— Vous voulez dire que vous avez fait le mauvais choix ? C’est difficile à croire, en effet : vous êtes noble, riche…

Bougainville enveloppa d’un regard presque affectueux ce garçon trop grand pour son âge avec ses longues jambes qui ressemblaient à des pattes de sauterelle et, sous une tignasse flamboyante, sa figure qui perdait déjà les douces rondeurs de l’enfance pour laisser deviner une ossature attirante quoique sans véritable beauté : tout y était anguleux, acéré, s’ordonnant de façon étrange autour d’un nez déjà impérieux et surtout d’un regard ! Changeant, allant de l’or clair au brun avec des reflets de flamme, c’était celui d’un jeune fauve qui, devenu grand, saurait certainement s’affirmer. S’il en avait le temps !

— Je ne suis pas noble et pas bien riche, dit doucement l’officier…

— Vous êtes un « de », pourtant ?

— Cela n’est pas une preuve de noblesse. Mon père était un simple bourgeois, fils d’un mercier du Marais et, lui-même, notaire au Châtelet. Oh, je reconnais qu’il s’est toujours efforcé de croire que nous descendions des Bougainville de Picardie mais je pense que cela tient du roman. Néanmoins, nous appartenons à la bonne société parisienne. Mon frère aîné est un homme de lettres, un savant… Il est même de l’Académie française… Quant à moi, j’ai d’abord été avocat mais je n’avais vraiment pas la vocation. C’est grâce à mon oncle d’Arboulin, un financier celui-là, que j’ai pu entrer dans l’armée…

Il n’ajouta pas, bien sûr, qu’il devait son incorporation et une part de ses galons d’officier – l’autre étant due bien réellement à sa bravoure ! – à la protection de la marquise de Pompadour de qui l’oncle d’Arboulin était un vieil ami. Pour changer le sujet de la conversation, il entreprit d’expliquer à son jeune ami que, pour faire carrière dans la Marine, il fallait d’abord cultiver les mathématiques…

— J’ai ouï dire que tu n’es guère assidu chez les pères jésuites ?

Guillaume haussa dédaigneusement les épaules :

— Je n’aime pas le latin ! Et puis, de toute façon, le collège a pris des coups de canon et il n’en reste pas grand-chose à l’exception de la classe des grands, mais ceux-ci ont décidé de se former en régiment : le Royal-Syntaxe, qu’ils l’appellent. Naturellement, ils n’ont pas voulu de moi parce que je suis trop jeune, ajouta Guillaume avec rancune.

— Oublie ça ! Mais pour en revenir au latin, tu as tort : c’est important si l’on étudie les sciences naturelles et elles ont leur prix quand on veut naviguer. En médecine aussi et ton père…

— Je ne veux pas être médecin.

— Nous en reparlerons. Tiens, regarde ! L’aigle a trouvé ce qu’il cherchait…

L’écho d’un coup de canon lui coupa la parole. Le fort Saint-Louis venait de tirer et aussitôt l’officier fut debout, cherchant à en deviner la raison. Trois autres coups suivirent sans que d’ailleurs le fortin voisin parût s’en soucier : chacun continuait à vaquer à ses occupations. Et puis, sur le fleuve, un bateau apparut, sous toutes ses voiles, remontant vers l’amont. Ses couleurs n’étaient que trop visibles et Bougainville s’étrangla de colère :

— Une goélette anglaise ! Et en plein jour !… Où prétend-elle donc aller comme ça ?

L’instant suivant, il escaladait le rocher, tirait une longue-vue d’une de ses vastes poches, l’étirait et l’arrimait à son orbite. Cette fois ce fut une sorte d’aboiement qu’il émit :

— Quelle audace ! Non, mais quelle audace infernale ! Sais-tu comment s’appelle ce rafiot ? La Terreur-de-la-France tout simplement ! Et ces imbéciles qui ne bougent même pas !

Sautant à terre, il courut vers le petit fort en clamant un « Alerte ! » tonitruant. Guillaume le vit parlementer avec Vergor qui faute de pouvoir s’arracher les cheveux se contentait de jeter sa perruque à terre avant de songer à mettre son poste en défense. Haussant furieusement les épaules, Bougainville se précipitait vers son cheval attaché à un arbre en arrière du rocher d’où Guillaume suivait ses évolutions avec gravité. Le colonel s’arrêta un instant.

— Je voulais voir ton père mais il n’est pas là. Tu lui diras… oh ! après tout, je n’ai pas le temps ! Il faut que je rejoigne le Cap-Rouge au plus vite. Grâce à Dieu, les jambes de mon cheval sont plus rapides que ce damné bateau : quand il passera devant moi, il essuiera le feu de mes canons… Par Dieu, je l’aurai !

Un saut en voltige pour se retrouver en selle, un geste de la main, tandis que le cheval, excité par un cri sauvage, partait au grand galop… M. de Bougainville s’évanouissait à son tour dans un nuage de poussière.

