— Il y a un post-scriptum. Tu l’as remarqué ?
— Non, je l’avoue. J’étais trop occupé à recevoir le principal en pleine figure. Que dit-il ?
— Qu’il faut d’abord chercher à Massada parce que…
— Le chef des Esséniens réfugié possédait les pierres au moment du massacre, récita Morosini. Il espère que ce digne personnage les a enterrées quelque part avant de mourir et il compte sur moi pour retourner des tonnes et des tonnes de rochers et de murs écroulés…
— Pas de fol orgueil ! Il ne compte pas seulement sur toi mais aussi sur moi. Il y a là quelque chose de très flatteur pour mes talents d’archéologue…
— Eh bien, va là-bas si ça te chante. Moi, c’est Lisa que je veux retrouver. Et vite !
— Et tu vas faire quoi ? Prévenir le Gouverneur ? Aller interroger le Grand Rabbin ? Relis la lettre et tu verras que Lisa a tout à perdre si tu adoptes cette attitude.
— Je sais, mais c’est le gamin que je voudrais retrouver. C’est lui, cet Ézéchiel de malheur, qui est venu la chercher. Je veux savoir où il l’a conduite…
— Tu sais combien il y a de gamins juifs dans cette sainte cité ? Je crois que, pour Lisa, la meilleure conduite à tenir est de partir pour Massada. Il faut avoir l’air d’obéir à ce que l’on t’impose.
— Peut-être, mais je ne partirai pas sans avoir au moins essayé d’avoir avec Goldberg un nouvel entretien. Ce doit tout de même être possible, non ? Il ne tuera pas ma femme parce que j’irai tout à l’heure à la Grande Synagogue demander à lui parler ?
— C’est vrai, tu peux faire ça, concéda Vidal-Pellicorne. Cela ne tirera pas à conséquences. De même, on peut interroger le portier. S’il a vu deux fois le gamin dans la soirée, il l’aura remarqué et peut-être sait-il d’où il sort ?
Mais l’homme aux clefs d’or n’avait jamais tant vu le jeune Juif que ce soir-là et il ignorait tout de lui.
— Pour ces gens-là, une maison comme celle-ci est un lieu de perdition, émit-il avec un mépris visible. Celui-là devait avoir une raison bien forte pour s’y aventurer par deux fois. Mais, si monsieur le prince le désire, nous pouvons faire appel à la police ?
— Non, je vous remercie, dit Morosini. Je ne crois pas qu’il y ait lieu de la mêler à un… incident sans grande importance au fond…
L’enlèvement de Lisa, un incident sans importance ? Aldo se serait battu d’être obligé de prononcer des mots pour lui sacrilèges mais il ne pouvait pas risquer de faire souffrir, si peu que ce soit, celle qu’il aimait de tout son cœur…
Durant le reste de la nuit, il usa le temps en fumant cigarette sur cigarette, assis sur le lit, le poing refermé sur la chemise de nuit en batiste et dentelles blanches que la femme de chambre avait disposée en faisant la couverture. Jamais il n’avait eu aussi peur de sa vie, jamais son cœur n’avait pesé si lourd…
Pourtant nul n’aurait pu l’imaginer quand, le lendemain, Aldo, élégant à son habitude, gagna d’un pas nonchalant la synagogue principale pour y demander le rabbin Abner Goldberg mais, comme il s’y attendait, il ne le trouva pas : M. Goldberg était parti de bon matin pour Haïfa accompagner le Grand Rabbin qui s’embarquait pour Gênes où il devait rejoindre un paquebot en partance pour New York : le saint homme réalisait ainsi une promesse faite de longue date aux Juifs de cette immense partie de la Diaspora qu’étaient les États-Unis.
— M. Goldberg va-t-il lui aussi en Amérique ?
Le lévite qui accueillait Morosini devait commencer à trouver qu’il posait trop de questions car il répondit d’un ton évasif :
— C’est possible… mais je n’en suis pas certain. Peut-être souhaiteriez-vous rencontrer le rabbin Lœwenstein qui est en charge de la synagogue ?
Le visiteur déclina l’invitation c’était M. Goldberg qu’il voulait voir et personne d’autre… à moins que le jeune Ézéchiel ne fût dans les parages ? Les sourcils du proposé remontèrent au-dessus de ses lunettes :
— Ézéchiel ?
— Ne me dites pas que vous ne le connaissez pas ? Le rabbin Goldberg me l’a présenté voici peu en soulignant qu’il était l’enfant de son âme… à défaut peut-être de son corps ?
Le lévite prit une mine navrée :
— C’est bien possible mais, à ne vous rien cacher, monsieur, je viens de Naplouse et ne suis ici que depuis peu… et je ne sais rien, ou à peu près rien de Rabbi Goldberg.
— Et vous pensez que Rabbi Lœwenstein en saurait davantage ?
— Peut-être… mais il faut le lui demander.
Ce fut du temps perdu : Rabbi Lœwenstein, pourvu d’un nez si long et d’une si remarquable absence de menton qu’il ressemblait à un pivert à la couleur près, ne s’intéressait pas du tout à un confrère qu’il jugeait hautain, cassant et qu’il préférait aussi éloigné de sa personne que possible. Moins encore, bien sûr, à un quelconque « enfant de son cœur » et il était visiblement ravi d’en être débarrassé momentanément :
— Il se peut même que Jérusalem ne le revoie pas avant un certain temps, confia-t-il à Morosini d’un ton jubilatoire. Je sais qu’il fera tous ses efforts pour accompagner notre chef jusqu’en Amérique.
