De temps à autre une bourrasque plus forte que les autres secouait la porte derrière moi ou les volets de la fenêtre qui se trouvait sur ma droite, dans la partie la plus sombre de la pièce.

En entrant, je n’avais pas fait attention à la température mais, maintenant, je sentais qu’il faisait chaud. La cuisinière semblait dormir et pourtant, c’était d’elle que venait cette chaleur. Son petit œil rouge tremblotait. Elle ronflait doucement, avec des gémissements quand le vent redoublait. À ce moment-là j’ai eu une impression bizarre. Il me semblait que nous étions quatre dans la pièce : nous trois et ce gros fourneau. Je sais bien que c’est idiot mais ce qui comptait le plus pour moi, c’était le fourneau.

Je n’avais pas répondu à la question de Brassac. J’ai encore sursauté quand il a toussé très fort avant de crier :

— Alors, tu lui expliques, oui ! Sinon elle va croire que je débloque… Je suis saoul. Parfaitement… Seulement, vous saturez que même plein comme une vache, Brassac débloque jamais ! Allez, Simone, dis-lui…

Je sentais qu’ils continuaient de me regarder tous les deux. J’ai baissé davantage la tête. Sans élever la voix, la femme a dit :

— Tais-toi, Léandre. Tu es dégoûtant.

— C’est bon ; puisque j’ai rien le droit de dire, je la boucle… Mais c’est pas une raison pour nous laisser crever de faim.

La femme a commencé de disposer deux couverts. En passant près de moi elle m’a demandé si je voulais enlever mon manteau. Comme elle m’avait appelée mademoiselle, Brassac s’est mis à crier. Il gesticulait en répétant que je m’appelais Simone et que je n’étais pas une demoiselle, mais une putain. La femme ne prêtait plus aucune attention à ses paroles. Elle venait de mettre une casserole sur le feu et d’apporter sur la table la moitié d’un jambon cru. Je me suis rappelée alors qu’au moment de ma rencontre avec Brassac, j’étais venue chez Jo pour acheter des sandwiches. Je n’avais rien pris depuis mon petit déjeuner. Le sommeil et la fatigue m’avaient fait oublier ma faim, mais de voir ce beau jambon bien rouge, j’ai eu de nouveau envie de manger.

Plantée devant son fourneau, la femme surveillait la casserole. Son dos était large et voûté. On la devinait grasse sous son corsage qui la serrait un peu. Son cou était très court avec un bourrelet. Ses cheveux étaient relevés en une espèce de chignon mal fait.

Quand elle s’est retournée, nos regards se sont croisés et je crois bien qu’elle a essayé de sourire. Elle a posé sa casserole fumante devant moi en me disant de me servir. Je me suis aperçue alors que Brassac s’était endormi, les coudes écartés, la joue à même la table et le visage tourné de mon côté. Il n’était pas vraiment vilain, mais sa bouche entrouverte lui donnait l’air idiot.

Comme la femme avançait la main vers lui, j’ai dit doucement :

— Vaudrait peut-être mieux le laisser dormir.

— Non, il se réveillera dans un moment et il faudra faire réchauffer la soupe.

En disant cela, sans brutalité elle l’avait secoué. Il a soulevé la tête et cligné des yeux hébétés puis, en me voyant, il s’est remis à rire. Il a fait une grimace en direction de la casserole, et, après avoir regardé sa femme, il s’est levé lentement. Une fois debout il a vacillé un moment, Ses yeux allaient de la casserole au visage de sa femme. Enfin il s’est dirigé vers la porte. Une fois là-bas, il s’est retourné et s’est frappé la poitrine d’un grand geste en disant :

— Moi, Antonin de Brassac, je suis au-dessus de ça. Vous entendez… au-dessus de ça.

Il se frappait toujours la poitrine. Il semblait chercher autre chose à dire. Puis d’un seul coup, criant très fort, il a repris :

— Au-dessus de ça, vous entendez !… La petite, elle couchera dans un lit… Moi, je vais au foin.

Et il est sorti. Je l’ai entendu passer devant la fenêtre. Il chantait mais le vent ne permettait pas de saisir ses paroles.

En le voyant sortir, sa femme avait eu un haussement d’épaules et un soupir. Revenue près de la table elle a bougonné :

— Un costume qu’il a mis deux fois… Si c’est pas un malheur.

Puis elle m’a dit de manger pendant qu’elle monterait préparer mon lit. Quand elle a quitté la pièce, j’ai remarqué que son visage exprimait enfin quelque chose. Un peu comme une vive contrariété. Et j’ai pensé que c’était probablement à cause du costume.

Mais je n’ai pas réfléchi bien longtemps. Je me suis mise à manger parce que j’avais vraiment très faim et que ce jambon me faisait envie.

3

Ce matin il faisait encore nuit quand je me suis éveillée. Je n’ai pas cherché où je me trouvais. Je me suis d’abord demandée pourquoi je m’éveillais si tôt, moi qui ai l’habitude de dormir jusqu’à dix heures passées même dans un mauvais lit. Or, celui-ci était très bon. Je suis restée longtemps immobile, à prêter l’oreille avant de comprendre que c’était le silence qui m’avait réveillée. Chez moi dès le matin, il y a les bruits de la rue. Dans les hôtels aussi, avec le va-et-vient des clients et du personnel. Le vent ne courait plus. Le silence entourait la maison. Le silence et l’obscurité.

