Maintenant, Napoléon était au milieu de la route et les hussards bleus, retenant leurs montures devant cette silhouette si connue, criaient : « L’Empereur ! Voilà l’Empereur ! » Le cri fut repris par le chambellan, M. de Seyssel, qui suivait immédiatement. Mais Napoléon n’écoutait pas, ne voyait pas. Sans se soucier de la pluie qui redoublait, il courut comme un jeune homme jusqu’à une grande voiture, tirée par huit chevaux, ouvrit la portière sans attendre qu’on le fît pour lui. Marianne vit que deux femmes étaient à l’intérieur. L’une s’écria en s’inclinant :
— Sa Majesté l’Empereur !
Mais Napoléon, c’était évident, ne voyait que sa compagne : une grande fille blonde et rose, aux yeux bleus, un peu globuleux et à fleur de tête qui, d’ailleurs, avait l’air passablement effrayée. Ses lèvres, lourdement ourlées, tremblaient bien qu’elle s’efforçât de sourire. Elle était vêtue d’un manteau de velours vert, mais portait sur la tête une affreuse toque garnie de plumes de perroquet multicolores qui lui donnait l’air d’un plumeau.
Marianne, qui, à quelques pas de l’archiduchesse, la dévorait des yeux, éprouva une joie féroce à la découvrir sinon laide, du moins quelconque. Certes, Marie-Louise était fraîche, mais ses yeux bleus étaient sans expression et, sous le nez un peu long, la fameuse lèvre Habsbourg n’avait rien de gracieux. Et qu’elle était donc mal habillée ! Et puis, pour une jeune fille, elle était vraiment un peu trop potelée. Avant dix ans, elle serait grosse, car elle donnait déjà une impression de lourdeur.
Avidement, la jeune femme guettait les réactions de l’Empereur qui, les pieds dans l’eau, contemplait son épouse. Certainement, il devait être déçu, il allait saluer, protocolairement, baiser la main de sa femme et regagner ensuite sa voiture que l’on réparait déjà un peu plus loin... Mais non ! Sa voix joyeuse claironnait :
— Madame, j’éprouve à vous voir un grand plaisir !
Après quoi, escaladant le marchepied, sans se soucier du fait qu’il était mouillé comme un barbet, il prit la grande blonde dans ses bras et l’embrassa à plusieurs reprises avec un enthousiasme qui arracha un sourire crispé à l’autre dame de la voiture, une jolie blonde à la peau nacrée, dodue et charmante, malgré une tête trop grosse et un cou trop court, mais dont l’œil sarcastique démentait la naïveté de l’expression et déplut aussitôt à Marianne. C’était sans doute la fameuse Caroline Murat, sœur de Napoléon, et l’une des plus redoutables chipies du régime. L’homme qui avait accompagné l’Empereur l’embrassait d’ailleurs après avoir baisé la main de l’archiduchesse, mais se retirait aussitôt pour regagner solitaire la berline sans armoiries, tandis que Napoléon radieux s’installait en face des deux femmes et criait au chambellan demeuré debout auprès de la voiture :
— Maintenant, vite à Compiègne ! Et que l’on brûle les étapes.
— Mais, Sire, protesta la reine de Naples, nous sommes attendues à Soissons où les notabilités ont préparé un souper, une réception...
— Ils mangeront leur souper sans nous ! Je désire que Madame soit, dès ce soir, chez elle ! En route !
Ainsi rabrouée, Caroline pinça les lèvres et se réfugia dans son coin tandis que la voiture s’ébranlait. Marianne, les yeux pleins de larmes, put voir encore le sourire ravi dont Napoléon enveloppait sa fiancée. Un bref commandement claqua et remit au trot les chevaux de l’escorte. L’une après l’autre, les quatre-vingt-trois voitures du cortège commencèrent à défiler devant l’église. Appuyée d’une épaule à la pierre humide du porche gothique, Marianne les regardait passer sans même les voir, emportée dans une rêverie si douloureuse qu’il fallut qu’Arcadius la secouât doucement pour qu’elle parût s’éveiller.
— Que faisons-nous maintenant ? demanda-t-il. Nous devrions retourner à l’auberge. Vous êtes trempée... et moi aussi.
Mais la jeune femme l’enveloppa d’un regard farouche.
— Nous allons à Compiègne, nous aussi.
— Mais... pour quoi faire ? s’étonna Jolival. J’ai peur que vous ne méditiez une folie. Qu’avez-vous à voir avec ce cortège ?
— Je veux aller à Compiègne vous dis-je, insista la jeune femme en frappant du pied. Et ne me demandez pas pourquoi, je n’en sais rien. Ce que je sais seulement, c’est qu’il faut que j’y aille.
Elle était si pâle qu’Arcadius fronça les sourcils. Toute vie paraissait s’être retirée d’elle pour ne laisser qu’un automate. Tout doucement, pour l’arracher à cette douleur glacée et comme paralysante, il objecta :
— Et... le rendez-vous de ce soir ?
— Il ne m’intéresse plus puisque ce n’est pas lui qui me l’a donné. Vous l’avez entendu ? Il rentre à Compiègne. Ce n’est pas pour revenir ici. A quelle distance sommes-nous de Compiègne.
— Une quinzaine de lieues !
— Vous voyez bien ! A cheval maintenant et coupons au plus court ! Je veux être à Compiègne avant eux.
