— Je veux pas partir, Glill !… Je veux rester avec toi !… gémit-elle.
Il la serra doucement, retenant son élan pour ne pas lui faire mal car jamais elle ne lui avait semblé si fragile.
— Tu pars ?… Mais où ?
Ce fut Joséphine qui se chargea de la réponse :
— Nous allons à Montréal. Le maître pense que nous y serons mieux abritées…
— Mais pour quoi faire ? Tout va être vite fini maintenant…
— Ce n’est pas sûr… pas sûr du tout ! Le maître dit que ça vaut mieux… Allons, venez doucette ! Votre maman n’est déjà pas si contente !
Serrant plus fort la petite contre lui dans un refus farouche de s’en séparer, Guillaume marmonna :
— Pourquoi est-elle passée par ici, alors ? Ce n’est pas le chemin…
— Elle a oublié de dire quelque chose d’important à son époux ! Je vous en prie, monsieur Guillaume, lâchez-la ! Sinon je n’ai pas fini d’être tannée1…
Au même moment, la voix aigre de sa patronne arriva jusqu’à elle par-dessus les oreilles des chevaux.
— Revenez tout de suite, Joséphine… et ramenez Marie ! Ce caprice a assez duré ! Nous perdons du temps…
Comprenant qu’il fallait céder, Guillaume détacha doucement les bras de la petite après avoir posé un baiser précautionneux sur sa frimousse mouillée.
— Il faut obéir, tu sais ?
— Non !… Non, je veux pas !
— La guerre va être bientôt finie. Tu ne resteras pas longtemps là-bas. Je suis sûr que vous reviendrez avant la première neige…
— Tu… tu crois ?
— Mais bien sûr ! On se reverra bientôt…, affirma-t-il sans en penser un mot. Tout au contraire, il avait l’impression que dès l’instant où il la lâcherait, Marie-Douce s’éloignerait de lui pour des années et des années, que peut-être même il ne la reverrait plus… Il eut brusquement envie de la soulever de terre et de l’emporter en courant le plus loin possible… jusqu’au fond des bois dans un endroit inaccessible où personne ne viendrait les chercher. Dans la tribu de Konoka par exemple ?…
Il n’eut guère le temps de s’attarder à cette folle impulsion. De toute évidence, la mère était à bout de patience. Elle tomba sur les deux enfants, arracha sa fille qui se remit à pleurer et la porta elle-même dans la voiture où elle la jeta plus qu’elle ne l’y déposa.
— Cette scène ridicule a assez duré ! glapit-elle. Et vous, Joséphine, faites-moi le plaisir de ravaler ces larmes stupides ! Je n’ai jamais compris ce que cette petite sotte et vous trouvez à ce jeune sauvage… Pour ma part je suis ravie d’en être débarrassée !… Allons ! En voiture et menez-nous un peu rondement, Colin ! Nous n’avons que trop perdu de temps !
L’attelage se remit en route. Guillaume le suivit dans l’espoir que, durant l’arrêt au fortin, il pourrait encore approcher Marie-Douce, mais la halte fut des plus brèves : juste le temps pour le cocher de donner un billet à la sentinelle, après quoi la voiture fit demi-tour pour rejoindre le chemin de Montréal. À mesure qu’elle s’éloignait, elle augmentait sa vitesse, soulevant un nuage de poussière toujours plus épais derrière lequel tout disparut. C’était fini. Marie-Douce venait de quitter l’existence de son ami Guillaume, lui laissant l’impression horrible que c’était pour toujours…
Alors il marcha, droit devant lui, jusqu’à un rocher où il aimait s’asseoir, y grimpa et, sûr d’être bien seul, il ouvrit les vannes de son cœur et, à son tour, éclata en sanglots, des sanglots durs comme des pierres et qui lui faisaient mal en passant…
Ce n’était encore qu’un enfant bien qu’il fût confronté à un chagrin d’homme, et l’apparition du goéland l’attira un instant mais, l’oiseau disparu, il retrouva sa peine intacte avec le sentiment de son impuissance face aux adultes, souverains maîtres des destinées enfantines. Le sentiment de sa solitude l’écrasait : sans Marie-Douce la terre n’avait plus de couleur, le soleil plus de chaleur. Le ciel, le fleuve et la campagne, tout était gris, terne, triste, morne. C’était comme si la terre était en train de mourir. Au fond, mourir, ce serait peut-être une bonne solution, seulement on ne meurt pas comme ça, uniquement parce qu’on le veut. Il faut être tué à la guerre, être très vieux ou alors faire quelque chose, mais quoi ? Se jeter à l’eau et se laisser couler ? Impossible ! Il nageait comme un poisson et se sentait comme chez lui dans l’élément liquide. Jamais il n’y arriverait… Et puis il y avait ce vilain souvenir : un jour, alors qu’il traînait sur le port avec François, ils avaient rencontré des pêcheurs rapportant le corps d’un noyé pris dans leurs filets. Ce n’était pas beau à voir…
L’image qui venait de se présenter à sa mémoire lui rappela son ami. Ce lourdaud ne comprendrait rien s’il lui disait qu’il avait envie de mourir parce qu’il avait peur de ne plus revoir Marie-Douce. Peut-être même que ça le ferait rire ?…
Une mouette rieuse passa au-dessus de lui en lançant son cri rauque et lui fit lever la tête mais il ne vit qu’une tache blanche toute brouillée. Comprenant que c’étaient les larmes qui troublaient sa vue, il s’essuyait les yeux à sa manche quand un élégant carré de batiste atterrit sur le dos de sa main. Au même moment, une voix aimable émettait :
— Eh bien, Petit-Guillaume, tu pleures ?
