— Puis-je être admis à offrir mes compliments et mes vœux de bonheur ? fit derrière elle, si près qu'il lui sembla sentir dans sa nuque la chaleur d'une haleine, la voix paisible de l'Américain.

Force fut à Marianne de se retourner, mais elle laissa Francis répondre. Sa main se noua aux doigts bruns de Jason. Il s'écria, plein d'une cordialité qui surprit sa compagne :

— Bien sûr, cher ! Les vœux d'un ami ont un prix tout particulier et je sais les vôtres sincères. Vous nous restez, n'est-ce pas ?

— Avec joie !

Les yeux bleus s'attachaient au visage contracté de Marianne. Furieuse, elle eut la sensation qu'il sentait sa réprobation et s'en amusait. Mais il eut le bon goût de ne rien ajouter, se contentant de s'incliner tandis que les jeunes époux se dirigeaient maintenant vers les envoyés du roi Louis XVIII, qui avait tenu à honorer d'une sorte d'ambassade le mariage d'une émigrée, fille de deux victimes de la Terreur. C'étaient le duc d'Avaray et l'évêque de Talleyrand-Périgord.

Tous deux se tenaient à l'écart, près de la cheminée du salon, dans une hautaine solitude compensant par leur maintien sévère leur situation amoindrie d'émigrés. Tous deux vêtus avec une simplicité qui contrastait avec l'élégance du prince de Galles et de ses amis, ils offraient une image à la fois imposante et surannée, à laquelle Marianne, dans sa toilette démodée, apportait un contrepoint plein de charme. Quand la nouvelle mariée fit sa révérence aux envoyés royaux, Francis eut, un instant, l'illusion de se retrouver à Versailles vingt-cinq ans plus tôt. Son salut s'en ressentit et revêtit les formes d'un involontaire respect. Cependant, la voix mesurée du comte d'Avaray offrait aux deux époux les félicitations royales, puis, se tournant vers Marianne, le vieux seigneur ajoutait :

— Il a plu à Son Altesse Royale Madame la duchesse d'Angoulême[3] de vous offrir, milady, un témoignage tout particulier de son estime. Madame m'a prié de vous remettre ceci, en souvenir d'elle.

Ceci était un petit médaillon d'émail bleu, serti de brillants, où était enfermée une mince mèche de cheveux blancs. Et comme Marianne contemplait, sans comprendre, l'étrange cadeau, Avaray ajouta :

— Ces cheveux ont été coupés sur la reine Marie-Antoinette avant son exécution. Madame a tenu à vous en offrir quelques-uns, en mémoire de votre noble mère qui donna jadis sa vie pour la Reine.

Un flot de sang monta aux joues de la jeune fille. Incapable d'articuler un seul mot, elle remercia d'une profonde révérence, tandis que Francis se chargeait de traduire son émotion. Elle éprouvait un sentiment bizarre. Ces continuels rappels du passé, au seuil d'une vie nouvelle qu'elle souhaitait passionnément emplie d'amour et consacrée uniquement au culte d'un seul homme, lui étaient plus pénibles qu'agréables. Pour Marianne, sa mère était seulement un fantôme amical, le reflet d'un visage souriant contemplé sur une miniature d'ivoire, mais, aujourd'hui, ce reflet s'était amplifié au point d'annihiler sa propre personnalité. Par instants, elle en arrivait à se demander si c'était bien Marianne d'Asselnat et non Anne Selton qui venait d'épouser le beau Francis Cranmere...

Tandis qu'il l'entraînait vers le grand vestibule pour raccompagner le prince, Francis murmura, un œil sur la main que Marianne avait refermée sur le médaillon :

— Etrange cadeau à faire à une jeune épousée ! J'espère que vous n'êtes pas superstitieuse ?

Elle s'efforça de chasser les dernières bouffées de son malaise passager, sourit courageusement.

— Ce qui est offert de bon cœur ne saurait apporter le malheur. Ce présent m'est précieux, Francis !

— Vraiment ? Vous m'en voyez heureux ! Mais, pour l'amour du ciel, Marianne, rangez ce précieux médaillon dans quelque coffret et gardez-vous bien de le porter. Quelle damnée manie ont donc les Français de brandir continuellement le fantôme de leur affreuse guillotine ? Je suppose qu'elle les aide à nourrir leur rancœur et leur goût de vengeance... peut-être aussi à oublier qu'ils sont seulement les reflets d'une époque disparue et que Napoléon règne !

— Comme vous avez peu d'indulgence pour ces malheureux dont je suis, Francis ! Oubliez-vous les souffrances de Madame ? Et, pour un Anglais, je trouve étrange votre évocation de l'actuel empereur !

— Je hais Napoléon autant que je plains Madame Royale, riposta Francis froidement. Mais je n'aime pas que l'on fasse aussi aisément table rase de la réalité ! Ceci dit, la politique me paraît un sujet bien aride pour votre jolie tête. Songez seulement à me plaire, Marianne,, et oubliez la place de la Révolution !

Le souper parut à Marianne d'une longueur et d'un ennui invraisemblables. Peu de convives, peu d'éclat. On n'eût jamais dit un repas de noces ! Seuls l'abbé de Chazay, lord Moira, Jason Beaufort et Ivy St Albans entouraient le jeune couple et il y avait, entre les convives, trop de différences pour que la conversation fût animée. Réduite aux lieux communs, elle languissait. L'abbé parlait peu, songeant sans doute à son prochain départ. Une voiture tout attelée l'attendait déjà dans la cour. L'Américain ne disait rien, se contentant de fixer Marianne avec une attention gênante. Seuls, Francis et Moira parlaient chasse et chevaux. Lady St Albans imitait la jeune mariée et ne se mêlait pas à l'entretien.

