Les années semblaient n'avoir fait qu'effleurer celle qui avait été Aimée Dubucq de Rivery, petite créole de la Martinique, élevée au couvent des Dames de la Visitation de Nantes et qui, alors qu'elle revenait vers son île natale, avait été enlevée en plein golfe de Gascogne par les pirates de Baba Mohammed ben Osman, le vieux maître d'Alger. Sa grâce et son charme étaient intacts.

Vêtue d'une longue robe azurée ouverte sur la poitrine, elle était tellement couverte de perles qu'elle avait l'air d'un coquillage. La vie cloîtrée du harem avait préservé la transparence nacrée de son teint et ses longs cheveux de soie argentée, tressés de perles, encadraient un visage juvénile où le sourire creusait encore des fossettes. Une petite calotte ronde la coiffait. Serti sur cette minuscule coiffure, qu'elle portait avec désinvolture, légèrement de côté, un diamant rose, énorme, taillé en cœur, ruisselait de tous les feux de l'aurore.

L'entrée de Marianne fit naître le silence. Le babil d'oiseau des femmes s'éteignit tandis que, sous la main de leur maîtresse, vivement posée sur les cordes, mouraient les vibrations de la guitare. Plus impressionnée qu'elle ne voulait l'admettre et consciente d'être le point de mire d'une bonne douzaine de paires d'yeux, Marianne, dès le seuil franchi, plongea dans une profonde révérence, se releva, avança protocolairement de trois pas pour exécuter la seconde, fit encore trois pas et s'abîma dans la troisième qui l'amena juste devant les marches du trône, tandis que la voix mesurée du Kizlar Agha déclinait, en turc, ses noms et titres divers. Il y en avait assez long, mais il n'eut pas le temps d'aller jusqu'au bout : Nakhshidil s'était mise à rire.

— C'est très impressionnant, dit-elle, et je savais déjà que vous êtes une très grande dame, ma chère. Mais, si vous le permettez, pour moi, vous êtes ma cousine et c'est à ce titre que j'ai plaisir à vous voir. Venez donc vous asseoir près de moi.

Reposant la guitare, elle se déplaçait au milieu des coussins et tendait à sa visiteuse une petite main étincelante de diamants pour l'attirer auprès d'elle.

— Madame, commença Marianne surprise de cet accueil si simple et si spontané, Votre Majesté est trop bonne et je n'ose...

Le rire léger reprit de plus belle.

— Vous n'osez pas m'obéir ? Venez là, vous dis-je, afin que je vous voie mieux. Mes yeux ne sont plus ce qu'ils étaient, hélas, et comme je ne veux pas porter ces horreurs que l'on nomme des lunettes, il faut que vous approchiez tout près si je veux distinguer chaque trait de votre visage. Là !... voilà qui est mieux, ajouta-t-elle, comme Marianne se décidait à s'asseoir timidement contre la balustrade d'or. Je vois votre figure clairement. Quand vous êtes apparue, tout à l'heure, dans cette robe, j'ai cru qu'une vague de mon cher océan s'était souvenue de moi et venait me rendre visite. Maintenant, je le retrouve dans vos yeux. On m'avait dit que vous étiez très belle, ma chère, mais, en vérité, pour vous, il faudrait trouver un autre mot !

Son sourire, plein de gaieté et de chaleur, rendait peu à peu à Marianne son aisance. A son tour, elle sourit, gardant cependant encore un reste de timidité.

— C'est Votre Majesté qui l'est... infiniment ! Et je la supplie de me pardonner l'émotion où elle me voit : il est si rare de rencontrer une souveraine de légende ! Et plus encore de constater combien la réalité peut dépasser l'imagination.

— Eh bien ! La politesse orientale n'a vraiment pas de secrets pour vous, princesse. Mais nous avons à parler. Commençons par nous assurer la solitude.

Quelques paroles brèves firent lever les femmes qui, massées au pied du trône, dévoraient des yeux la visiteuse. Aucune ne dit un mot. Elles saluèrent en silence et se hâtèrent de sortir dans l'envol de leurs voiles bleus, mais leurs mines traduisaient clairement une vive déception.

Le Kizlar Agha, solennel à son habitude, ferma la marche, appuyé à son bâton d'argent, semblable au berger de quelque nuageux troupeau. En même temps, par une autre porte, entraient des esclaves noires, vêtues de robes argentées, portant sur des plateaux d'or incrustés de diamants le traditionnel café et la non moins traditionnelle confiture de roses qu'elles offrirent aux deux femmes.

Malgré elle, Marianne ne put s'empêcher d'ouvrir de grands yeux en recevant une tasse des mains d'une femme presque prosternée. Habituée au luxe des châteaux anglais, au faste de la cour impériale française et aux raffinements d'un Talleyrand, elle n'avait jamais rien imaginé de comparable à ce qu'on lui offrait : non seulement les plateaux, mais toutes les pièces de ce fabuleux service étaient d'or massif et incrustées d'une telle multitude de brillants que le métal disparaissait presque : la seule petite cuiller qu'elle tournait dans sa tasse représentait une fortune.