Sans même regarder celui qui l’abordait, l’enfant rentra la tête dans les épaules en serrant ses bras sur sa poitrine comme s’il s’apprêtait à livrer combat.
— D’abord je ne pleure pas, ragea-t-il. Et puis je ne veux plus que l’on m’appelle Petit-Guillaume ! C’est… c’est ridicule !
— C’est surtout nouveau ! Comment allons-nous faire, à présent, pour te distinguer de ton père ?
— On l’appelle Docteur ! Ça doit suffire…
— Pas à tout le monde ! Ta mère est au courant ?
— Je le lui dirai ce soir…
— J’avais raison : c’est vraiment nouveau… Tiens… Guillaume, pousse-toi un peu ! Il y a place pour deux sur ton rocher…
Machinalement, l’enfant tira vers sa gauche. Alors apparurent dans son champ de vision des bottes vernies à force de cirage, des genoux gainés de peau et une partie d’un uniforme qu’il connaissait bien, blanc à parements bleu France avec des galons et des boutons d’or : celui du régiment Royal-Roussillon. Le nouvel occupant du rocher en était d’ailleurs le colonel, en toute simplicité ainsi que le jeune garçon s’en assura en glissant, par précaution, un regard vers son voisin.
En l’occurrence, il s’agissait d’un homme d’environ trente ans, grand et élancé lorsqu’il était debout. Son visage fort agréable offrait des yeux noirs, vifs et même aigus sous un front élevé, une bouche spirituelle, volontiers souriante, et un nez de belle taille qui semblait toujours chercher le vent.
Un instant, l’officier et son jeune compagnon gardèrent le silence, apparemment absorbés dans la contemplation du paysage. Soudain, le premier tendit un bras vers le ciel :
— Regarde ! Un aigle-pêcheur ! Il y a longtemps que je n’en ai vu par ici… Mes frères du clan de la Tortue le considéreraient comme un bon présage…
Guillaume ne marqua aucune surprise en entendant l’aimable colonel français et même parisien évoquer une étroite parenté avec les Indiens. Il y avait plus de trois ans que, jeune capitaine de dragons alors, et tout en combattant vaillamment les Anglais qui s’efforçaient d’investir Montréal par la vallée de l’Hudson et le lac Champlain, il avait réussi le miracle de s’introduire chez les Iroquois du Sault-Saint-Louis. Qui mieux est, il s’y était fait admettre dans l’intimité du chef Onoraguete dont il était même devenu le beau-frère de la main gauche. Honneur plus grand encore : au clan de la Tortue on le connaissait sous le totem de Garonatsigoa, ce qui veut dire « grand ciel en courroux », sans qu’il eût jamais réussi à comprendre pourquoi.
— Vous pensez que la guerre va finir ? demanda Guillaume.
— On le dirait bien… c’est pourquoi j’ai été assez surpris d’apercevoir Mme du Chambon trônant telle Junon courroucée sur une montagne de coffres et de sacs. Sais-tu où elle va ?
Avant de répondre, l’enfant dut avaler la nouvelle boule qui se nouait dans sa gorge. Finalement, il réussit à murmurer :
— À Montréal… Monsieur son époux l’aurait priée instamment de partir avec ses biens les plus précieux et…
Il ne put aller plus loin mais les yeux perspicaces de son compagnon avaient, depuis longtemps, percé le secret de ce cœur juvénile : cela expliquait amplement les larmes que Guillaume refusait d’avouer.
— Ah ! fit-il seulement tandis que sa grande main venait s’appuyer, chaleureuse et fraternelle, sur l’épaule du gamin.
Sans amener d’ailleurs la moindre réaction : Guillaume suivait à présent du regard les grands orbes du balbuzard.
Au bout d’un instant seulement, il eut un soupir et dit :
— Monsieur de Bougainville !
— Oui Pe… Oui, Guillaume ?
— Comment peut-on devenir marin ?
— Si seulement je le savais ! soupira l’officier.
La réponse, surprenante, sortit enfin Guillaume de son immobilité. Il tourna la tête pour considérer son voisin. Celui-ci lui sourit.
— Eh oui ! Moi aussi j’aimerais naviguer, commander l’un des beaux vaisseaux du Roi. Cela m’est venu – je crois que je n’oublierai jamais la date ! – le… 27 mars 1756, lorsqu’en rade de Brest j’ai pris pied sur le pont de la Licorne qui allait me conduire ici. À ce moment-là j’ai senti que la mer était mon élément et qu’il me fallait être dessus pour être véritablement heureux…
— Mais alors… ?
— Pourquoi n’ai-je pas commencé par-là ? Eh bien parce que… dans la vie on ne choisit pas toujours le meilleur chemin… Comment te faire comprendre que le destin relève d’une suite de circonstances souvent inattendues ?… Je reconnais que ce n’est pas facile quand on a ton âge…
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