Du bout de ses doigts fins, Ivy faisait rouler machinalement une petite boulette de pain sur la nappe damassée. En la regardant, Marianne se demandait pourquoi elle n'aimait pas la ravissante cousine de Francis.

En dehors du fait qu'elle ne laissait jamais oublier le lien qui l'unissait à lord Cranmere et de sa façon de traiter Marianne en fillette légèrement attardée, Ivy St Albans était l'image même de la douceur et de la grâce. Plus âgée que Marianne de quelques années, elle était de taille moyenne, mais sa minceur de nymphe et surtout le haut chignon de boucles d'or pâle qui la couronnait la faisaient paraître plus grande qu'en réalité. Tous les traits de son visage étaient d'une extrême délicatesse. Des yeux d'un bleu céleste, à l'expression caressante, les éclairait, mais, si la bouche d'Ivy avait toute la petitesse requise par les canons de la beauté, il y avait en elle quelque chose qui choquait Marianne. Peut-être cette façon de sourire, qui rappelait trop Francis ? Peut-être aussi cette élégance irréprochable, terriblement féminine, auprès de laquelle la jeune fille se sentait toujours à la fois campagnarde et endimanchée.

Ce soir, c'était pire encore. Dans ses paniers surchargés de dentelles, Marianne avait l'impression d'être une sorte de lourde potiche chinoise auprès d'un fragile Tanagra. Ses falbalas d'un autre âge mettaient en valeur la robe fluide, aérienne, en mousseline du même bleu que ses yeux, portée par Ivy. Largement décolletée, découvrant la courbe douce des épaules, elle était ceinturée, sous les seins, d'une chaîne de très beaux camées antiques, semblables à ceux qui retenaient la masse des cheveux blonds. Une longue écharpe assortie complétait cette toilette très simple, mais dont toute la valeur venait des lignes du corps qu'elle renfermait. Comme beaucoup d'Anglaises, Ivy St Albans s'était mise à porter de la mousseline hiver comme été, parce que Napoléon détestait ce tissu et interdisait pratiquement aux femmes de sa cour d'en porter.

Tous les souvenirs que Marianne conservait d'Ivy avaient un fond de mousseline. C'était une robe de ce tissu aérien, mais blanche, qu'elle portait à Bath, ce jour de l'été dernier où Marianne l'avait rencontrée pour la première fois. Lady Ellis, dans le double espoir de soigner ses douleurs dans les célèbres eaux thermales et de produire sa jeune nièce dans la bonne société, avait traîné à Bath une Marianne mécontente de quitter ses forêts et passablement rétive. Tout de suite, la jeune fille s'était sentie dépaysée au milieu de l'élégante cohue qui encombrait la fameuse ville d'eaux. Il y avait trop de bruit, trop de monde, trop de potins, trop de femmes empanachées et jacassantes, trop de dandies traînant leur indolence ennuyée et leur stupide manie des paris.

Et puis, un matin, dans Milsom Street, comme les deux femmes revenaient en voiture de faire quelques achats, lady Ellis avait poussé une exclamation et ordonné au cocher d'arrêter. Un couple passait et, brusquement, le cœur de Marianne s'était mis à battre à un rythme inaccoutumé. La femme était belle, certes, et merveilleusement élégante dans la robe blanche dont la simplicité mettait en valeur une fantastique capeline en paille d'Italie couverte d'une mousse de fines dentelles, mais la jeune fille ne l'avait regardée que pour mieux l'envier. Son compagnon était sûrement le plus bel homme qu'il y eût sur terre. C'était à lui, d'ailleurs, que s'était adressée l'exclamation joyeuse de lady Ellis.

— Francis, Francis Cranmere !... Quelle joie de vous retrouver, mon cher enfant ! Ne me dites pas que vous ne me reconnaissez pas ?

Un sourire avait éclairé la belle bouche dédaigneuse de l'inconnu.

— Lady Selton ! s'était-il exclamé à son tour, pouviez-vous douter d'être reconnue ? L'Angleterre est couverte de femmes, mais, sur ma parole, il n'est qu'une Ellis Selton ! Mes très respectueux hommages, chère amie.

Et, ôtant le haut chapeau qu'il portait si élégamment planté sur le côté, il s'était incliné pour baiser les doigts de la vieille demoiselle devenue, à la grande stupéfaction de sa nièce, toute rose de plaisir. Cependant, le regard gris du jeune homme avait glissé sur Marianne, interrogateur et, aussitôt, elle était devenue pourpre, prise d'une insurmontable gêne. Dans la simple robe de percale, ornée d'un modeste volant brodé qu'elle devait à l'habileté de sa femme de chambre, Marianne s'était sentie tout à coup affreusement fagotée. La comparaison entre elle et la belle inconnue était si peu à son avantage qu'elle avait cru mourir de honte et n'avait pu articuler aucun mot intelligible quand sa tante l'avait présentée à ce « cher Francis, le fils de mon plus cher ami d'autrefois ! » puis à « sa toute charmante cousine, lady St Albans ! ».