Brassac n’est pas resté absent très longtemps. Une voiture s’est arrêtée devant la porte, et il est entré suivi d’un petit homme d’une trentaine d’années, vêtu d’une combinaison de mécanicien, coiffé d’une casquette sale et qui avait un visage en lame de couteau avec une moustache noire très mince. Il avait l’air d’un voyou et s’est mis à me regarder de la tête aux pieds. Brassac lui a demandé ce qu’il voulait boire.

— Comme vous, monsieur de Brassac.

En prononçant ces mots, le petit homme avait eu un sourire en coin auquel il m’a semblé que la vieille répondait par un clin d’œil. Brassac a commandé un pot. J’étais toujours assise à la même place. Accoudés au zinc, les deux hommes me regardaient. Derrière le comptoir, la vieille demeurait immobile, un peu voûtée, les deux mains cachées sous son châle de laine noire. Elle avait un visage de morte, mais ses petits yeux ne cessaient pas de bouger. Son regard volait comme une mouche, allait du voyou à Brassac pour venir ensuite se promener sur moi. Le voyou avait vidé son verre, Brassac le restant de la bouteille et je pensais déjà que nous allions sortir quand la vieille a demandé :

— Alors, comme ça, elle vient en vacances chez vous, votre nièce ?… L’air d’en haut lui fera du bien, elle est pâlotte.

Brassac s’est dressé de toute sa taille. Il a toisé un moment la vieille puis le jeune homme avant de dire :

— Vous n’y êtes pas, la Mémée. Vous connaissez pas Brassac. Cette petite, elle vient de perdre sa mère, elle a plus personne. Alors je l’ai adoptée.

Ensuite il s’est embarqué dans une phrase compliquée dont je n’ai aucun souvenir et qu’il n’a d’ailleurs pas pu terminer. Le petit homme baissait la tête pour rire. Quant à la vieille, elle regardait drôlement mon corsage rouge par l’échancrure de mon manteau de fourrure. Le petit homme ne voulait plus boire, mais Brassac s’est fait servir encore deux grands verres de vin qu’il a bus très vite. Quand il a dit au revoir à la vieille, il ne pouvait presque plus articuler.

Une fois dehors, il s’est retourné brusquement pour bredouiller :

— Oh ! la Mémée, donnez-moi un pot pour la route… Le petit vous rendra la bouteille.

Puis il s’est installé devant à côté du chauffeur tandis que je montais derrière.

La voiture était une vieille Rosalie qui tanguait beaucoup. Je regardais la route éclairée par les phares. Ce n’était qu’une suite de virages bordés de gros arbres ou donnant sur des ravins noirs dont je ne voyais pas le fond. Brassac portait de temps en temps la bouteille à sa bouche et s’arrêtait de boire pour injurier les cahots.

Quand nous sommes arrivés sur le replat, l’homme a ralenti, puis s’est arrêté en disant :

— Je vous laisse là ; j’ai pas envie de casser un ressort.

Brassac, qui bafouillait de plus en plus, a demandé combien il devait. L’homme a dit un prix. Brassac a payé et nous sommes descendus. Debout au bord de la route, nous avons regardé la voiture faire demi-tour. Au moment où elle démarrait, Brassac a lancé :

— Oublie pas la bouteille… pour la Mémée.

L’autre s’est penché pour crier ;

— D’accord, monsieur Durand !

Brassac s’est mis à mâchonner des injures en direction de la voiture, mais le feu rouge disparaissait déjà derrière les arbres.

La nuit me semblait de plus en plus épaisse. Seule, je n’aurais pas pu faire un pas, mais Brassac m’avait repris la main et me tirait dans un sentier. La terre était dure, mes pieds glissaient dans des ornières et je devais à chaque instant m’agripper au bras de l’homme pour ne pas tomber. Bientôt il s’est arrêté. Il a lâché ma main et au bruit qu’il faisait j’ai compris qu’il ouvrait une barrière de bois. Aussitôt un chien a gémi doucement et s’est mis à me flairer les jambes. Brassac a grogné. Le chien s’est éloigné. Une fois la porte refermée, nous nous sommes remis à marcher sur un sol encore plus inégal. À plusieurs reprises j’ai dû m’arrêter tant j’avais mal aux pieds. Alors, Brassac m’a prise par la taille pour m’aider, mais je sentais qu’il n’était plus très sûr de son équilibre. Après quelques pas, avec beaucoup de difficultés il est arrivé à dire :

— Ça te semble drôle, hein, que je ne sois pas un homme comme les autres ?

Encore quelques pas, puis il a ajouté :

— Pourtant, moi aussi j’ai de quoi… Et je sais m’en servir.

Il a hésité un peu, puis il s’est arrêté et m’a attirée contre lui d’une main tandis que de l’autre il tentait de relever mon manteau.

— Et nom de Dieu, c’est pas l’envie qui m’en manque !

J’ai pu me dégager en le repoussant. Alors, il m’a repris la main en bégayant :

— Excuse-moi, petite… Tu comprends… J’ai un peu bu.

Je ne sais pas très bien pourquoi je l’ai repoussé. Sans doute à cause de ma fatigue et parce que j’avais de plus en plus envie de me coucher. Sur le moment, je n’ai pas compris pourquoi il s’excusait. Il n’avait pas à le faire. Après tout, il avait payé d’avance.

