— Nous avions décidé de nous séparer, ajouta-t-elle, à quoi bon, dans ce cas, t’apprendre tout cela et risquer de te déplaire encore ?

Il eut un petit rire sans gaieté.

— Me déplaire ? Ainsi, à tes yeux, je ne suis rien de plus qu’une espèce de marchand d’esclaves ? fit-il avec amertume. Et tu ne comprendras jamais, sans doute, que ces Noirs au milieu desquels j’ai passé ma jeunesse, auxquels je dois sans doute les meilleurs moments de mon enfance, je puisse trouver normal d’être leur maître et les aimer tout de même ? Quant à lui...

— Oui, dis-moi : qu’éprouves-tu quand tu y penses ?

Il réfléchit un instant puis elle l’entendit soupirer :

— Je ne sais pas très bien. Une certaine sympathie... du respect pour son courage et pour son abnégation. Mais aussi de la colère... et de la jalousie. Il est trop grand, cet homme ! Trop noble, trop loin des autres, les simples coureurs d’aventures comme moi... trop beau aussi ! Et puis, il est ton époux, malgré tout. Tu portes son nom devant Dieu et devant les hommes. Enfin, il a, auprès de lui, ton enfant, un peu de ta chair... un peu de toi ! Il y a des moments, vois-tu, où je pense que ce grand sacrifié volontaire a de la chance...

Il y eut, tout à coup, dans la voix du marin, une tristesse si lourde, si amère, qu’elle bouleversa Marianne. Instinctivement, elle se blottit plus étroitement contre lui. Jamais, comme à cet instant, elle n’avait senti combien elle était proche de lui et à quel point elle l’aimait. Elle lui appartenait totalement et, malgré tout ce qu’elle avait eu à souffrir par lui, pour rien au monde elle n’aurait voulu qu’il en fût autrement, car la souffrance et les larmes sont le plus puissant ciment de l’amour...

Les lèvres contre les muscles durs de son cou, elle murmura ardemment :

— N’y pense plus, je t’en supplie. Oublie tout cela... Je te l’ai dit, je ne resterai pas la femme du prince. Nous divorcerons. Il est entièrement d’accord et il n’y a plus, entre la liberté et moi, qu’une simple formalité, grâce aux nouvelles lois impériales. Ensuite, j’aurai le droit d’être à toi, uniquement et pour toujours. Toute cette partie de ma vie s’effacera comme un mauvais rêve...

— Et l’enfant ? S’effacera-t-il aussi ?

Elle se figea après s’être écartée de lui comme s’il l’avait frappée. Tout de suite, il eut la sensation que, sous la peau douce de la jeune femme, chacun de ses muscles se durcissait. Mais ce ne lut qu’un instant. Avec un soupir, peut-être involontaire, elle revint à lui, l’étreignit de toutes ses forces avec un besoin primitif de s’assurer de leur réalité à tous deux, lui donna un long baiser puis, de nouveau, elle soupira :

— Depuis toujours, je crois bien, je sais que, sur la terre, aucune joie, aucun bonheur n’est vraiment gratuit et que, tôt ou tard, il faut en payer le prix. C’est le vieux Dobs, le palefrenier de Selton, qui m’a appris ça quand j’étais encore bien petite.

— Un palefrenier philosophe ?

— Philosophe est un grand mot. C’était un curieux bonhomme, plein de sagesse et de bon sens, parlant peu et ne s’exprimant guère qu’en proverbes et en dictons qu’il avait récoltés un peu partout autour du monde car, dans sa jeunesse, il avait été marin, principalement sous l’amiral Cornwallis. Un jour où je voulais à tout prix monter Fire Bird, le plus beau et le plus ombrageux de nos chevaux, et où je commençais à piquer une colère parce qu’il m’en empêchait, Dobs a ôté de sa bouche la pipe qui ne le quittait guère et, tout tranquillement, il m’a dit : « Si vous êtes disposée à vous casser la jambe, ou même les deux, à moins que ce ne soit la tête, allez-y, miss Marianne ! C’est votre affaire ! Voyez-vous, j’ai entendu quelque part un proverbe intéressant : Tu peux prendre tout ce que tu veux, dit le Seigneur en montrant à l’homme toutes les joies de la terre, mais ensuite n’oublie pas de payer !... »

— Et... tu as monté Fire Bird ?

— Bien sûr que non ! Mais je n’ai jamais oublié les paroles du vieux Dobs dont j’ai, plus d’une fois, éprouvé la vérité. J’en suis venue à penser que l’enfant représente le prix que je dois accepter pour avoir le droit de vivre auprès de toi. Oh, évidemment, je peux bien te l’avouer : depuis sa naissance, je brûle d’envie de prier le prince de me le rendre. C’est au point que j’ai pensé aussi à le lui reprendre sans sa permission, mais ce serait injuste, cruel même, puisque c’est lui qui l’a voulu, bien plus que moi qui le refusais de toutes mes forces. Il est le seul espoir, le seul bonheur d’une vie volontairement sacrifiée...

— Et tu n’en souffriras pas ?