Alors, brusquement, j’ai revu la scène de la veille. Le train, la nuit, l’homme et la femme ; et aussi la grande pièce avec la cuisinière.

Et tout de suite j’ai pensé à Marcel. J’ai compris en même temps que sans le vouloir je m’étais sauvée de Lyon. Que j’avais fait une chose que peut-être aucune n’a jamais osé faire.

Je n’avais pourtant jamais pensé à m’en aller.

Ma première idée a été de me lever tout de suite et de partir pour essayer d’être à Lyon avant le jour. Et puis, en réfléchissant mieux, je me suis rendu compte que c’était inutile. Il me suffirait d’arriver vers les midi.

Un coq s’est mis à chanter, très loin, puis un autre tout près. Je me suis dit que le jour allait bientôt venir. Et de nouveau j’ai eu envie de m’habiller à tâtons et de sortir sans bruit. Non plus à cause de Marcel, mais parce que je ne tenais pas à me retrouver devant cette femme.

Je me suis demandé encore ce que l’homme allait penser une fois dessaoulé.

Pourtant je n’ai pas bougé.

Je m’étais couchée nue et je me trouvais bien. Les draps étaient doux, il y avait une bonne chaleur tout autour de mon corps. J’aime bien me trouver seule dans un lit, le matin, avec beaucoup de temps devant moi. Là, je me disais qu’il était peut-être à peine cinq heures et que ces gens n’avaient aucune raison de me déranger avant dix ou onze heures.

Je me suis étirée, puis, pour profiter encore davantage de ce bon lit, je me suis retournée et j’ai enfoncé mon visage dans l’oreiller.

La toile était parfumée. Je ne m’en étais pas encore aperçue. J’ai respiré à petits coups, plusieurs fois de suite. Il y avait, bien sûr, le parfum de mes cheveux, mais un autre aussi, très différent et qui ne me semblait pas inconnu.

J’ai rampé un peu sur le côté vers un endroit où je n’avais pas posé la tête. De nouveau j’ai respiré à petits coups, puis plus lentement. Et j’ai éprouvé alors, pendant un très court instant, la sensation bizarre d’avoir déjà respiré exactement ces mêmes bouffées d’air. Je me suis dit que c’était impossible et j’ai voulu ne plus penser à rien. J’y suis parvenue. Je crois d’ailleurs que j’étais sur le point de me rendormir quand j’ai soudain reconnu ce parfum.

Sur le coup, je crois bien que j’ai sursauté.

Et puis, je suis restée un long moment sans force. Je me sentais comme emplie de choses qui venaient de très loin. Du fond de ma mémoire.

Et c’était à cause d’une odeur, simplement, que je les retrouvais.

Une odeur que je venais de reconnaître d’un seul coup.

Alors, pendant un temps, j’ai respiré de toutes mes forces, presque malgré moi, presque à m’en saouler, ce parfum des plantes des champs que les femmes de la campagne mettent dans leurs armoires.

J’avais oublié le nom de ces plantes, mais leur forme, leur couleur étaient là, devant moi. C’étaient de ces plantes sèches, d’un vert grisâtre, avec des feuilles toutes recroquevillées qui crépitent quand on les touche comme un feu de brindilles en s’éparpillant sur des piles de draps blancs.

De belles piles de draps bien pliés, des piles de torchons à raies rouges, du linge brodé aussi sur le rayon du milieu.

L’armoire avait deux portes. Deux portes qui grinçaient quand on les ouvrait doucement.

J’ai senti que j’allais avoir mal. Que j’étais en train de faire une bêtise. Mais il était trop tard. Tout ce monde lointain s’était déjà mis à remuer au fond de moi.

Maintenant, les portes de l’armoire s’étaient refermées. Les piles de draps ne laissaient plus couler leur parfum dans la chambre. Mais les veines du bois dessinaient dans l’ombre deux visages de monstre. J’en retrouvais chaque ride, chaque verrue avec une précision inouïe.

Quelque chose me disait que j’avais eu tort de chercher, durant des années, à me débarrasser de ces souvenirs. Mais je ne voulais pas y penser.

Seulement quand des mains de vieille femme sont venues se poser sur les panneaux de l’armoire, j’ai cru que j’allais crier. Je me suis assise sur le lit. J’ai essayé de penser au jour qui allait venir. À la route. Au train qu’il faudrait prendre. À Lyon. À mon travail. Et aussi à Marcel qui rentrera samedi.

Puis, quand j’ai senti le froid, je me suis recouchée.

J’ai dû rester longtemps ainsi, à moitié engourdie.

Quand j’ai rouvert les yeux, le plafond était tout gris de lumière. Du regard, j’ai suivi chaque craquelure, chaque tache. Et j’ai pensé alors qu’il ne m’était jamais arrivé d’examiner de la sorte le plafond de ma chambre ni celui des chambres d’hôtel où je couche souvent.

Bien sûr, ce plafond-là n’était pas pareil. Il était un peu comme l’odeur de ce lit.

J’avais peur, et je me sentais vraiment seule.