— Je vois que l'on vous apprécie fort, en haut lieu, ma chère. Sébastiani me dit que vous êtes une amie particulière de l'Empereur et qu'en même temps vous jouissez de l'affection réelle de l'Impératrice répudiée, cette malheureuse Joséphine qui, pour moi, s'appellera toujours Rose ! Eh bien, dites-moi donc ce que veut de nous l'empereur des Français.

Il y eut un bref silence que Marianne employa à choisir les mots qu'elle allait prononcer. Elle ne se sentait pas très bien et ne s'en appliqua que plus soigneusement.

— Madame, commença-t-elle, je supplie Votre Majesté d'écouter avec attention les paroles que je vais avoir l'honneur de prononcer, car elles sont d'une extrême gravité et impliquent la révélation des projets les plus chers et les plus secrets de l'Empereur.

— Voyons cela !

Lentement, calmement, en s'efforçant d'être aussi claire que possible, Marianne fit part à sa compagne de la prochaine invasion de la Russie par la Grande Armée et du désir qu'avait Napoléon de battre Alexandre, auquel il reprochait une profonde duplicité, sur son propre terrain. Elle dit combien il serait utile, pour l'envahisseur, que les opérations actuellement en cours sur le Danube se prolongeassent au moins jusqu'à l'été suivant, période choisie pour l'entrée en Russie des Français, afin de retenir loin de la Vistule et des régions avoisinant Moscou les régiments cosaques et les troupes du général comte Kamenski. Elle laissa aussi entendre que cette aide non déclarée serait vivement appréciée par Napoléon qui, une fois les Russes battus, ne ferait aucune difficulté pour accorder à la Sublime Porte tous les territoires qu'elle était en train de perdre à cette heure, plus quelques autres...

— Il suffit seulement, conclut-elle, que les troupes de Votre Majesté tiennent jusqu'en juillet ou en août prochain.

— Cela représente près d'une année ! s'écria la Sultane. C'est beaucoup pour une armée exténuée, dont les effectifs fondent comme beurre au soleil. Et je ne sais...

Elle s'interrompit, surprise par le changement qui se produisait sur le visage de son interlocutrice qui était en train de devenir aussi verte que sa robe.

— Vous n'êtes pas bien, princesse ? demanda-t-elle. Je vous trouve bien pâle tout à coup...

Marianne osait à peine bouger. Une horrible nausée montait de son estomac surchargé par les sucreries, excellentes sans doute et d'une grande finesse, mais qui rejoignaient tragiquement le copieux dîner qu'elle avait absorbé à l'ambassade, lui rappelant avec quelque brutalité qu'elle était enceinte de près de quatre mois. Et la pauvre ambassadrice occasionnelle souhaita désespérément disparaître sous les coussins du trône.

Devant son silence, la sultane, qui suivait avec étonnement la disparition de ses couleurs, insista :

— Cela ne va pas ?... Je vous en prie, ne vous croyez pas obligée de dissimuler si vous vous sentez mal...

Marianne lui offrit un regard de noyée et un sourire tremblant.

— C'est... c'est vrai... Votre Majesté ! Je... ne me sens pas bien du tout... Ooooooh !...

Et Marianne, jaillissant soudain du trône, traversa le salon comme un éclair vert, bousculant les eunuques de garde, se jeta sous l'ombre propice du premier cyprès venu, heureusement situé tout près de la porte, et entreprit de restituer à la terre ceux de ses produits qui l'incommodaient si péniblement. Cela dura un moment qui lui parut interminable et au cours duquel elle fut incapable de penser à l'espèce de révolution que, très certainement, son départ brusqué avait causée. Et quand elle se redressa enfin pour s'appuyer aux branches de l'arbre secourable, elle se sentit inondée d'une sueur froide, mais la nausée se retirait. Avec effort, elle aspira l'air parfumé de la nuit, la fraîcheur qui montait des jets d'eau et se sentit soulagée. Les forces, lentement, lui revenaient...

C'est seulement alors qu'elle réalisa ce qu'elle venait de faire : planter là une impératrice, se sauver comme une voleuse d'un salon de réception en pleine discussion diplomatique !... Quel affreux scandale ! De quoi faire pâmer d'horreur le pauvre Latour-Maubourg !... Très inquiète sur les suites de son malaise, elle s'attarda un moment sous les branches de son cyprès qu'elle n'osait plus quitter, persuadée qu'elle était de trouver, en reparaissant devant le kiosque, une troupe d'eunuques armés de cimeterres et d'un ordre d'arrestation...

Elle hésitait encore quand une voix douce vint jusqu'à elle :

— Où êtes-vous, princesse ?... J'espère que vous n'êtes pas plus mal ?

Marianne prit une profonde respiration.

— Non, Votre Majesté... Me voici !

Quittant enfin l'ombre des arbres, elle trouva Nakhshidil debout au seuil du petit palais. Elle avait dû renvoyer tout son monde car elle était absolument seule et Marianne, pleinement consciente d'être en faute et vaguement ridicule, lui en sut gré.

Quelle étrange façon d'entamer une négociation délicate, en vérité ! Aussi, désireuse de présenter des excuses, la princesse Sant'Anna commença-t-elle par une révérence que l'on interrompit immédiatement.