Elle eut un petit rire triste :

— J’en souffre déjà. Mais j’essaierai de penser que je l’ai perdu, qu’il n’a pas vécu. Et puis, ajouta-t-elle avec une brusque fougue où s’enfermait toute la chaleur de son espoir profond, et puis j’en aurai d’autres que tu me donneras. Ils seront miens autant que tiens et je sais que, quand je porterai ton premier fils, mon mal s’apaisera. Aime-moi maintenant. Nous avons trop parlé, trop pensé. Oublions tout ce qui n’est pas nous deux... Je t’aime... Tu ne sauras jamais comme je t’aime...

— Marianne ! Mon amour ! Ma folle et courageuse chérie !

Mais les paroles moururent sur leurs lèvres unies et il n’y eut plus, dans l’étroite chambre que les soupirs et les tendres plaintes d’une femme comblée...

Le lendemain, quand le préposé de la poste et le cocher, aidés par Gracchus, Jason et Craig, hissèrent la kibitka sur le bac pour lui faire franchir la Kodyma avec ses voyageurs, chacun put constater que la joue du Parisien montrait une trace de griffure encore fraîche et qu’il semblait d’humeur singulièrement morose.

— Je me demande, chuchota Jolival dans l’oreille de Marianne, si notre Gracchus n’aurait pas, tous comptes faits, pris le « curé » beaucoup plus au sérieux qu’il n’a bien voulu l’admettre.

La jeune femme ne put réprimer un sourire :

— Vous pensez ?...

— Qu’il a essayé de faire valoir ses droits d’époux et qu’il a été mal reçu ? J’en mettrais ma main au feu. On peut le comprendre, d’ailleurs : elle est belle, cette fille.

— Vous trouvez ? fit Marianne du bout des lèvres.

— Mon Dieu, oui ! Pour qui cultive un certain penchant vers la sauvagerie... Mais, évidemment, elle n’a pas l’air spécialement commode...

En effet, revêtue de ses habits normaux qui se composaient d’une jupe ample et d’une chemise rouge aux bariolures barbares, sur lesquelles s’enroulait une sorte de grand châle noir, Shankala paraissait encore plus énigmatique et plus sauvage que la veille avec sa chemise déchirée. Drapée, à la manière d’une toge romaine, dans son lainage funèbre, ses cheveux tombant de chaque côté de sa tête en deux épaisses nattes, elle se tenait à l’écart de tous, à la pointe du bac, un petit ballot noué dans un bout de tissu rouge posé près de ses pieds nus. Elle regardait approcher la rive opposée...

Son refus obstiné d’accorder un dernier regard au village qu’elle quittait, pour toujours sans doute, était presque palpable à force d’intensité. C’était, somme toute, une réaction facile à comprendre, d’autant que tout à l’heure, avant d’embarquer, la femme avait craché sur la terre qu’elle quittait avec une fureur de chat sauvage puis, tendant deux doigts en fourche vers le petit groupe calme des maisons, si blanches dans le soleil levant, elle avait jeté au vent léger du matin quelques paroles rauques, violentes comme des injures et qui, sans doute, proféraient une malédiction, tant elle y avait mis de haine.

Et Marianne pensa qu’elle serait heureuse et soulagée si les prévisions de Jolival se vérifiaient et si leur nouvelle recrue leur faussait compagnie rapidement.

La rivière traversée, Jolival paya le passeur et chacun reprit sa place dans la voiture. Mais, quand Gracchus saisit le bras de Shankala pour la faire monter sur le siège, entre lui et le cocher, la femme, du même geste furieux que la veille, lui arracha son bras et, grimpant lestement sous la bâche, elle s’accroupit à terre aux pieds de Jason en le regardant longuement avec un sourire où chacun put lire la plus claire des invites.

— Est-il vraiment impossible, gronda Marianne d’une voix vibrante de colère, de faire comprendre à cette femme que ce n’est pas à elle de faire la loi ici ?

— Je suis de l’avis de... milady, renchérit Gracchus. Et j’ai bien envie de la flanquer dans la rivière pour en être débarrassé une fois pour toutes. Je commence à comprendre le mari et la belle-mère...

— Du calme ! fit Jason. Il suffit de savoir s’y prendre...

Tranquillement, mais fermement, il se pencha, prit la femme par le bras et, sans paraître s’apercevoir du regard venimeux qu’elle lançait à Marianne, il l’obligea à s’installer sur le siège.

— Voilà ! conclut-il. Maintenant tout est rentré dans l’ordre. Dis au cocher qu’il peut aller, Gracchus...

Avec un cri guttural, l’homme lança ses chevaux et la voiture reprit sa marche vers le nord sur le chemin qu’avaient labouré, la veille, les chevaux des cosaques...

Durant des jours et des semaines, les occupants de la kibitka poursuivirent leur route, de relais de poste en relais de poste, sans dévier de la ligne obligatoire qui, par Ouman, Kiev, Briansk et Moscou, les conduirait à Saint-Pétersbourg.

En réalité, le chemin aurait été infiniment plus court en passant par Smolensk, mais, quand on atteignit Kiev la Vénérable, l’antique cité princière en laquelle la sainte Russie se plaisait à reconnaître son berceau, les voyageurs trouvèrent la ville dans une grande agitation. Les églises bondées résonnaient du grondement des prières publiques, tandis que, devant les iconostases étincelantes bra-sillaient de véritables buissons de cierges.