— Je les ai apportés cependant sans en éprouver le moindre désagrément. Alors montrez-les-moi encore une fois ? J’avoue que la beauté de ces émeraudes m’a fascinée. Leur couleur est si rare, si intense !
La flamme qui brûla soudain dans la voix de la jeune femme fit sourire l’archéologue :
— Quelle ardeur, ma chère ! Je me demande si les sortir est bien prudent ?
— Tout à fait ! Et je vous promets d’être sage !
Il recula son fauteuil pourvu de roulettes jusqu’à l’armoire de soubassement d’une des bibliothèques dont il ouvrit la porte, glissa la main à l’intérieur et, soudain, un petit tiroir pris dans une moulure s’ouvrit : les émeraudes étaient là, posées sur un coussinet de velours noir. Sir Percy, avec une sorte de respect, en prit une dans chaque main et sans refermer le mécanisme donna un coup de reins pour ramener son siège à la grande plaque de marbre noir portée par des lions de pierre qui lui servait de bureau. Enfermés dans ses poings, les joyaux étaient invisibles. Les coudes appuyés aux bras du siège, les yeux clos, le vieil homme resta là sans bouger prenant d’instinct l’attitude hiératique d’un Grand Prêtre. Ce qui impatienta Hilary :
— Vous essaierez leurs pouvoirs plus tard ! Donnez-les-moi ! J’ai tellement envie de les toucher !
Comme à regret… peut-être même avec une sorte de répugnance, il tendit les émeraudes sur sa main ouverte et la jeune femme s’en saisit avec avidité. Puis, les tenant délicatement du bout des doigts, elle fit jouer leur somptueuse couleur verte dans la lumière de la grande lampe de bronze posée sur le marbre noir :
— Magnifique !… Quelle splendeur ! Et voyez comme cette teinte me va bien !
Elle s’approchait d’un miroir ancien posé sur une console et s’y mirait en tenant les bijoux de chaque côté de son visage. La voix, soudain brève, de sir Percy la ramena à la réalité :
— Je ne connais pas une femme à qui ces pierres n’iraient pas bien et c’est là leur danger : les porter, c’est se condamner. Rendez-les-moi !
— Oh ! juste encore un moment ?… L’effet est tellement ravissant !
— Oui, mais on ne joue pas avec ce genre de joyaux. Rendez-les-moi ! Et vite !
Cette fois, c’était un ordre. Le visage de l’archéologue s’était durci et le feu impérieux de son regard parut brûler celle qu’il visait. Elle eut un mouvement des épaules comme pour chasser une gêne mais, matée, elle s’approcha à regret de la main tendue. Ce fut le moment que choisit Aldo pour entrer en scène. Franchissant d’un bond la baie entrouverte, il se trouva là à point nommé pour saisir les « sorts sacrés » au moment où ils passaient de l’un à l’autre.
— Je crois, dit-il froidement, que ceci n’appartient à aucun de vous deux. Souffrez que je les récupère pour les rendre à qui de droit ! ajouta-t-il en les glissant tranquillement dans sa poche.
— Qui de droit ? fit sir Percy sans paraître autrement surpris de le voir là. J’aimerais savoir de qui il s’agit, selon vous ? En aucun cas, je pense, à ce brigand juif qui a reçu hier le salaire de son avidité ?
— Il s’agit du peuple d’Israël… à moins que vous ne contestiez les héritiers du prophète Élie ! Quant au rabbin que vous avez fait assassiner hier, il les voulait pour donner plus de puissance aux siens et c’était, après tout, assez noble même si les moyens employés pour se les procurer ne l’étaient guère. Et à ce sujet, vous n’avez rien à lui envier : où est la princesse Morosini, mon épouse ?
— Je l’ignore… oh, mais vous êtes venu avec un véritable commando, ajouta sir Percy en voyant Adalbert suivi d’Ézéchiel l’arme au poing se précipiter sur Hilary qui s’approchait d’un gong, afin d’alerter, sans doute, le valet Farid. Ravi de vous revoir, mon cher confrère !
— Dire que je vous croyais quelqu’un de bien ! soupira Adalbert déjà occupé à ficeler la jeune femme avec un cordon de tirage arraché aux rideaux. Désolé, ma chère mais avec vous on ne prend jamais assez de précautions.
— Parce que vous croyez me réduire à l’impuissance définitive avec votre bout de ficelle ? dit la jeune femme en riant. Ne rêvez pas, mon cher Adalbert ! Je resterai encore moins longtemps dans ces liens-là que dans ceux dont vous rêviez pour nos deux vies.
— Non sans quelques débats intimes, ma chère amie. Je peux vous confier à présent qu’on ne renonce pas si facilement à l’agréable existence qui est la mienne. Avec vous, je risquais de perdre mon fidèle Théobald, la perle des serviteurs. Cela demandait réflexion…
— Ne fanfaronnez pas ! Vous savez bien que vous êtes très amoureux de moi…
— J’étais, ma chère, j’étais ! Voyez-vous, je parais peut-être un peu lent mais il m’arrive de comprendre vite. Ainsi je n’aurai aucun état d’âme en remettant Margot la Pie à quelque police que ce soit.
Elle haussa des épaules dédaigneuses :
— Vous en êtes toujours à cette fable ridicule ?