— Non ! je vous en prie !... Songez d'abord à vous remettre ! Prenez plutôt mon bras et rentrons... à moins que vous ne préfériez faire quelques pas dans le jardin ? Il fait plus frais maintenant et nous pourrions aller jusqu'à cette terrasse qui domine le Bosphore, là-bas ? C'est un endroit que j'aime.

— Avec plaisir, Madame... Mais je ne voudrais pas importuner Votre Majesté ou la troubler dans ses habitudes...

— Qui ? Moi ? Ma chère, je n'aime rien tant que prendre de l'exercice, marcher, monter à cheval... Malheureusement, ici, cela pose des problèmes. Dans les palais d'Asie, c'est plus facile. Venez-vous ?

Au bras l'une de l'autre, elles se dirigèrent lentement vers la terrasse choisie. Marianne s'étonnait de constater que la Sultane était aussi grande qu'elle-même et que sa silhouette mince était sans défaut. Pour qu'il en fût ainsi à son âge, il fallait que la blonde créole ne se contentât pas, en effet, de l'existence cloîtrée, presque inerte, qui était celle des femmes de harem. Pour garder ce corps souple de jeune fille, il fallait qu'elle s'adonnât aux « sports » si chers aux Anglais. Mais Nakhshidil, de son côté, s'intéressait surtout à sa compagne et, tout en marchant, elle lui demanda d'un ton faussement négligent :

— Avez-vous souvent de ces malaises ? Votre mine est cependant au-delà de tout éloge ?

— Non, Votre Majesté... pas très souvent. Je crois que celui de ce soir incombe tout entier au cuisinier de notre ambassade. Ses productions sont assez lourdes...

— Et ce que je vous ai offert n'était pas trop léger ! C'est étrange cependant, car votre malaise m'a rappelé de façon frappante ceux dont je souffrais lorsque j'attendais mon fils : je buvais des pleins pots de café et je ne tolérais ni helva, ni baklava... sans parler, bien sûr, de la ghulretcheli, la confiture de roses dont, à mon avis, seul le nom et la couleur sont poétiques et qui me fait horreur.

Marianne sentit ses joues s'empourprer et bénit la nuit qui dissimulait cette rougeur intempestive, mais elle ne fut pas maîtresse d'une crispation de son bras qui renseigna tout à fait sa compagne. Celle-ci comprit qu'elle avait non seulement touché juste, mais touché aussi un point singulièrement sensible chez sa visiteuse.

Comme toutes deux atteignaient la petite terrasse de marbre blanc, elle désigna un banc circulaire copieusement garni de coussins attestant les visites fréquentes qu'on lui faisait.

— Asseyons-nous un peu ! fit-elle. Nous serons ici beaucoup plus tranquilles pour parler que dans mon appartement, car personne ne nous entendra. Dans le palais, chaque tenture, chaque porte cache au moins une oreille attentive. Rien de semblable à craindre ici.

Voyez : cet endroit forme balcon au-dessus des chemins de ronde et des jardins inférieurs. Mais n'aurez-vous pas froid ? s'inquiéta-t-elle en désignant les épaules nues de Marianne.

— Pas du tout, Majesté, je me sens tout à fait bien maintenant.

Nakhshidil hocha la tête et se tourna vers les nuages qui, au-delà du bras de mer, s'amoncelaient sur les collines de Scutari.

— L'été s'achève, remarqua-t-elle avec une pointe de mélancolie. Le temps change et nous aurons de la pluie demain, sans doute. Cela fera du bien aux cultures, car la terre est asséchée, mais ensuite ce sera l'hiver, le froid qui est souvent cruel ici et que je crains tellement... Mais oublions tout cela et parlez-moi plutôt de vous.

— De moi ? Je n'ai guère d'autre intérêt, Madame, que celui dont m'a revêtue l'empereur Napoléon en m'envoyant vers vous et...

La Sultane eut un geste d'impatience.

— Laissons là votre Empereur pour l'instant ! Son tour viendra plus tard, encore que je ne voie pas bien ce que nous pourrions en dire. Quoi que vous en pensiez, vous êtes beaucoup plus intéressante, à mes yeux, que le grand Napoléon. Aussi, je veux tout savoir. Racontez-moi votre vie...

— Ma... vie ?

— Mais oui, toute votre vie ! Comme si j'étais votre mère.

— Votre Majesté, cela risque d'être long...

— Aucune importance ! Nous avons toute la nuit, s'il le faut, mais je veux savoir... tout savoir ! Il y a déjà tant de contes qui courent sur vous et j'aime à démêler la vérité. Et puis, je suis votre cousine, je voudrais être votre amie. N'avez-vous pas besoin d'une amie ayant quelque pouvoir ?

La petite main soyeuse de la sultane s'était posée sur celle de Marianne, mais la jeune femme, déjà, avait répondu spontanément :

— Oh si ! avec une ardeur qui fit sourire sa compagne et l'ancra dans la conviction, née au premier coup d'œil, que cette ravissante – et si jeune ! – créature avait désespérément besoin d'aide.