— J'espère que l'on ne vous retiendra pas toute la nuit, se borna-t-il donc à lui dire quand elle redescendit quelques minutes plus tard, habillée pour la cérémonie. Monsieur de Jolival et moi-même vous attendrons en jouant aux échecs.

Puis, plus bas, il avait ajouté en bon Breton :

— Que Dieu vous garde et vous inspire !

Tandis que le caïque doublait la pointe du Sérail, Marianne se disait que, justement, c'était d'inspiration qu'elle avait le plus grand besoin. Durant tous ces jours passés à attendre, elle avait cent fois composé dans sa tête les phrases qu'elle dirait, cherché à imaginer les questions qu'on lui poserait et les réponses qu'elle ferait. Mais maintenant que l'heure approchait, son esprit lui paraissait curieusement vide et elle ne retrouvait plus aucun des discours si soigneusement préparés.

Elle finit par y renoncer, choisissant, pour tenter d'apaiser son émotion, d'emplir ses poumons de l'air marin que la nuit faisait plus frais et ses yeux du spectacle magique de cette ville quasi fabuleuse. Avec la tombée du jour, la voix des muezzins s'était éteinte sur les minarets des grandes mosquées, mais les ombres vespérales où luisaient encore, ici et là, l'or d'une coupole ou les chamarrures d'un palais, se piquaient peu à peu d'une multitude de petites lumières, celles des lanternes en papier huilé que chaque habitant était tenu d'allumer et de porter à la main pour sortir. L'effet de ces petites flammes dorées était ravissant et donnait à la capitale ottomane l'aspect féerique d'une gigantesque colonie de lucioles.

On voguait maintenant sur le Bosphore et la masse énorme du Sérail dominait l'eau brillante de ses murs formidables. Hérissés de noirs cyprès, ceux-ci retenaient un monde de jardins, de kiosques, de palais, d'étables, de prisons, de casernes, d'ateliers et de cuisines où s'agitaient environ vingt mille personnes. Dans un instant, on toucherait terre à l'ancien quai byzantin de marbre usé qui, par une volée de marches douces, rejoignait les deux portes médiévales ouvertes au plein du rempart, entre les jardins du palais et le rivage. Ce n'était pas l'entrée principale. En effet, la princesse Sant'Anna n'étant pas reçue officiellement malgré les liens de sang qui l'unissaient à la souveraine, elle ne franchirait pas la Sublime Porte, chemin habituel des ambassadeurs et des hauts personnages. Il s'agissait d'une visite privée et l'heure tardive, comme le chemin indiqué, insistaient sur ce caractère intime.

Mais, tandis que l'eunuque noir se perdait dans une foule de considérations destinées à lui expliquer cet état de fait sans trop froisser son orgueil de « princesse franque », Marianne songeait qu'au fond cela lui était parfaitement égal et que, même, elle préférait infiniment qu'il en fût ainsi. Elle n'avait jamais souhaité les charges d'une mission diplomatique officielle, l'Empereur ayant insisté lui-même sur le côté discret de son intervention et elle souhaitait encore moins piétiner les plates-bandes du malheureux Latour-Maubourg dont elle avait déjà eu tout le temps de mesurer les difficultés.

Le caïque toucha le quai ; les rames se relevèrent.

Marianne fut invitée à quitter son tendelet et à prendre place dans une sorte de boîte en forme d'œuf aplati sur le dessus, garnie de rideaux de brocart et sentant fortement le bois de santal.

Enlevée sur les épaules de six esclaves noirs, la chaise franchit les portes sévèrement gardées par des janissaires armés jusqu'aux dents et plongea dans l'épaisseur humide et parfumée des jardins. Les roses y foisonnaient et aussi les jasmins. L'odeur âpre de la mer disparut, chassée par celle de milliers de fleurs, tandis que le bruit du ressac s'éteignait sous la chanson des fontaines et des chemins d'eau qui cascadaient sur des degrés de porphyre ou de marbre rose.

Marianne se laissait bercer au pas rythmé de ses porteurs et agrandissait ses yeux pour mieux voir. Bientôt, au bout d'une allée, apparut une construction légère, sommée d'une coupole translucide qui brillait dans la nuit comme une énorme lanterne multicolore. C'était un kiosque, l'un de ces petits palais fragiles et précieux comme les sultans aimaient à en émailler leurs jardins. Chacun y apportait la marque de son goût ou de ses souvenirs. Celui-là, élevé au plus haut des jardins, se détachait sur l'horizon sombre de la rive d'Asie et semblait hésiter au bord du Bosphore, comme s'il craignait, en se penchant ainsi, de se laisser attirer par son mirage. Un petit jardin secret l'entourait, planté de hauts cyprès et de tapis de jacinthes bleu tendre que l'art du Bostandji Bachi, le jardinier en chef, puissant seigneur dont la dictature s'étendait sur tous les jardins de l'empire, entretenait en toutes saisons parce qu'elles étaient les fleurs préférées de la Sultane Mère.