— Pas si ridicule que ça ! Il y a, ici même, la preuve que vous et cette intéressante personne n’en font qu’une…
Ce qu’il considérait comme un insupportable marivaudage exaspéra soudain Ézéchiel :
— Assez parlé ! gronda-t-il en pointant son pistolet alternativement sur la jeune femme et sur le vieil homme. Je veux savoir qui a fait tuer Rabbi Abner ?… Et ne me répondez pas que ce sont des Arabes quelconques ! Ils n’ont été que les exécuteurs et ce que je veux savoir, moi, c’est qui a donné l’ordre. Vous ? ou vous ?
— Lui sans doute, dit Morosini. Avant de nous abandonner ligotés à la piscine de Siloé, cette femme nous a dit qu’elle agissait sur ordre et comme les émeraudes étaient ici…
— Eh bien, nous allons le faire parler ! grinça le jeune homme en marchant résolument vers sir Percy ! Et je vous jure qu’il va avouer…
S’il pensait terrifier sa future victime, Ézéchiel se trompait. Au lieu de se montrer effrayé, l’archéologue éclata de rire et, haussant soudain la voix :
— En avez-vous entendu suffisamment, capitaine ?
Aussitôt un coup de sifflet strident retentit en même temps qu’un officier et deux soldats de la police militaire sortaient, l’un de derrière une bibliothèque, les autres d’une pièce voisine. Quatre autres sautèrent par-dessus la balustrade de la terrasse venant du jardin.
— Suffisamment, sir Percy, pour admettre que vous aviez raison de réclamer une protection pour cette nuit. Désarmez-les, vous autres !
En un clin d’œil, Aldo, Adalbert et Ézéchiel furent fouillés de fond en comble en dépit de leurs protestations, particulièrement violentes chez le jeune garçon auquel on passa les menottes. Et, bien entendu, la première chose que l’on trouva chez Morosini, en dehors de son revolver, ce furent les émeraudes que le capitaine posa, avec respect, sur le bureau de sir Percy :
— Votre bien, sir ! Avec mes compliments ! Il s’agit sans doute d’une découverte récente qui fera grand honneur à la Grande-Bretagne !
— Dites-moi, capitaine ! intervint Aldo qui bouillait de rage. Vous êtes sourd ou quoi ?
L’officier le toisa avec une morgue qui donnait la juste mesure de son intelligence.
— Je ne crois pas, mon garçon ! Pourquoi cette question ?
— Un, je ne suis pas votre garçon ! Deux, je suis le prince Morosini, de Venise, expert international en joyaux anciens, et ce monsieur que vous arrêtez est un archéologue français réputé, M. Vidal-Pellicorne. Quant à ce jeune homme…
— C’est un Juif… visiblement !
— Vous avez beaucoup d’esprit, n’est-ce pas ?… J’ajoute que si vous désirez en savoir plus sur nous, vous avez tout intérêt à vous adresser à notre ami, le chef-superintendant Warren, de Scotland Yard…
— Nous sommes en terre occupée et ne dépendons pas de Scotland Yard… Et j’ai vu ce que j’ai vu !
— Mais apparemment vous n’avez rien entendu ? Voilà pourquoi je vous ai demandé si vous êtes sourd ! J’ai accusé cet homme d’avoir fait assassiner le rabbin Abner Goldberg, bras droit du Grand Rabbin de Palestine, à la piscine de Siloé la nuit dernière…
— Si un quelconque rabbin avait été assassiné à Siloé, ça se saurait. Les Juifs auraient crié comme des chats écorchés…
— Je suis juif comme l’avez si bien remarqué, s’écria Ézéchiel, et je crierai plus fort encore qu’un chat écorché contre votre justice à vous les Anglais ! Cet homme est un meurtrier…
— … cette femme une voleuse internationale connue sous le nom de Margot la Pie, enchaîna Adalbert, et j’ajoute que tous deux retiennent captive la princesse Lisa Morosini, épouse de mon ami et fille d’un richissime banquier suisse. Or, nous avons tout lieu de craindre pour la vie de Lisa Morosini si on ne la retrouve pas très vite !
Cette pluie de précisions parut entamer la couche de certitude du capitaine. Surtout, apparemment, la dernière partie :
— Un richissime banquier suisse ? Qui donc ?
— Moritz Kledermann, de Zurich. Ça vous dit quelque chose ? fit Aldo avec un haussement d’épaules.
Il voyait mal ce qui, chez un citoyen des Cantons, pouvait intéresser un Anglais qui venait de balayer superbement la caution d’une des têtes pensantes de Scotland Yard. Celui-ci daigna le renseigner :
— J’ai une grand-mère à Zurich et je vais quelquefois la voir. Là-bas on connaît bien cet homme. Ainsi, il est votre beau-père ?
— On ne saurait mieux résumer la question. J’ajoute…
Cependant cet échange sur un ton plus amène parut impatienter sir Percy qui coupa sèchement :
— Quelle que soit la famille de ce Morosini, capitaine Harding, il n’en constitue pas moins une grave menace pour moi ainsi que vous venez de vous en convaincre en suivant, de votre cachette, la scène qui vient de se dérouler. Je vous rappelle que c’est pour m’en défendre que je vous ai appelé. Alors ne changeons pas de sujet, s’il vous plaît… et commencez par libérer miss Dawson !
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