En silence, les deux femmes portèrent leur tasse à leurs lèvres mais, par-dessus les bords scintillants, les yeux verts et les yeux bleus se rejoignaient, observateurs, cherchant discrètement à jauger l'adversaire. Car, sous le charme spontané de l'accueil, Marianne sentait, chez son hôtesse, une expectative. Le rite du café leur donnait, à l'une comme à l'autre, un précieux instant de répit avant l'engagement dont nul ne pouvait prévoir ce qu'il allait être...

Marianne suça poliment une cuillerée de confiture de roses. Elle n'aimait pas beaucoup cette friandise nationale turque à laquelle, en effet, elle reprochait un léger côté parfumerie. Cela lui donnait un peu mal au cœur et aussi l'impression de déguster les produits de beauté de son amie Fortunée Hamelin, qui introduisait de l'essence de roses dans tout ce qui touchait sa peau de créole. Mais elle dégusta le café avec délices. Il était bouillant et très parfumé, pas trop sucré : sans doute le. meilleur que Marianne eût jamais bu.

Nakhshidil la regardait avec une curiosité amusée.

— Vous semblez aimer le « khavé » ? dit-elle.

— Il n'est rien que j'aime davantage... surtout quand il est aussi bon que celui-ci. C'est à la fois une gourmandise et le plus réconfortant des amis.

— En direz-vous autant de la confiture de roses ? dit malicieusement la Sultane, j'ai l'impression que vous ne l'appréciez guère...

Marianne rougit, comme une enfant prise en faute.

— Pardonnez-moi, Votre Majesté... mais c'est vrai : je ne l'aime pas beaucoup.

— Et moi, je la déteste ! s'écria Nakhshidil en riant. Je n'ai jamais pu m'y habituer. Parlez-moi d'une bonne confiture de fraises ou de rhubarbe comme on en faisait dans mon couvent de Nantes. Mais essayez de cette helva aux amandes et aux graines de sésame... ou encore de ce baklava aux noix. C'est en quelque sorte notre gâteau national... ajouta-t-elle en désignant tour à tour, sur un plateau chargé de pâtisseries, une sorte de gelée très ferme, d'un beau rouge cerise, et un gâteau aux noix...

Bien qu'elle n'eût absolument pas faim, Marianne s'obligea à goûter ce que lui offrait sa royale hôtesse, tandis que l'on apportait de nouvelles tasses de café.

Comme elle reposait la tasse précieuse, elle s'aperçut que sa voisine la regardait avec attention et comprit que le moment difficile était arrivé. Il allait falloir se montrer à la hauteur de la confiance dont on l'avait investie et elle avait envie, maintenant, de se lancer dans la bataille. Mais le protocole exigeait qu'elle attendît d'être interrogée. Cela ne tarda guère...

Prenant entre ses doigts fins le bout d'ambre d'un narghilé couvert d'émaux bleus, la sultane en tira quelques bouffées songeuses puis, sur le ton léger de la conversation mondaine, elle remarqua :

— Il semblerait que votre voyage jusqu'ici ait été beaucoup plus mouvementé et beaucoup moins agréable que vous ne l'espériez... On a beaucoup parlé de cette grande dame française pour laquelle les Anglais avaient dérangé une escadre sous Corfou et qui s'est perdue dans les îles grecques...

Le ton était amusé, mais l'esprit agile de Marianne y démêla tout de même une inquiétante nuance de dédain. Dieu seul savait quelle réputation les ragots anglais avaient bien pu lui faire ! Néanmoins, elle décida de n'avancer que prudemment.

— Votre Majesté me paraît remarquablement informée d'événements somme toute fort minces...

— Les nouvelles vont vite en Méditerranée. Et ces événements ne me paraissent pas si minces. L'Angleterre n'a pas coutume de déplacer ses vaisseaux pour un personnage sans importance... tel qu'une simple voyageuse. Mais la chose serait moins étonnante si la voyageuse en question se doublait d'un... émissaire de l'empereur Napoléon ?

Brusquement, l'intimité douillette de ce salon bleu disparut au seul prononcé du nom redoutable, à la manière d'un parfum chassé par un courant d'air. C'était comme si le César corse était entré brusquement, à sa manière éruptive habituelle, tout botté et l'œil chargé d'éclairs, exerçant impérieusement la puissance de sa personnalité exceptionnelle. Marianne eut l'impression qu'il était là, qu'il la regardait, qu'il attendait...

Lentement, elle tira d'une poche intérieure ménagée dans le tissu de sa longue jupe, la lettre de Sébastiani et l'offrit en inclinant son buste élégant. Nakhshidil l'enveloppa d'un regard interrogateur.

— Cette lettre est-elle de l'Empereur ?

— Non, Madame. Elle est d'un ancien ami de Votre Majesté, le général Horace Sébastiani qui se rappelle à son souvenir. L'Angleterre a eu grand tort de s'émouvoir de mon voyage, car je ne suis chargée d'aucune mission officielle.

— Mais, à défaut de la parole, vous n'en portez pas moins la pensée de Napoléon, n'est-ce pas ?

Marianne se contenta de s'incliner sans répondre puis, tandis que la Sultane prenait rapidement connaissance de la lettre, elle acheva posément sa tasse de café qui refroidissait, se forçant, du même coup, à absorber le dernier morceau de baklava pour ne pas offenser son hôtesse qui lui avait recommandé cette pâtisserie. Ce qui n'alla pas sans quelque peine.