Elle courait déjà vers les arbres où étaient attachés les chevaux. Sur ses talons, Arcadius tentait encore de la raisonner.
— Ne soyez pas folle, Marianne ! Rentrons à Braine et laissez-moi aller voir qui vous attend ce soir.
— Cela ne m’intéresse pas, vous dis-je ! Quand donc aurez-vous compris qu’il n’y a qu’un être au monde qui importe ? D’ailleurs, ce rendez-vous ne pouvait être qu’un piège ! Maintenant j’en suis sûre... Mais je ne vous oblige pas à me suivre ! lança-t-elle cruellement. Je peux très bien aller seule.
— Ne dites donc pas de sottises ! fit Arcadius avec un haussement d’épaules.
Se penchant calmement, il offrit à la jeune femme ses mains croisées afin qu’elle y posât le bout de sa botte pour remonter en selle. Il ne lui en voulait pas de son humeur noire parce qu’il comprenait ce qu’elle endurait à cette minute. Simplement, il déplorait de la voir se meurtrir à plaisir au contact d’une fatalité contre laquelle ni elle ni personne ne pouvaient rien.
— Allons, puisque vous y tenez ! fit-il seulement en reprenant sa propre monture.
Sans répondre, Marianne serra des talons les flancs de son cheval. L’animal partit à un train d’enfer en direction du chemin au bord de l’eau. Courcelles, où seulement quelques visages s’étaient montrés, retomba au silence et à l’abandon. La berline accidentée, pourvue d’une roue neuve prise dans un fourgon, avait, elle aussi, disparu.
Malgré le retard qu’ils avaient pris sur la tête du cortège, Marianne et Arcadius arrivèrent à la sortie de Soissons juste à temps pour voir passer la voiture impériale qui, brûlant l’étape, avait traversé la ville en trombe sous l’œil ébahi et quelque peu scandalisé du Sous-préfet, du Conseil Municipal et des autorités militaires qui avaient attendu des heures sous la pluie pour le seul plaisir de voir leur empereur leur filer sous le nez.
— Mais pourquoi donc est-il si pressé ? fit Marianne entre ses dents. Qu’est-ce qui l’oblige à être à Compiègne ce soir ?
Incapable de donner une réponse valable à cette question, elle allait reprendre sa course après avoir relayé à l’hôtel des Postes, quand elle vit soudain s’arrêter la voiture impériale. La portière s’ouvrit et la reine de Naples, que Marianne reconnut aux plumes d’autruche mauves et roses qui ornaient sa capote de velours gris perle, sauta sur la route. D’un pas énergique et la mine offensée, elle marcha vers la seconde voiture. Le chambellan, trottant sur ses talons, s’en fit abaisser le marchepied et, avec la mine d’une reine en exil, Caroline Murat disparut dans l’intérieur, tandis que le cortège reprenait sa route.
Marianne tourna vers Arcadius des yeux interrogateurs.
— Qu’est-ce que cela veut dire ?
Pour dissimuler l’embarras de sa physionomie, Arcadius se pencha sur l’encolure de son cheval et fit mine de vérifier quelque chose au mors de l’animal, mais ne répondit pas. Ce silence exaspéra Marianne.
— Ayez au moins le courage de me dire la vérité, Arcadius. Est-ce que vous pensez qu’il a voulu rester seul avec cette femme ?
— C’est possible, concéda Jolival prudent. A moins que la reine de Naples n’ait fait l’un de ces caprices dont elle est malheureusement coutumière.
— En présence de l’Empereur ? Je n’en crois rien. Au galop, mon ami, je veux les voir descendre de cette voiture.
Et la course infernale, à travers les rafales d’eau glacée, la boue et les branches basses, qui meublaient trop souvent les chemins de traverse empruntés par les deux cavaliers, reprit de plus belle.
En entrant dans Compiègne à la nuit noire, Marianne exténuée et transie, claquait des dents mais tenait à cheval par un prodige de volonté. Tout son corps était moulu comme si elle avait reçu une volée de bois vert, mais pour rien au monde elle ne l’eût avoué. L’avance que l’on avait sur le cortège n’était d’ailleurs que minime car, sur cette interminable route, le grondement lointain des quatre-vingt-trois voitures n’avait quitté les oreilles de la jeune femme, sauf lorsque l’on s’était enfoncé au cœur de la forêt.
Maintenant, en chevauchant le long des rues illuminées, pavoisées depuis les ruisseaux jusqu’aux faîtes des toits, Marianne clignait des yeux comme un oiseau de nuit jeté brusquement dans la lumière. La pluie avait cessé. La nouvelle avait couru la ville que l’Empereur, dès ce soir, ramenait à Compiègne la fiancée attendue seulement le lendemain. Aussi malgré le temps et la nuit, tous les habitants étaient-ils répandus dans les rues ou dans les auberges, une masse importante de peuple battant déjà les grilles du grand palais blanc.
Celui-ci brillait dans la nuit comme toute une colonie de lucioles. Dans la cour, un régiment de grenadiers de la Garde manœuvrait, prêt à sortir pour effectuer le service d’ordre. Dans un instant, les gigantesques soldats aux bonnets poilus allaient fendre la foule comme un irrésistible bélier, ouvrir un passage que nul n’aurait l’idée de leur refuser. Marianne essuya machinalement l’eau qui dégouttait du bord de son chapeau.
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