Un sanglot lui coupa la parole. De grosses larmes roulaient sur le visage d'Ellis, sans qu'elle fît rien pour les cacher. Elles lui semblaient si naturelles ! Il y avait longtemps que, sans bien s'en rendre compte, elle s'attendait à les verser ! Exactement depuis le jour où Anne, sa jeune et ravissante sœur, s'était éprise d'un beau diplomate français, depuis que pour le suivre elle avait renoncé à son pays, à sa religion, à tout ce qui lui avait été cher jusqu'à l'arrivée de Pierre d'Asselnat. Anne aurait pu être duchesse en Angleterre, elle avait choisi d'être marquise en France, crevant ainsi le cœur de la sœur aînée, de quinze ans plus âgée, qui avait veillé sur elle après la mort de leur mère. Ce jour-là, Ellis avait eu l'impression que sa petite sœur Anne s'en allait vers un destin tragique, sans trop savoir d'où lui venait ce pressentiment. Ce que lui annonçait l'abbé de Chazay n'était, somme toute, que l'accomplissement de ses cauchemars.

Emu de cette douleur silencieuse, le petit homme noir se tenait devant elle, berçant d'un geste machinal la fillette endormie. Mais, brusquement, Ellis se redressa. Elle tendit vers l'enfant des mains à la fois avides et tremblantes ; en l'enlevant doucement, elle la coucha contre sa maigre poitrine, scrutant avec une sorte de crainte la minuscule figure couronnée de légères boucles brunes. Elle passa, sur les petits poings serrés, un doigt précautionneux, timide. Les larmes séchaient sur son visage ingrat qu'une douceur envahissait.

Les jambes molles, brusquement accablé sous le poids de la fatigue accumulée depuis des semaines, l'abbé se laissa aller sur un siège, regardant la dernière des Selton découvrir l'instinct maternel. Eclairé par les flammes, le long visage encadré de cheveux roux offrait une intraduisible image d'amour et de douleur mélangés.

— A qui ressemble-t-elle ? murmura Ellis. Anne était si blonde et cette enfant a les cheveux noirs.

— Elle ressemble à son père, mais ses yeux seront sûrement ceux de sa mère. Vous verrez lorsqu'elle s'éveillera...

Comme si elle n'avait attendu que cette permission, Marianne ouvrit deux yeux aussi verts que de jeunes pousses et regarda sa tante. Mais, aussitôt, le nez minuscule se plissa, la petite bouche s'incurva en une lippe douloureuse et le bébé se mit à hurler. Surprise, Ellis tressaillit, manqua de la lâcher. Elle jeta vers l'abbé un regard proche de la panique.

— Mon Dieu ! Qu'a-t-elle ? Est-ce qu'elle est malade ? Lui ai-je fait mal ?

Gauthier de Chazay eut un bon sourire qui découvrit de solides dents blanches.

— Je crois qu'elle a simplement faim. Depuis ce matin, elle n'a rien pris qu'un peu d'eau puisée à une fontaine.

— Et vous non plus, bien sûr ! A quoi est-ce que je pense ? Je suis là, à écouter mon chagrin, tandis que vous mourez de faim et de fatigue, ce petit ange et vous.

En un instant, le silence du château vola en éclats. Les valets accoururent. L'un reçut l'ordre d'aller chercher une certaine Mrs Jenkins, les autres d'apporter à l'instant un souper confortable, du thé chaud et du vieux whisky. Parry, enfin, s'entendit ordonner de faire préparer une chambre pour l'hôte venu de France. Le tout s'exécuta avec une prodigieuse rapidité. Parry disparut, les valets apportèrent une table abondamment garnie et Mrs Jenkins fit l'entrée solennelle que commandaient ses fonctions dehousekeeper[1], son ample personne et son âge déjà mûr. Mais toute cette majesté fondit comme beurre au soleil quand lady Selton lui mit le bébé dans les bras.

— Tenez, ma bonne Jenkins... c'est tout ce qui nous reste de lady Anne. Ces maudits buveurs de sang l'ont tuée pour avoir voulu sauver la malheureuse reine. Il faut prendre soin d'elle, car elle n'a plus que nous... et moi, je n'ai plus qu'elle !

Quand tout le monde fut sorti, elle se retourna et l'abbé de Chazay vit que des larmes roulaient encore sur ses joues, mais elle fit un effort pour lui sourire, désigna la table servie :

— Installez-vous... Mangez, puis... vous me direz tout.

Longtemps, l'abbé parla, racontant sa fuite de Paris avec le bébé qu'il avait découvert, abandonné, dans l'hôtel d'Asselnat dévasté par les sectionnaires.

Cependant, au premier étage du château, dans une grande chambre tendue de velours bleu, Marianne, lavée et bien repue de lait chaud, s'endormait paisiblement, bercée par la vieille Jenkins. Fondue de tendresse, la digne femme balançait doucement le fragile petit corps, tendrement revêtu par elle de batistes et de dentelles qui avaient jadis servi à sa mère, et chantonnait pour elle une vieille ballade retrouvée au fond de sa mémoire :

O mistress mine, where are you roaming...

O mistress mine, where are you roaming

O stay and hear your true love's coming,

That causing both high and low...