Cette retraite charmante, détachée de la masse un peu rébarbative du Sérail, avait un air de fête intime, avec les lanternes roses qui l'éclairaient. Des buissons embaumés, qui avaient l'air couverts de neige, se pressaient contre ses minces colonnes, tandis que, découpées en ombres chinoises sur les verres bleus, verts et mauves de ses fenêtres, passaient et repassaient les silhouettes enturbannées des eunuques de garde.

Quand les esclaves posèrent la litière, un gigantesque personnage surgit de la colonnade et s'inclina devant la nouvelle venue. Celle-ci vit sourire, sous une haute coiffure neigeuse où scintillait un bouquet de rubis sanglants, une ronde figure, si noire et si brillante qu'elle paraissait cirée. Un superbe caftan brodé d'argent et ourlé de zibeline noire enveloppait jusqu'aux pieds une silhouette replète, drapant avec majesté un ventre qui faisait honneur aux cuisines du palais.

D'une voix douce, et dans un français irréprochable, l'imposant personnage s'annonça comme étant le Kizlar Agha, chef des eunuques noirs, et se mit au service de la visiteuse. Puis, s'inclinant de nouveau, il l'informa qu'il allait avoir le grand honneur d'introduire « la noble dame venue de la terre franque auprès de Sa Hautesse la Sultane Validé, Mère très vénérée du Tout-Puissant Padischah »...

— Je vous suis, se contenta de répondre Marianne.

D'un léger coup de pied, elle rejeta en arrière la longue traîne de sa robe de satin vert qui, toute scintillante de perles de cristal, s'étala derrière elle comme un ruisseau changeant. Instinctivement, elle releva la tête, soudain consciente de représenter à cette minute le plus grand empire du monde, puis, serrant avec un peu de nervosité entre ses doigts gantés les minces branches d'un éventail assorti à sa robe qui lui servait surtout à se donner une contenance, elle posa le pied sur les grands tapis de soie bleue qui coulaient jusqu'à la terre des jardins.

Mais, soudain, elle s'arrêta, retenant son souffle pour mieux écouter. Le son d'une guitare venait jusqu'à elle, léger et mélancolique, le son d'une guitare qui jouait :


Nous n'irons plus aux bois, Les lauriers sont coupés ; La belle que voilà Ira les ramasser...


Elle sentit des larmes lui monter aux yeux, tandis que, dans sa gorge, quelque chose se serrait, quelque chose qui était peut-être de la pitié. Dans ce palais d'Orient, la chanson naïve qu'au pays de France les enfants chantaient en dansant une ronde avait l'accent douloureux d'une plainte ou d'un regret. Et, brusquement, elle se demanda ce qu'était au juste la femme qui vivait là, gardée par un apparat millénaire. Qu'allait-elle trouver derrière ces murs transparents ? Une grosse femme gavée de sucreries, gémissante et geignarde ? Une petite vieille desséchée par la claustration (étant à peu près du même âge que sa cousine Joséphine, la Sultane devait approcher la cinquantaine : un âge canonique pour une Marianne de dix-neuf ans) ou une vieille petite fille attardée, capricieuse et superficielle ? Personne n'avait pu lui faire un portrait, même approximatif, de la créole au fabuleux destin, car aucun de ceux qui lui en avaient parlé ne l'avait approchée. Une femme aurait pu en dire davantage, mais aucune Européenne, à sa connaissance, n'avait franchi le seuil du Sérail depuis la mort de Fanny Sébastiani. Et, tout à coup, Marianne eut peur de ce qu'elle allait rencontrer et dont cependant elle attendait tellement.

La chanson déroulait toujours ses notes fragiles. Le Kizlar Agha, conscient de n'être plus suivi, s'était arrêté lui aussi et se retournait :

— Notre Maîtresse, dit-il aimablement, aime à écouter les chansons de son pays... mais elle n'aime pas attendre !

Le charme s'évanouit. Ainsi rappelée à l'ordre, Marianne eut un sourire contrit.

— Excusez-moi ! C'était tellement inattendu... et si joli !

— Le chant de la terre natale est toujours joli aux oreilles de celui qui s'en est éloigné. Ne vous excusez pas.

On se remit en marche. Le son de la guitare se fit plus fort et aussi le parfum des fleurs qui enveloppa Marianne dès qu'elle eut franchi la porte de cèdre ciselé où s'enchâssaient une multitude de minuscules miroirs. Puis, tout à coup, l'énorme silhouette du Kizlar Agha qui bouchait son horizon s'effaça et elle se trouva au seuil d'un univers bleu...

Elle eut l'impression de pénétrer au cœur d'une énorme turquoise. Tout était bleu autour d'elle, depuis les immenses tapis qui recouvraient le sol, jusqu'aux faïences fleuries qui habillaient les murs, en passant par la fontaine qui chantait au milieu de la pièce, les innombrables coussins brodés d'or ou d'argent qui la jonchaient et par les vêtements des femmes qui y étaient accroupies et qui la regardaient.

Bleus aussi, d'un bleu intense et lumineux, les yeux de la femme, assise à la mode orientale, une guitare aux genoux, parmi les coussins d'un large siège d'or surélevé de deux marches, qui tenait à la fois du divan, du trône et du balcon, grâce à une balustrade orfévrée élevée autour. Et Marianne se dit qu'elle n'avait jamais vu de femme aussi belle.