Tous ces hommes avaient la barbe longue et leur aspect était si peu rassurant que Marianne s’inquiéta :

— Que vont-ils faire ? Pourquoi se rassemblent-ils ?

— Ce n’est pas difficile à deviner, répondit tristement Jolival. Rappelez-vous ce qui se passait à Odessa... Les cosaques vivent paisiblement dans leurs villages, s’occupant d’élevage ou de cultures, jusqu’au jour où l’appel de leur ataman court la steppe. Alors, ils rejettent la charrue, prennent les armes et s’en vont rejoindre certain point de ralliement. C’est ce que font ceux-là. Inutile de préciser quel est l’ennemi qu’ils vont combattre...

La jeune femme frissonna. C’était la première fois, depuis le départ d’Odessa, qu’elle se trouvait en face d’un rappel du conflit qui se déroulait, très loin de là, aux marches de Lituanie et dont ils n’avaient eu aucune nouvelle jusqu’à présent. Assombrie par ce qu’elle venait de voir, elle eut envie de rentrer immédiatement dans la maison de poste, mais ses compagnons semblaient fascinés par le spectacle.

Les cosaques se rassemblèrent devant l’église au seuil de laquelle parut un pope revêtu de ses ornements. Les femmes, empaquetées plus que vêtues d’une sorte de chemise de laine serrée à la taille et portée sur une jupe qui dépassait, suivaient, pieds nus, la tête couverte de fichus rouges ou bleus. Les vieilles et les enfants venaient ensuite. Tous formèrent, devant l’église, une sorte de demi-cercle et parurent attendre quelque chose.

Alors, un dernier guerrier parut. Barbu, vêtu comme ses compagnons, il s’en distinguait pourtant par l’expression de fureur et de brutalité qui s’étalait sur son visage plat et aussi par un autre détail. Au lieu d’un cheval, c’était une femme hurlante et en chemise qu’il traînait par des longs cheveux noirs dénoués... Derrière eux marchait une femme âgée, aux cheveux gris, au visage impassible, portant sur ses bras un très grand sac de forte toile.

La femme malmenée était jeune et elle était peut-être belle, mais les larmes et les cris qu’elle poussait la défiguraient. De son mieux, elle essayait de se défendre, d’échapper à la poigne impitoyable de l’homme qui la traînait ainsi dans la poussière. Parvenu au pied de l’église, il lâcha la chevelure qu’il tenait à plein poing et envoya brutalement la femme rouler jusqu’au milieu du demi-cercle.

Les hommes émirent un murmure approbateur et les femmes éclatèrent en imprécations qu’un geste du pope fit taire. Alors, celui qui venait d’arriver prit la parole et, d’une voix curieusement calme si l’on s’en référait à son comportement récent, il entama un bref discours que le cocher s’efforça de rendre plus intelligible pour ses passagers.

— Que dit-il ? demanda Jason.

— Ben ! Le m’oins qu’on puisse dire est que ces gens-là ont des drôles de mœurs, traduisit Gracchus. Si je comprends bien, l’homme qui parle est le mari de la femme à terre. Elle l’a trompé, alors il la rejette avant de partir pour la guerre afin qu’elle ne souille pas son foyer du fruit de ses amours.

— Il pourrait la rejeter moins brutalement, protesta Marianne.

— Et encore, ça n’est rien, reprit Gracchus... Si l’un des autres hommes du village veut la prendre, elle vivra. Sinon, elle sera enfermée dans le sac que la vieille, qui est sa belle-mère, vient d’apporter et on la jettera à la rivière.

— Mais c’est scandaleux ! s’indigna la jeune femme. C’est un crime pur et simple ! Où est l’homme avec qui elle a fauté ?

— Il paraît que c’était un vagabond, un coureur des steppes qui a disparu, un homme de la race de cette femme. C’est une tzigane et elle ne doit pas avoir beaucoup d’amis dans ce village...

En effet, un grand silence s’était fait. Toujours prostrée sur le sol, la femme rejeta d’un geste machinal une longue mèche de cheveux qui retombait sur son visage. Ses yeux noirs, chargés d’angoisse, interrogeaient tous ces regards fixés sur elle, sur son corps à demi dévoilé par la chemise déchirée et dont la peau bistrée montrait des meurtrissures bleuissantes et des écorchures. Le mari avait croisé les bras et lui aussi il regardait, comme s’il défiait ses compagnons de s’emparer de ce qu’il rejetait. Derrière lui, quelques femmes entouraient la belle-mère qui, semblable au génie de la vengeance, préparait déjà le sac...

— Il y en aura peut-être un... souffla Marianne saisie d’horreur, un très jeune, peut-être... ou alors un très vieux pour qui une fille comme elle serait une aubaine ?

Mais ni les vieillards ni les jeunes garçons non encore admis à porter les armes ne souhaitaient se créer une infinité d’ennuis à cause d’une étrangère coupable. Et la condamnation de la femme était dans tous les regards. Le pope, statue rutilante immobile à l’entrée de son église, parut le comprendre. Il traça dans l’air, à l’aide de la croix qu’il tenait, plusieurs signes de croix et entama une prière. Le mari eut un petit rire dur et se détourna, tandis que les femmes, avec un affreux empressement s’avançaient. Dans un instant, la condamnée, qui gémissait maintenant comme une louve malade, serait entraînée, liée dans le sac et jetée dans cette rivière si belle qui allait devenir l’instrument de son supplice...