Guillaume pensa qu’il était temps pour lui de rentrer aux Treize Vents et descendit enfin de son rocher. Perchée sur une épinette dont toutes les feuilles étaient tombées, une sittelle approuva sereinement… De l’autre côté du fleuve, un nouvel incendie venait de s’allumer…

Arrivé en vue de la maison, Guillaume s’arrêta un instant pour la regarder avec une sorte de tendresse. C’était son chez-lui et il aimait cette bâtisse dont sa mère disait qu’elle était du meilleur style normand avec ses colombages enfermant un épais torchis. Le toit, fortement pentu pour laisser glisser la neige, était chevauché de deux cheminées à chaque bout. Des lucarnes le trouaient, avec leurs pignons pointus qui marquaient les chambres. Sa porte, décentrée, était suivie de quatre fenêtres derrière lesquelles, en temps normal, il faisait bon vivre. Un peu moins à présent, toutefois, où se nourrir posait un problème de plus en plus ardu. À l’écart, il y avait quelques dépendances : l’écurie, la bergerie, la grange, la laiterie, le four et l’appentis où s’entassait la réserve de bois pour l’hiver. Malheureusement, dans tout cela, il ne restait plus grand-chose. Les Anglais – les combats aussi, il faut bien le dire ! – ayant ravagé la rive droite comme la rive gauche du Saint-Laurent, il ne restait, pour alimenter soldats et civils, défenseurs et défendus, que l’arrière-pays immédiat de Québec, le plateau qui, depuis le promontoire que couronnait la Haute-Ville, s’élargissait vers l’intérieur entre le Saint-Laurent et la rivière Saint-Charles. Malheureusement, la mère patrie, la lointaine France où régnait Louis XV, ne semblait pas entendre les appels au secours de sa fille des neiges. Aux prises avec la paix boiteuse et équivoque, instaurée à la fin de la guerre de Sept Ans, le Roi et ses ministres se souciaient peu de ce que M. de Voltaire appelait dédaigneusement « quelques arpents de neige »…

Bougainville en savait quelque chose ! L’automne précédent, le marquis de Montcalm, général commandant en chef les troupes de la Nouvelle-France, et dont il était l’aide de camp, l’avait envoyé à Versailles afin de plaider la cause de la colonie attaquée à la fois par les Anglais et les colons américains aux ordres d’un certain colonel Washington. En dépit des intelligences qu’il conservait à la Cour et singulièrement auprès de la favorite, Bougainville n’obtint rien sinon, pour lui-même, le grade de colonel et la croix de Saint-Louis, ainsi que de flatteuses distinctions pour Montcalm et ses adjoints le chevalier de Lévis et le capitaine de Bourlamaque. Pis encore : alors qu’il exposait avec chaleur la situation tragique du Canada au ministre de la Marine, un certain Berryer, ancien lieutenant de police, celui-ci, furieux d’être dérangé, lui lança :

— Monsieur, quand la maison brûle on ne songe pas aux écuries…

C’était trop pour le messager chargé de tant d’angoisses. Froidement méprisant, il riposta :

— Au moins, monsieur, on ne pourra pas dire que vous parlez comme un cheval…

Et, là-dessus, sortit sans saluer… Il fallait bien profiter d’une manière ou d’une autre de la protection de Mme de Pompadour !

Naturellement, Guillaume ignorait tout des faits et gestes de ces hauts personnages. Il ne savait qu’une chose : il y avait de moins en moins à manger à la maison en dépit des trésors d’ingéniosité dépensés par sa mère. Depuis belle lurette, le vorace intendant Bigot et le gouverneur, l’indolent marquis de Vaudreuil – un enfant du pays pourtant ! –, réquisitionnaient tout ce qui bougeait à la surface de la terre : le bétail et les épis de blé. Seul le gros cheval du docteur leur avait échappé jusqu’à présent. Mais pour combien de temps ? L’animal était d’ailleurs de moins en moins dodu…

Lentement, le jeune garçon monta le chemin herbu qui rejoignait la maison bâtie sur une petite éminence. Deux grands sapins dans lesquels il adorait grimper en marquaient le début. D’ordinaire, il ne manquait jamais d’en caresser une branche mais cette fois il passa outre. Le poids qu’il avait dans la poitrine semblait se faire plus lourd d’instant en instant. Il ralentit même le pas, respira à fond trois ou quatre fois pour essayer de se retrouver lui-même. Il fallait à tout prix qu’il dissimule son chagrin au tendre regard de sa mère : elle avait déjà bien assez de soucis sans qu’il l’encombrât des siens.

Si jeune qu’il soit, Guillaume savait, sans d’ailleurs qu’elle lui en ait jamais rien dit, que la vie de Mathilde était difficile. Pas vraiment malheureuse mais… difficile : c’était bien là le mot qui convenait…

Entre elle et son époux existait une différence d’âge de vingt-sept ans. Pourtant jamais la pensée de leur fils ne s’y était arrêtée. À cinquante-cinq ans, son père était sans doute un homme presque trop mûr mais il n’y paraissait guère. Robuste comme un chêne, Guillaume l’Aîné ne montrait pas le moindre fil blanc ou même seulement gris dans son épaisse chevelure brune qui se contentait de refluer un peu vers l’occiput, agrandissant le front à la manière délicate d’une marée abandonnant lentement la grève.

Lorsqu’il se tenait auprès de sa femme, le couple qu’ils formaient ne paraissait pas disparate et moins encore choquant. Mathilde possédait cette beauté grave qui fait paraître une jeune fille plus âgée qu’elle ne l’est mais qui demeure étale et résiste d’autant mieux au temps. C’était l’une de ces grandes Normandes blondes, de ce blond chaud du blé bon à moissonner qui accompagne si bien le bleu tendre d’un œil et la fraîcheur rose d’une peau jeune. Cependant, l’enfant, avec sa sensibilité de petit animal de plein vent, sentit très vite qu’entre ces deux êtres il manquait quelque chose, sans parvenir vraiment à le définir. Il n’était, après tout, qu’un petit garçon…