIII, les fureurs du fanatique John Knox et, rappelant le martyre de la catholique Marie Stuart, partait à l'assaut de la citadelle anglicane. En général, le combat se terminait par épuisement. Lady Ellis faisait servir le thé que l'on flanquait, en l'honneur du visiteur, d'un flacon de vieux whisky, puis, la paix revenue, les deux lutteurs s'affrontaient plus pacifiquement, les cartes en main, autour de la marqueterie d'une table de trictrac, chacun d'eux content de soi-même et content de l'autre, toute estime mutuelle intacte, sinon renforcée. Et l'enfant retournait à ses jeux avec le sentiment que tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes, puisque ceux qu'elle aimait étaient d'accord.
Malgré les convictions de sa tante, Marianne avait été élevée dans la religion qui avait été celle de son père. A dire vrai, les cours d'instruction religieuse, comme ce que la fillette appelait les « guerres de religion », n'avaient pas lieu très souvent. L'abbé Gauthier de Chazay ne faisait à Selton Hall que de brèves apparitions, souvent très espacées. On ne savait pas au juste à quoi il occupait son temps, mais une chose était certaine : il voyageait beaucoup en Allemagne, en Pologne et jusqu'en Russie blanche où il effectuait de longs séjours. Il s'arrêtait aussi, parfois, auprès des différentes résidences du comte de Provence, devenu, depuis 1795 et la mort du Dauphin du Temple, le roi Louis XVIII. Il avait séjourné à Vérone, à Mittau, en Suède. De temps en temps, il touchait terre en Angleterre, puis il disparaissait, toujours pressé, toujours discret, sans jamais dire où il allait. Et personne, jamais, ne lui posait de questions.
L'installation du gros souverain sans royaume à Hartwell House, le printemps précédent, avait paru fixer momentanément l'abbé en Angleterre. Il n'avait fait, depuis, qu'un court voyage. Evidemment, toutes ces allées et venues n'allaient pas sans intriguer Marianne et sa tante. Celle-ci, bien souvent, s'écriait :
— Le petit curé serait un agent secret de Rome que je n'en serais pas autrement surprise !
C'était l'abbé, pourtant, qu'au moment de mourir elle avait appelé auprès d'elle, de préférence au pasteur Harris qu'elle détestait de toutes ses forces et appelait un « sacré pompeux imbécile ! ». Une mauvaise grippe, traitée par la malade, selon sa coutume, avec le plus parfait mépris, l'avait menée en une semaine aux portes de la mort. Ellis l'avait vue approcher sans trembler, cette mort, avec calme et lucidité, regrettant seulement qu'elle fût prématurée.
— J'avais encore tellement à faire ! soupira-t-elle. En tout cas, j'entends que, huit jours après mon enterrement, ma petite Marianne soit mariée !
— Si tôt ? Je suis là pour veiller sur elle, objecta l'abbé.
— Vous ? Mon pauvre ami ! Autant la confier à un courant d'air ! Vous allez encore disparaître un jour ou l'autre pour l'une de vos mystérieuses expéditions et l'enfant demeurera seule. Non, elle est fiancée, mariez-la ! J'ai dit : huit jours ! Vous le promettez ?
L'abbé Gauthier avait promis. C'est pourquoi, fidèle à sa parole, il venait de marier, par ce soir pluvieux de novembre 1809, Marianne d'Assel-nat et Francis Cranmere.
Debout devant l'autel, dans une chasuble de soie blanche brodée de lis d'or que lui avait prêtée l'aumônier de Louis XVIII, Alexandre de Talleyrand-Périgord[2], l'abbé Gauthier de Chazay officiait avec solennité. Sa petite taille mince et frêle prenait, dans les vêtements sacerdotaux, une sorte de grandeur qu'accentuait la noblesse des gestes lents. A quarante-cinq ans, il ne portait pas son âge et gardait une allure résolument juvénile. Seuls les fils blancs qui striaient ses épais cheveux noirs, autour de la tonsure, trahissaient le temps passé. Mais ces marques du temps, Marianne les considérait avec tendresse, car elle devinait, obscurément, qu'elles étaient le fruit d'années difficiles et d'un dur labeur accompli au service des autres. Pour ce qu'elle savait de lui et pour ce qu'elle en soupçonnait, Marianne l'aimait beaucoup. Or, son bonheur présent était un peu gâché par le fait que son cher parrain ne paraissait pas le partager. Elle savait qu'il n'approuvait pas ce mariage avec un Anglais protestant, qu'il eût préféré pour elle l'un des jeunes émigrés de l'entourage du duc de Berry, et qu'il se conformait uniquement à la volonté de la morte. Mais elle avait, en outre, l'impression que Francis Cran-mere déplaisait, en tant qu'homme, à l'abbé de Chazay : le prêtre accomplissait là un devoir sacré, et l'accomplissait sans joie.
Quand, la cérémonie terminée, il descendit vers le couple, Marianne lui sourit d'un air encourageant, comme pour l'inciter à partager son bonheur, à effacer ce pli soucieux creusé entre ses sourcils. Son regard, à elle, semblait dire : « Je suis heureuse et je sais que vous m'aimez. Pourquoi ne pas être heureux, vous aussi ? » Et il y avait une angoisse dans sa muette interrogation. Il était tout ce qui lui restait, maintenant que tante Ellis n'était plus. Elle aurait voulu une adhésion pleine et entière à son amour.
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