Naturellement, ce matin-là, Guillaume arriva au collège des Jésuites avec un sérieux retard qui lui valut une correction du censeur, mais il n’en fut pas affecté : c’était un prix bien faible en contrepartie du bonheur qu’il éprouvait. Il se sentait aussi heureux et fier que s’il avait découvert un trésor ou conquis une province.

La Haute-Ville de Québec n’étant pas si vaste, on se revit. D’autant que le père de Marie – elle s’appelait comme ça tout uniment et ce fut la tendresse de son ami qui en fit Marie-Douce – entretenait des relations convenables avec le docteur Tremaine, père de Guillaume. Le tempérament pléthorique du capitaine, stimulé par les frairies répétées auxquelles il se livrait chez l’intendant général Bigot dont il était l’un des fidèles, l’obligeait à recourir fréquemment à la lancette du médecin. Ce n’était certes pas la grande amitié mais on échangeait quelques mots à l’occasion, et Vergor du Chambon jugea utile de remercier le docteur à la faveur d’une rencontre chez le gouverneur Vaudreuil.

Du côté des femmes, aucun contact possible : un salut tout juste poli lorsque l’on se croisait et rien de plus ! Née dans la bourgeoisie québécoise, Mme Vergor cachait à peine le dédain que lui inspirait la jeune épouse du praticien dont on savait qu’elle était arrivée de sa Normandie natale avec un bagage fort mince quelques jours seulement avant son mariage. Une paysanne, selon toute évidence, et avec qui une dame de sa condition ne pouvait frayer ! Cela n’empêcha d’ailleurs pas la dame Vergor de se sentir offensée lorsque la nouvelle mariée ne vint pas lui présenter ses devoirs à l’occasion des visites de noces !

N’était-elle pas une épouse de notable ? Du moins elle s’en flattait, même si ce n’était pas tout à fait vrai.

Mathilde Tremaine n’ayant jamais eu l’idée – et pour cause ! – de s’astreindre à un cérémonial qu’elle jugeait sans intérêt, il n’y eut jamais de véritables contacts de part et d’autre de la rue Saint-Louis, pas même de ces menus services que l’on se rend entre voisins, jusqu’à ce que Guillaume tirât la petite Marie de son tas de neige.

De ce jour, en effet, il fut son esclave et passa son temps à imaginer les moyens de lui faire plaisir afin de recevoir, en récompense, les cris de joie et les sourires qui creusaient de si adorables fossettes les joues de la bambine.

Lorsqu’il n’ânonnait pas du latin sur les bancs du collège, le jeune garçon adorait courir la Basse-Ville et errer sur le port ; même en hiver, quand le fleuve charriait d’énormes blocs de glace qui finissaient toujours par se souder et former un paysage bizarre et chaotique, d’un blanc bleuâtre, d’où émergeaient les mâts des navires prisonniers. En dévalant, au risque de se rompre le cou, l’étroit chemin rocailleux, juste assez large pour une charrette, qui menait de la Haute-Ville aux abords des quais, il allait alors rejoindre son ami François Niel, le fils du riche marchand de la rue Sous-le-Fort. Et les deux garçons reprenaient inlassablement les mêmes chemins, les mêmes rues sinueuses aux noms imagés – la Canardière, le Sault-au-Matelot – que bordaient des maisons basses construites le plus souvent avec les pierres noires tirées du rivage.

Ils ne s’aventuraient jamais dans les tavernes ou les auberges telles que Le Lion d’Or, Les Trois Pigeons ou Le Roi David – le père de Guillaume lui aurait pelé le dos à coups de canne si on l’y avait seulement aperçu ! –, se contentant d’observer un instant ce qui s’y passait en collant le nez aux petits carreaux à demi recouverts de givre que le reflet des feux intérieurs teintait de rose. En revanche, ils aimaient entrer chez les artisans, le charpentier de navires ou l’armurier, ou encore dans la boutique du « shipchandler ». On les connaissait et on les accueillait avec plaisir. Tous deux pouvaient rester pendant des heures plantés là, immobiles et passionnés, auprès du père Lecœur qui sculptait une proue de navire ; ou encore dans le magasin de M. Clément, à admirer les compas, les astrolabes, les boîtes à épices décorées de petits personnages exotiques, les paquets de tabac et les ronds artistement empilés de beaux cordages neufs fleurant bon le chanvre. On leur faisait parfois de menus cadeaux, surtout à Guillaume dont chacun savait qu’il rêvait de naviguer depuis qu’il faisait la différence entre un bateau et une charrette : une pelote de ficelle, quelques morceaux de sucre – denrée rare dans un pays où c’était l’érable qui édulcorait les pâtisseries –, un couteau, et, chez le père Lecœur, de petits animaux façonnés rapidement par des doigts habiles.

Ces trésors qu’il gardait pieusement autrefois, Guillaume, à présent, en faisait don à Marie-Douce. L’été, c’est-à-dire de juin à octobre, quand le port retrouvait toute son activité et que les voiles françaises y affluaient, charriant des émigrants et des marchandises, quand les canots des Indiens accostaient chargés de fourrures, on trouvait bien d’autres choses. Ainsi, le grand exploit de Guillaume fut de réussir à se procurer, après d’obscures tractations, une petite peau d’hermine qu’il alla porter triomphalement à sa petite amie. Ce jour-là, Mme Vergor du Chambon daigna lui sourire et lui permit de rester quelques minutes en compagnie de sa fille. Il put même venir jouer de temps en temps avec elle lorsque l’on gagna les maisons d’été.