Cela dit, il planta là son visiteur et s’en alla chanter les louanges d’un Dieu qui s’entendait si bien à exaucer les vœux secrets de son fidèle serviteur. Par acquit de conscience, Aldo quitta la vieille ville et se dirigea vers le quartier de Mea Shearim, sorte de citadelle du judaïsme pur et dur, surtout polonais et lituanien, construit vers 1874 par un certain Conrad Schick. Il avait tout de même appris que Goldberg avait là sa résidence. Il surveilla un long moment l’austère maison de pierre grise aux fenêtres grillées puis arpenta au pas de promenade les rues étroites peuplées de Juifs hassidiques qui semblaient tous taillés sur le même modèle en dépit de légères différences de costumes selon leur origine. Il vit aussi des enfants et des adolescents mais aucun ne possédait le sombre regard impérieux d’Ézéchiel, un regard que Morosini était certain de reconnaître n’importe où. Se pouvait-il que lui aussi fût parti avec le Grand Rabbin ?
Non, c’était impossible ! Ce garçon avait, selon toute évidence, conduit Lisa à l’endroit de sa captivité ou à ceux qui devaient l’emmener hors du pays si l’on s’en tenait aux termes de la lettre. Il était déjà assez surprenant que Goldberg fût parti courir les mers au lieu de veiller sur son otage mais, après tout, c’était peut-être un bon moyen de mettre sa précieuse peau à l’abri des sévices qu’un époux hors de lui était bien capable de lui infliger en dépit de ses menaces. Il devait avoir pleine confiance en ceux à qui l’on avait remis Lisa et dont le jeune garçon faisait peut-être partie. Apparemment, Goldberg avait bien joué son mauvais coup : il ne laissait pas à son adversaire le moindre bout de fil pour trouver l’entrée du labyrinthe… Et pourtant, il fallait y parvenir mais comment, lorsqu’on est seulement deux et qu’on ne peut demander l’aide de la police pour surveiller une ville aussi complexe, aussi enchevêtrée que Jérusalem ? Alors qu’ils avaient affaire à ce qui était peut-être une véritable et puissante organisation…
De retour à l’hôtel, il tomba en plein conseil de famille. Mme de Sommières et Marie-Angéline du Plan-Crépin venaient d’arriver enfin à Jérusalem estimant qu’il était grand temps pour elles de rejoindre les ex-gardiens du Pectoral et d’autant plus que Louis de Rothschild rappelé à Vienne par radio venait de partir. Avec l’élégance qui le caractérisait, il n’en laissait pas moins son yacht à la disposition de ses amis, ayant choisi la voie la plus rapide, c’est-à-dire le train. Son bateau avait simplement remonté la côte jusqu’à Haïfa, le plus grand port de la région, où il stationnerait jusqu’à nouvel ordre. On se sépara à la gare et tandis que la marquise et sa « suivante » prenaient un train de la grande ligne Haïfa-Lod-Jérusalem, le baron en prenait un autre jusqu’à Tripoli pour s’embarquer sur le Taurus-Express qui, par la Syrie et Ankara, le mènerait à Istanbul d’où l’Orient-Express le ramènerait chez lui dans les meilleurs délais.
En compagnie d’Adalbert qui les avait mises au courant des événements de la dernière nuit, les deux voyageuses, après s’être débarrassées des poussières du voyage, buvaient l’une un cocktail et l’autre du champagne – la crise de goutte s’était envolée sous l’effet d’un emplâtre miraculeux provenant de la boutique crasseuse d’un apothicaire de Jaffa – en attendant Aldo et l’heure du déjeuner.
Quand celui-ci pénétra dans le bar décoré d’une fresque représentant le futur roi David en train d’abattre Goliath d’un coup de fronde, trois paires d’yeux interrogateurs se dirigèrent vers lui mais Adalbert se leva pour l’accueillir :
— Alors ? Du nouveau ?
— Rien… ou si peu. Le Grand Rabbin est en route pour New York et Goldberg l’accompagne. Peut-être seulement jusqu’à Gênes mais on n’en est pas certain. Quant au jeune Ézéchiel, il viendrait de la planète Mars qu’on en saurait sans doute davantage à son sujet. Personne ne le connaît, personne ne l’a vu…
Ayant ainsi délivré son message, Aldo baisa la main de la marquise et de Marie-Angéline, se laissa tomber dans un fauteuil, appela le barman pour lui commander une fine à l’eau et enveloppa les deux voyageuses d’un même sourire :
— Le voyage a été bon ? Vous semblez au mieux, Tante Amélie !
— Je n’en dirais pas autant de toi, mon garçon. Tu as une mine affreuse.
— C’est sans aucune importance. Adalbert vous a dit ?…
— Oui. Tu aurais dû renvoyer ce fichu Pectoral par la poste et faire ton voyage de noces aux Indes ou en Égypte.
Marie-Angéline, dont le nez pointu effectuait un mouvement semi-circulaire en humant l’air ambiant comme un terrier qui cherche une piste, revint à Morosini :
— Comment la princesse était-elle vêtue hier soir ?
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