C’est que les nouvelles apportées à francs étriers dans la cité sainte, par des courriers épuisés, étaient graves : quelques jours plus tôt, les troupes du général Barclay de Tolly, battues devant Smolensk, avaient abandonné la ville en y mettant le feu. La cité du Borysthène, l’un des hauts lieux de l’empire, à moitié détruite, était aux mains de la Grande Armée de Napoléon, cette immense foule guerrière, forte de quatre cent mille hommes parlant plusieurs langues, car les Wurtembergeois, les Bavarois, les Danois y côtoyaient les Autrichiens de Schwartzenberg, les troupes de la Confédération du Rhin et les Italiens du prince Eugène[3]. Et Kiev, la pieuse, la ville de saint Wladimir, pleurait ses morts, implorant du Ciel le châtiment du barbare qui osait fouler le sol sacré.

La nouvelle avait déclenché, entre Jason et Marianne, un commencement de dispute. La prise de Smolensk par Napoléon remplissait de joie la jeune femme qui, de ce fait, ne voyait plus de raison d’aller vers Moscou.

— Puisque les Français tiennent Smolensk, fit-elle, nous pouvons gagner du temps et nous diriger droit sur Saint-Pétersbourg. Nous trouverons ainsi de l’aide et...

La réponse de Jason fut aussi sèche que définitive :

— De l’aide ? Pour... Lady Selton ? Cela m’étonnerait ! A moins que tu ne tiennes à te faire reconnaître de Napoléon ? Mais moi, je ne veux à aucun prix avoir affaire à lui. Nous avions décidé de passer par Moscou, nous passerons par Moscou.

— Il y sera peut-être avant nous, à Moscou ! s’écria-t-elle tout de suite sur la défensive. Au train où marche l’armée, c’est plus que probable. Combien y a-t-il de verstes de Smolensk à Moscou ? demanda-t-elle en se tournant vers Gracchus.

— Une centaine ! répondit le jeune homme après une rapide consultation du cocher. Tandis qu’il nous en reste, à nous, environ trois cents pour atteindre cette même ville.

— Tu vois ? conclut Marianne, triomphalement. Il est inutile de te leurrer : à moins de faire un immense détour par la Volga peut-être, nous n’éviterons pas la Grande Armée. Et encore ! Qui nous dit que Napoléon ne prendra pas, lui aussi, la route de Saint-Pétersbourg ?

— Cela te ferait plaisir, hein, de le retrouver ? Avoue donc que tu as envie de le revoir, ton empereur bien-aimé ?

— Ce n’est pas mon empereur bien-aimé ! riposta la jeune femme avec quelque sécheresse. Mais c’est tout de même mon empereur... et celui de Jolival et celui de Gracchus ! Que cela te plaise ou non, nous sommes français et nous n’avons aucune raison d’en avoir honte.

— Vraiment ? Ce n’est pas ce que dit ton podaroshna... milady ! Il faut savoir choisir et te décider. Moi, ce sont les Russes dont j’ai besoin et je n’ai pas l’intention de m’en faire des ennemis en tombant dans les bras de leurs envahisseurs. Désormais, nous ferons double étape ou triple. Je veux arriver à Moscou avant le Corse...

— Tu veux, tu veux ! Qui t’a donné le droit de parler en maître ? Sans nous, tu serais encore prisonnier de tes chers amis les Russes ! Tu oublies aisément qu’ils sont encore plus liés avec l’Angleterre et qu’actuellement ton pays se bat contre les amis de tes amis. Qui te dit, après tout, que ces Krilov, dont tu es tellement sûr, vont se montrer si amicaux avec toi ? Tu en attends de l’aide ? Un navire ? On te fermera peut-être la porte au nez sans vouloir te reconnaître. Que feras-tu alors ?

Il lui jeta un regard courroucé, mécontent qu’elle osât mettre en doute ce dont lui-même était tellement certain.

— Je ne sais pas. Mais ce que tu dis est impossible.

— Mais si cela était ?

— Oh ! tu m’agaces. Nous verrons bien. Il sera toujours possible de trouver un navire. Au besoin...

— En le volant ? Cela devient une manie. Tu devrais pourtant savoir que ce n’est pas toujours possible, même pour un navigateur aussi hardi que toi. Pour une fois, écoute-moi Jason, et sois raisonnable. Nous n’avons rien à craindre de Napoléon et, au contraire, tout à gagner. Allons droit vers lui... Je te jure qu’il n’entre dans mon propos et dans ce conseil aucune arrière-pensée. En fait, fit-elle avec un petit rire amer, je pensais que nous en avions fini définitivement avec cette vieille histoire, que nous n’en étions plus là...

— Nous en serons là tant que tu seras possédée de ce désir, presque inconscient, de le rejoindre à tout prix.

Marianne eut un soupir accablé :

— Mais je ne suis possédée par aucun désir, sinon celui de sortir d’ici, avec toi, le plus vite possible ! Simplement, je suis en mesure de rendre à l’Empereur un service, un grand service, en échange duquel je n’aurai aucune peine à obtenir de lui le plus vigoureux et le plus rapide des navires de Dantzig. Un navire qui ne sera pas un prêt ou un simple moyen de passage, mais qu’on nous donnera, tu entends...