Une bonne partie des habitants de Québec possédaient, hors les murs, un lopin de terre, un jardin avec clapier et poulailler. Pour certains, notables en général, il s’agissait de ce que l’on appelait pompeusement un « manoir », lequel n’était en général qu’une maison un peu plus grande pourvue de quelques terres, d’un peu de bois, mais indiquant cette forme de seigneuries laïques comme, dans les temps anciens, les colons en avaient implanté en bordure des cours d’eau. Parfois le manoir se trouvait dans un village, et parfois complètement isolé. Le plus souvent il n’était pas autre chose qu’une ferme où l’on faisait du blé, du maïs – ce blé indien ! –, des cultures potagères et du bétail.

Ainsi en était-il des Tremaine : ils avaient hérité, à la mort d’un oncle, de sa propriété baptisée superbement « Les Treize Vents » en mémoire d’un hameau du Cotentin où celui-ci avait vu le jour. Dressé un peu en arrière de la ville sur une petite éminence dominant les plaines d’Abraham, tout près du fleuve, le petit domaine se trouvait sur la seigneurie de Sillery et n’accédait pas au titre de manoir. C’était une maison de bois sur soubassement de pierres dont le toit « à quatre eaux », recouvert de bardeaux et couronné d’épis, constituait l’unique étage. Un petit porche y donnait accès et elle prenait le jour par quelques fenêtres basses – et quatre lucarnes – munies de petits carreaux.

Ce fut d’abord l’unique demeure des Tremaine. Puis, à la suite de son second mariage avec Mathilde Hamel, mère de Guillaume, le docteur décida de s’installer en ville. Au moins pour l’hiver. On ne se rendit plus aux Treize Vents que pour passer quelques semaines d’été à l’époque de la moisson et prêter la main à celui qui faisait vivre la ferme : un homme d’âge déjà mûr nommé Adam Tavernier. Celui-ci vivait là toute l’année en compagnie de son ami Konoka, un Indien Abénaki arrivé avec lui bien des années auparavant.

Guillaume affectionnait cette maison. Bien plus que celle, étroite et sombre, de la Haute-Ville. On y respirait une odeur de liberté, peut-être parce que tous les parfums de l’aventure s’attachaient aux mocassins et aux franges de daim de Konoka. À cela s’ajoutait une autre raison : le « manoir », un vrai celui-là, appartenant aux Vergor du Chambon se trouvait tout près de là, sur la limite de Gaudarville, et Guillaume pouvait voir Marie-Douce presque tous les jours quand sa nourrice, promue au rang de gouvernante, la conduisait en promenade. La grosse Joséphine, une brave femme, aimait bien le petit garçon, et sa dévotion pour sa nourrissonne l’attendrissait. Parfois – pas trop souvent pour ne pas indisposer la mère – il les raccompagnait jusqu’à leur demeure et s’attardait un petit moment au jardin en leur compagnie. C’étaient là des instants d’un bonheur infiniment doux que l’enfant gardait précieusement au fond de son cœur pour les savourer lorsqu’il se trouvait seul.

Le début du siège le trouva aux Treize Vents et, de son côté, Louis Vergor se hâta d’envoyer ses femmes à la campagne afin de leur assurer un ravitaillement. Peu de temps après d’ailleurs, on construisait le fortin de l’anse au Foulon et il en recevait le commandement.

À cette nouvelle, le docteur Tremaine se contenta de hausser les épaules mais Adam Tavernier, aussi peu bavard d’ordinaire que son ami indien, eut une exclamation de fureur et cracha par terre, ce qui plongea Guillaume dans une grande stupeur. Il ne parvint pas, cependant, à en savoir plus. Aucun des deux hommes n’ajouta un mot, et le jeune garçon ne se permettait pas de questionner son père. En général, il s’adressait à Tavernier, mais cette fois il n’osa pas à cause de cette bizarre flamme qu’il avait dans les yeux ; cela ressemblait au feu qui sort d’une carabine quand elle tire…

Ce matin-là, le sixième de septembre, Guillaume aidait Konoka à réparer un harnais dans l’appentis quand le bruit d’un attelage et des cris aigus les firent sortir tous deux en courant. Tout ce vacarme venait d’une carriole lourdement chargée de bagages sur lesquels trônait Mme Vergor du Chambon accompagnée de sa fille et de Joséphine. Ces cris, c’était Marie-Douce qui les poussait et ils étaient faciles à traduire : elle appelait son ami. Au milieu de gros sanglots, sa petite voix rendue extraordinairement perçante par le chagrin hurlait : « Glill !… Glill ! Je veux Glill !… »

Avant que l’Indien ait pu le retenir, le gamin s’élança. Sans la maîtrise du cocher qui sut brider son gros cheval, il eût été foulé aux pieds, mais la voiture s’arrêta net en dépit des protestations indignées de Mme Vergor. Aussitôt Marie-Douce glissa des bras d’une gouvernante compréhensive et se laissa tomber à terre puis se releva pour aller se jeter au cou de Guillaume. Celui-ci eut l’impression d’étreindre un bouquet de fleurs tant la petite sentait bon l’herbe, la lessive à la résine de pin et l’amidon dans sa robe de cretonne fraîchement repassée. Un chapeau de paille dansait sur son dos au bout d’un ruban vert. Elle était toute chaude du combat qu’elle venait de livrer, et contre sa poitrine Guillaume pouvait sentir battre son cœur affolé tandis qu’elle pressait sa joue ruisselante contre sa figure…