Etait-ce à l'ombre fugitive d'Anne Selton que s'adressait l'antique chanson qu'avait rimée Shakespeare ou bien à l'enfant qui venait de trouver refuge au cœur de la campagne anglaise ? Il y avait des larmes dans les yeux de Mrs Jenkins tandis qu'en fredonnant elle souriait au bébé.

C'est ainsi que Marianne d'Asselnat entra, pour y vivre son enfance, dans le vieux domaine de ses pères et prit pied dans la vieille Angleterre.

1809 - LA MARIÉE DE SELTON HALL

1

UN SOIR DE NOCES...

La main du prêtre traça dans l'air une large bénédiction tandis qu'il prononçait les paroles rituelles et que les têtes s'inclinaient. Marianne comprit qu'elle était mariée. Une bouffée de joie l'inonda, presque sauvage dans sa violence, en même temps qu'un sentiment d'-irréversibilité absolue. A partir de cette minute, elle cessait de s'appartenir pour s'intégrer, corps et âme, à l'homme qu'on lui avait choisi, imposé, mais que, pour rien au monde, elle n'eût voulu différent. A l'instant même où, pour la première fois, il s'était incliné devant elle, Marianne avait su qu'elle l'aimait. Et, depuis, elle s'était fondue en lui avec la passion qu'elle mettait dans tout ce qu'elle faisait, avec toute l'ardeur d'un premier amour.

Sa main, ornée d'un anneau tout neuf, trembla dans celle de Francis. Elle leva sur lui un regard émerveillé.

— Pour toujours ! murmura-t-elle. Jusqu'à ce que la mort nous sépare.

Il lui sourit avec l'indulgence légèrement condescendante d'un adulte aux propos excessifs d'un enfant, pressa légèrement les doigts fins, puis les lâcha pour aider Marianne à se rasseoir. La messe allait commencer.

Sagement, la nouvelle épouse en écouta les premières paroles, puis son esprit s'évada du rituel familier, revint irrésistiblement à Francis. Son regard glissa sous le nuage de dentelles qui la voilait, s'attacha complaisamment au profil net de son mari. A trente ans, Francis Cranmere était un magnifique spécimen humain. De haute taille, il possédait une grâce aristocratique et nonchalante, qui eût été un rien féminine sans la vigueur d'un corps entraîné aux sports. De même le front têtu et le menton puissant, posé sur la cravate de mousseline, corrigeaient la trop grande beauté des traits purs, nobles, mais figés dans une expression de perpétuel ennui. Les mains qui sortaient, très blanches, des manchettes de dentelles, étaient dignes d'un cardinal, mais le torse moulé dans un frac bleu foncé était celui d'un lutteur. Tout était contraste en lord Cranmere : tête d'ange et corps de flibustier. Mais l'ensemble avait un charme certain auquel bien peu de femmes se montraient insensibles. Pour Marianne et ses dix-sept ans, en tout cas, il représentait la pure perfection.

Elle ferma les yeux un instant pour mieux savourer son bonheur, les rouvrit sur l'autel, garni de fleurs tardives et de feuillages d'automne parmi lesquels brûlaient quelques cierges. On l'avait dressé dans le grand salon de Selton Hall parce qu'il n'y avait pas de chapelle catholique à plusieurs lieues à la ronde, et encore moins de prêtres. L'Angleterre du roi George III traversait alors une de ces crises violentes d'antipapisme dont elle était coutumière et il avait fallu rien moins que la protection du prince de Galles pour que ce mariage d'une catholique et d'un protestant pût avoir lieu, sous le double rite. Une heure plus tôt, un pasteur avait béni le couple et, maintenant, c'était l'abbé Gauthier de Chazay qui officiait par faveur spéciale. Nulle force humaine n'aurait pu lui interdire de bénir le mariage de sa filleule.

Etrange mariage, d'ailleurs, sans autre faste que ces quelques fleurs, ces quelques flammes, seule concession à la solennité du jour. Au-dessus de l'autel insolite, le décor familier se dressait, immuable : le haut plafond blanc et or à caissons hexagonaux, les tentures de velours de Gênes pourpre et blanc, les lourds meubles XVIIe opulents et surdorés, les grandes toiles, enfin, où s'érigeaient les pompeuses silhouettes des Selton passés. Tout cela donnait à la cérémonie un caractère irréel, hors du temps, que renforçait encore la robe que portait la mariée.

Cette toilette, la mère de Marianne l'avait portée à Versailles, devant le roi Louis XVI et la reine Marie-Antoinette, au jour de son mariage avec Pierre-Louis d'Asselnat, marquis de Villeneuve. C'était un grand habit de satin blanc, mousseux de roses et de dentelles, porté sur une énorme jupe de toile d'argent que gonflaient des paniers et une foule de jupons. Le large décolleté carré découvrait la gorge juvénile entre le corsage impitoyablement sanglé et un collier à multiples rangs de perles, tandis que, de la haute perruque poudrée et diamantée, un grand voile de dentelles coulait, comme la queue d'une comète. Robe fastueuse ; anachronique, jadis envoyée par Anne Selton à sa sœur Ellis, en souvenir, et pieusement gardée depuis.