Alors, Gracchus, sans réfléchir davantage, s’élança et, hurlant à pleins poumons « Stoï ! Stoï ! »[2]... il se rua sur le groupe des vieilles.

— Mon Dieu ! s’écria Marianne épouvantée. Il va se faire écharper. Allez avec lui !...

C’était une prière inutile. Déjà Jason, Craig et Jolival étaient partis, entraînant avec eux le cocher plus mort que vif, qui gigotait grotesquement au bout du poing de l’Américain.

Il y eut un moment lourd de danger. Les femmes, furieuses de se voir arracher leur victime, tombaient déjà sur le Parisien avec griffes et ongles, hurlant comme des hyènes à la curée, et les hommes, devant cette intervention inattendue, allaient s’en mêler à leur tour, quand le pope, brandissant sa croix, se jeta au secours du jeune homme. Son geste immobilisa instantanément les cosaques. Les femmes, à regret, lâchèrent Gracchus autour duquel ses compagnons se groupèrent dans l’attitude de gens qui ne sont nullement décidés à se laisser intimider.

Arbitrées par le pope, les explications commencèrent et se révélèrent laborieuses. Il y eut des cris, des gestes de menace, surtout de la part du mari trompé, qui, visiblement entendait assister à la mort de celle qui l’avait trahi. Debout près de la voiture, à l’endroit où elle était restée, Marianne s’interrogeait sur ce qu’il convenait de faire. Si le danger se faisait plus pressant, le mieux serait peut-être de lancer la kibitka au milieu de cette foule excitée pour essayer, en jouant sur l’effet de surprise et sur le poids du véhicule, d’arracher les quatre hommes à un sort tragique... Aucun d’eux n’avait songé aux quelques armes qui se trouvaient à l’intérieur.

Grimpant sur la planche du cocher, elle avait déjà ramassé les rênes et s’apprêtait à faire tourner l’attelage, quand, brusquement, tout se calma. Les femmes, les vieillards et les enfants refluèrent vers les maisons. Les hommes revinrent à leurs chevaux. Seuls restèrent au milieu de la place la femme condamnée que Gracchus avait relevée, les étrangers et le pope. Celui-ci, une dernière fois, leva sa croix, indiquant le chemin qui descendait à la rivière... Gracchus, alors, prit la main de la femme et, suivi des trois autres et du cocher plus mort que vif, revint vers la voiture et la maison de poste.

La généreuse griserie qui avait emporté le jeune homme s’était calmée durant les palabres et ce fut d’un air assez penaud qu’il aborda Marianne.

— Le curé a dit qu’elle était ma femme, maintenant ! Elle s’appelle Shankala... murmura-t-il d’un ton si malheureux que Marianne, apitoyée, lui sourit.

— Pourquoi êtes-vous si triste, Gracchus ? Il n’était pas possible de laisser assassiner cette malheureuse en gardant les bras croisés, dit-elle doucement. Vous avez magnifiquement agi et, pour ma part, je suis fier de vous.

— Moi aussi ! Du point de vue humain tout au moins, approuva Jolival. Mais je me demande ce que nous allons en faire ?

— Je crois que la question ne se pose pas, fit l’Irlandais avec bonne humeur. La femme doit suivre son mari et puisque cette chatte sauvage est désormais Mme Gracchus...

— Oh ! bien sûr, je n’ai pas pris le bonhomme au sérieux, coupa le nouveau marié avec une feinte désinvolture. Je ne suis pas vraiment marié. D’ailleurs, je suis pour la liberté. Les curés, moi, je n’en raffole pas et, si vous voulez tout savoir, j’aimais bien mieux la déesse Raison que le père Bon Dieu. Faut dire que c’était une bien jolie femme...

— Eh bien, Gracchus, s’écria Marianne abasourdie. En voilà une profession de foi ! Je savais depuis longtemps que vous étiez un enfant de la Révolution, mais je me demande ce que penserait le cardinal s’il vous entendait...

Gracchus baissa le nez et se dandina d’un pied sur l’autre :

— Ma langue a été plus vite que ma pensée. Pardonnez-moi, mademoiselle Marianne. Cette histoire m’a complètement tourneboulé... Enfin, je pense que celle-ci pourra toujours faire une femme de chambre. Bien sûr, elle ne vaudra pas Agathe, mais ça sera toujours mieux que rien.

Jason n’avait encore rien dit. Il regardait la rescapée d’un air étrange, un peu comme si elle était un animal inconnu. Finalement, il haussa les épaules :

— Une femme de chambre, cette fille ? Tu rêves, Gracchus. J’ai l’impression qu’il y aura plus à faire pour la civiliser que pour apprivoiser une louve. Et je ne suis pas certain qu’elle nous soit reconnaissante de l’avoir sauvée.

C’était un peu l’avis de Marianne. Toute misérable qu’elle était, avec sa chemise déchirée, ses meurtrissures et la poussière qui la couvrait, la tzigane n’inspirait pas la pitié. Sous leurs épais sourcils, ses yeux noirs brillaient d’un feu sauvage, assez inquiétant. Vue de près, elle était belle, d’ailleurs, en dépit d’un nez assez plat et de pommettes trop hautes. Les yeux, un peu bridés, trahissaient les traces de sang mongol. Le teint était mat, les cheveux presque bleus à force de noirceur, mais la grande bouche, large, rouge et charnue trahissait une sensualité à fleur de peau.