Elle était lancée. Malgré les coups d’œil avertisseurs de Jolival, inquiet de la voir dévoiler ses batteries, la colère était, chez Marianne, la plus forte. La colère, mais aussi le besoin presque charnel de convaincre Jason. Rien ne pouvait l’arrêter. Mais, quand elle s’aperçut de ce qu’elle avait eu la langue trop longue, il était trop tard. L’inévitable question était partie.

— Un service ? fit Jason d’un ton méfiant. Quel genre de service ?

L’intention était blessante et elle fut sur le point de lui lancer à la tête que cela ne le regardait pas. Mais, calmée, elle se contenta de rectifier, froidement :

— « Quel service ? » serait une meilleure question... et surtout une question plus courtoise. Mais je te répondrai tout de même, aussi poliment que je pourrai, qu’étant donné les sentiments que tu manifestes envers notre souverain, il m’est impossible de te révéler la nature exacte de l’information que je porte. Sache seulement que le hasard m’a révélé qu’un grave danger menace non seulement l’Empereur, mais toute l’armée et que...

Elle s’interrompit. Jason s’était mis à rire, mais c’était un rire dans lequel n’entrait pas la plus petite trace de joie.

— « Je te suivrai jusqu’en Sibérie si tu le désires » disais-tu... alors qu’en fait tu n’avais qu’un but : rejoindre Napoléon. Et je t’ai crue !

— Et tu dois me croire encore, car j’étais sincère et je le suis toujours. Mais je n’ai aucune raison, si le destin me donne la possibilité d’avertir les miens de ce qui les menace, de n’en rien faire et de les laisser s’enferrer, peut-être, dans un piège.

Le front barré d’un pli têtu, Jason allait sans doute répliquer vertement, quand Jolival impatienté se lança au secours de son amie.

— Ne soyez pas stupide, Beaufort, s’écria-t-il, et ne recommencez pas à vous conduire d’une façon que vous regretterez ensuite amèrement ! Aucun de nous n’a oublié que vous n’avez pas eu tellement à vous louer du traitement que vous a infligé l’Empereur, mais vous vous obstinez à oublier que Napoléon n’est pas un simple particulier, que ni vous ni nous-mêmes ne pouvons traiter avec lui de puissance à puissance et d’égal à égal.

— J’aurais été surpris que vous ne donniez pas raison à Marianne, persifla l’Américain.

— Je n’ai aucun motif pour lui donner tort, bien au contraire et, si vous le permettez, cette dispute me paraît totalement sans objet : vous voulez gagner Saint-Pétersbourg et notre route, que cela vous convienne ou non, nous mènera presque inévitablement à rencontrer la Grande Armée. A ce moment, Marianne n’aura pas le droit, car ce serait trahir, de ne pas délivrer l’information qu’elle détient. D’ailleurs, afin de vous mettre l’esprit au repos, je vous dirai, si cela peut vous satisfaire, qu’elle ne verra pas Napoléon : c’est moi qui irai vers lui quand nous serons assez proches. Je vous quitterai et nous nous retrouverons plus tard. Si vous acceptez de m’attendre, peut-être serai-je assez heureux pour vous rapporter un ordre de réquisition de navire, auquel cas il n’y aura plus de problème. Etes-vous satisfait ainsi ?

Jason ne répondit pas. Les bras croisés, l’œil sombre, il regardait couler, à ses pieds, l’ample flot du Borysthène[4] qui roulait, majestueux et bleu vers le sud. Les voyageurs en descendant de leur véhicule, avaient fait quelques pas le long du fleuve à travers les maisons de bois peint, fraîchement reconstruites de la ville basse, le quartier marchand de Podil, qu’un incendie accidentel avait détruit entièrement, entrepôts et église compris, l’année précédente. Au-dessus d’eux, sur une sorte de falaise dominant le port, étroite bande de terre entre elle et le fleuve, la ville haute, enfermée dans ses murailles médiévales, dressait ses coupoles bleues et or, ses riches couvents, ses palais à l’ancienne mode en bois peint de couleurs violentes.

Devant l’auberge en rondins qui servait de relais de poste, le cocher dételait les chevaux.

Le silence de Jason se prolongeant, ce fut Craig O’Flaherty qui, impatienté sans doute, se chargea de la réponse. Assenant sur le dos de son capitaine une bourrade amicale, capable de le jeter dans le fleuve, il offrit à Jolival un sourire aussi jovial qu’approbateur :

— S’il n’est pas satisfait, il sera difficile. Vous parlez comme un livre, vicomte. Et vous avez le génie des solutions agréables pour tout le monde. Maintenant, si vous m’en croyez, nous allons gagner cette cage à poules qui se pare du nom d’auberge et voir s’il est possible d’y trouver quelque chose à manger. Je suis capable de dévorer un cheval.

Jason suivit ses compagnons sans rien dire, mais Marianne eut l’impression qu’il n’était pas convaincu. Elle en eut même la certitude quand, après le repas, le meilleur sans doute qu’ils eussent pris depuis leur départ et qui se composait, après un bortsch aux légumes, d’une longue et épaisse kolbassa[5] et de vareniki[6] bien sucrés et légers, le corsaire, en se levant de table, déclara d’un ton sec qu’il fallait se hâter de se coucher car l’on quitterait la ville à 4 heures du matin. C’était déclarer hautement son intention formelle d’essayer par tous les moyens de gagner la Grande Armée de vitesse et personne ne s’y trompa...