Nous avons repris notre route. Mes jambes ne me portaient plus. S’il n’y avait pas eu le bruit du vent dans les arbres, je me serais laissé tomber sur le talus pour pouvoir m’étendre.

Enfin, loin devant nous, j’ai aperçu une fente très mince de lumière. Brassac l’a vue aussi. Il a marmonné :

— Évidemment, la vieille n’est pas encore couchée.

2

Devant la maison, nous nous sommes arrêtés. Le chien nous avait rejoints. Je sentais son souffle tiède sur mes mollets. Un instant, Brassac a semblé hésiter. Puis il a dit au chien d’aller se coucher, et, aussitôt, d’un coup il a ouvert la porte toute grande. La lumière m’a surprise. J’ai fermé les yeux et ne les ai rouverts que lorsque l’homme m’a poussée devant lui en me disant d’entrer.

J’ai fait quelques pas. Derrière moi la porte a claqué très fort. Mes yeux se sont habitués assez vite à la lumière et la première chose qui m’a frappée, c’est la grandeur de la pièce. J’étais beaucoup plus seule ici que dans la nuit. Dehors, on ne voyait rien, ici, tout ce que je regardais me semblait très loin de moi.

La pièce était rectangulaire. Les coins restaient dans l’ombre. Je ne comprends pas pourquoi j’ai commencé par examiner chaque objet avant de regarder la femme qui se trouvait debout immobile à côté de la cuisinière.

Cette femme, c’est sa main que j’ai vue d’abord. Je regardais la grosse cuisinière, haute sur pattes. Et la main de la femme serrait la barre de cuivre. Une main large et épaisse, très brune, avec des doigts boudinés, le poignet rond sortait d’une manche de toile bleue, presque noire. D’habitude je ne m’attache pas aux détails et je me demande pour quelle raison tout est demeuré si précis en moi.

C’est seulement lorsque Brassac s’est mis à parler que j’ai regardé le visage de la femme. Un visage rond et sans rides. Ses yeux étaient fixés sur moi, et pourtant, il ne m’a pas semblé qu’elle me regardait vraiment.

Je ne me souviens pas des premières paroles de Brassac. Je ne crois pas qu’il ait parlé très fort mais sa voix a empli toute la pièce en résonnant drôlement. À ce moment-là, je n’entendais pas le vent au-dehors, mais j’avais encore la tête pleine du craquement des grands arbres.

En parlant, Brassac s’était approché de la table. Il est resté un instant immobile, le front à la hauteur de la lampe. La lumière de l’ampoule électrique lui faisait un visage sans ombre, très dur. Il a tiré une chaise et s’est assis lourdement en grognant. Puis, se tournant à demi, il m’a dit :

— Allons, petite, viens t’asseoir, on va, bouffer.

Il a marqué un temps et, désignant la femme d’un mouvement du menton, il a ajouté :

— C’est la Marie. C’est ma femme… Elle est emmerdante, mais pas mauvaise.

Il parlait lentement. Il cherchait ses mots et s’appliquait à ne pas bégayer. Comme je ne bougeais pas, il a repris plus fort :

— Alors, tu viens, oui !

Sans réfléchir, sans penser que la nuit était là, de l’autre côté de la porte, j’ai murmuré :

— Je vais m’en aller.

Alors, Brassac a été secoué d’un gros rire qui s’est prolongé longtemps avant de s’achever en une quinte de toux. Il était devenu très rouge et s’est levé pour aller cracher dans le foyer de la cuisinière. La femme s’est écartée pour le laisser passer.

Lentement, je m’étais approchée de la table. La femme a paru réfléchir un instant puis elle m’a dit :

— Asseyez-vous… Madame.

Brassac s’était installé de nouveau sur sa chaise. Les deux coudes sur la table, il est resté un moment à chercher son souffle puis il a lancé :

— C’est pas une dame, c’est une putain.

Et il s’est remis à rire.

C’est vrai, je suis une putain. Je n’en avais jamais eu honte, mais à ce moment-là j’ai senti mon visage devenir très chaud.

Haussant les épaules, la femme m’a priée de ne pas faire attention. Sa Voix, comme son regard, était sans expression.

— Quoi, pas attention ! Tu vas peut-être dire que je suis saoul ?

J’ai sursauté. Tout en criant, Brassac venait de frapper la table du plat de la main. Il a fixé la femme un temps, puis, comme elle ne répondait pas, il a continué :

— Hé bien oui, je suis saoul… Bourré à bloc… Et tu peux demander à la môme, j’y ai mis le prix !

Là, il s’est retourné vers moi.

— Comment tu t’appelles déjà ?

— Simone.

— Bon, Simone… c’est ça… Et alors qu’est-ce que t’attends ? Dis-lui ce que tu fais dans la vie… Tu vois bien qu’il faut lui mettre les points sur les i. Avec elle, c’est comme ça… Tu sais, elle est pas mauvaise, ma vieille, mais elle a pas inventé l’eau tiède.

Il s’est remis à rire. Toute la pièce vibrait de ce rire énorme et rocailleux. J’évitais de bouger. J’évitais de regarder la femme ; mais je sentais que ses yeux ne me quittaient pas. Je n’avais plus sommeil. Mais mon corps s’était engourdi et je crois que c’était seulement ma fatigue qui dormait. Pourtant, je ne pouvais pas réfléchir. Le rire de Brassac résonnait dans ma tête où bourdonnait encore la colère du vent de nuit.