– Il sait déjà beaucoup de choses, dit Aldo, que j’aimerais pouvoir vous raconter. Nous vous avons suivi de près et…

Une lueur d’intérêt s’alluma dans l’unique œil d’un bleu si intense naguère mais à présent presque décoloré. La bouche déchirée aux dents cassées esquissa même l’ombre d’un sourire :

– C’est vrai… j’ignore toujours où… était le rubis. Comment l’avez-vous retrouvé ? … Ce sera mon dernier plaisir…

Sans plus s’occuper du vieux Solmanski qu’Adalbert avait ligoté à son fauteuil avec les liens enlevés à sa victime, Morosini fit le récit de l’aventure depuis la nuit de Séville jusqu’à l’assassinat de Dianora. Aronov le suivit avec une passion qui semblait agir comme un baume sur ses chairs déchirées.

– Ainsi mon fidèle Wong est… mort ? exhala-t-il enfin. Il était mon dernier serviteur, le plus fidèle avec Élie Amschel. Je… me suis séparé des autres quand j’ai dû me cacher… Quant à vous deux… je ne vous remercierai jamais assez… de ce que vous avez accompli. Grâce à vous, le grand pectoral reverra la terre d’Israël… mais malheureusement, je n’ai plus d’argent à vous donner…

La voix croassante de Solmanski s’éleva, passant comme une râpe sur les nerfs des trois hommes…

– On t’a bien dépouillé, hein, vieille fripouille ? Le jour où mon cher fils a mis la main sur Würmli et s’en est fait un ami a été un jour béni. On t’a ruiné, poursuivi, traqué, presque tué !

– Il n’y a pas de quoi être fier, lui jeta Morosini avec un écrasant mépris. Tu vas mourir et tu n’auras même jamais vu le pectoral. Tu as tout manqué de ta vie.

– Il y a encore ma fille… ta femme, et crois-moi elle a toujours su ce qu’elle faisait. Elle est chez toi maintenant ; elle porte un enfant qui aura ton nom, tous tes biens, et que tu ne verras même pas naître parce qu’elle nous vengera…

Aldo haussa les épaules et lui tourna le dos :

– Oui ? Eh bien c’est ce que nous verrons ! Ne compte pas trop sur cette idée consolante pour te faciliter la mort ! Mais… tu as bien fait de me prévenir ! Puis, revenant vers Simon : À propos du grand rabbin de Prague, puis-je poser une question ?

– Je n’ai rien à vous refuser… mais faites vite ! J’ai hâte à présent d’en finir avec cette loque de chair et d’os…

– Comment se fait-il que vous n’ayez jamais été en contact, Jehuda Liwa et vous ? Cependant, il vous connaît, ainsi que votre mission ?

– Je n’ai jamais voulu faire appel à lui pour ne pas le mettre en danger. Il a trop d’importance pour Israël car il est, lui, le grand prêtre, le maître naturel du pectoral. À présent ce sont ses ordres qu’il faudra exécuter… Maintenant, il faut que vous trouviez la porte cachée…

Il voulut se soulever mais ses os brisés lui arrachèrent un cri de douleur. Aldo le prit dans ses bras avec une infinie douceur et il en fut remercié par un regard reconnaissant.

– Le rideau de velours noir entre… les deux bibliothèques… Tirez-le, Adalbert !

– Il n’y a que le mur derrière, fit celui-ci en obéissant. Et aussi un étroit vitrail.

– Comptez cinq moellons au-dessous du coin gauche… de ce vitrail et cherchez une aspérité sur le sixième… Quand vous l’aurez trouvée, appuyez !

Tous regardaient à présent Adalbert qui exécutait point par point les instructions. On entendit un léger déclic et, dans le mur même, une ouverture laissa passer l’air froid de la nuit.

– C’est bien, souffla Simon. Maintenant… la bombe ! Enlevez la torchère qui est la plus proche du coffre en fer… et le tapis qui est dessous.

– Il y a une petite trappe.

– L’engin est là… Apportez-le…

Un instant plus tard, l’égyptologue sortait un paquet composé de bâtons de dynamite et d’un détonateur assorti d’un mouvement d’horlogerie qu’il vint déposer sur la table de marbre souillée.

– Quelle heure est-il ? demanda Simon.

– Huit heures et demie, dit Aldo.

– Bien… réglez la montre… à neuf heures moins le quart… appuyez sur le bouton rouge… et allez-vous-en aussi vite que vous pourrez ! …

Un spasme de souffrance le tordit dans les bras d’Aldo qui s’insurgea :

– Un quart d’heure ? Vous voulez souffrir encore tout ce temps ?

– Oui… oui, parce que lui… là-bas… qui est bien vivant encore… il va subir une agonie encore pire… Allez-vous-en ! … Adieu… mes enfants ! … Et merci ! Si quelque chose vous plaît ici… prenez-le et priez pour moi… surtout quand Israël retrouvera sa terre… Oh ! mon Dieu ! … Reposez-moi… Aldo !

Morosini obéit. Simon haletait, la sueur coulant de son front, et ne pouvait retenir des gémissements.

– Vous n’allez pas me laisser là ? grogna Solmanski… Je suis riche, vous savez, et vous, vous en êtes de votre poche dans cette affaire. Je vous donnerai…

– Rien ! coupa Aldo. Je vous défends de m’insulter…

– Mais je ne veux pas mourir… Comprenez donc ! Je ne veux pas…

Pour toute réponse, Adalbert fit un bâillon d’une écharpe qui traînait à terre et l’appliqua sur la bouche du prisonnier. Puis il se mit à souffler les bougies :

– Appuie sur le bouton, dit-il à Aldo qui regardait le Boiteux endurer son martyre avec des larmes plein les yeux… et puis fais vite, si toutefois ta main ne tremble pas !

Morosini tourna la tête vers lui. Ils n’échangèrent qu’un bref regard, puis le prince déclencha la minuterie mortelle. Enfin, prenant son revolver où restait une balle, il l’approcha de la tête de l’homme qu’il respectait le plus au monde et tira… Le corps torturé se détendit. L’âme, délivrée, pouvait s’envoler.

– Viens, pressa Adalbert. Et n’oublie pas le rubis…

Aldo fourra le collier dans sa poche et s’élança tandis que son ami soufflait les dernières bougies… La porte se referma sur ce tombeau où restait encore un vivant…

Ils se retrouvèrent dans des éboulis et, après avoir couru quelques dizaines de mètres, ils se retournèrent pour voir ce qu’ils pensaient être une chapelle. À leur grande surprise, ils n’aperçurent qu’un tumulus formé de terre, de pierres et d’herbes folles et où n’apparaissait aucune trace d’ouverture…

– Incroyable ! souffla Vidal-Pellicorne. Comment avait-il pu réussir pareille installation ?

– De lui, rien ne m’étonne… C’était un homme prodigieux et je ne remercierai jamais assez le Ciel de m’avoir permis de le rencontrer…

Il avait une affreuse envie de pleurer et sans doute n’était-il pas le seul car Adalbert venait de renifler à plusieurs reprises. Il chercha la main de son ami et la serra brièvement :

– Allons-nous-en, Adal ! Nous n’avons pas beaucoup de temps et ça va sauter…

Ils reprirent leur course dans la direction où apparaissaient quelques lumières, peut-être les dernières maisons de Varsovie. Ils trouvèrent bientôt une route plantée d’arbres déjà dénudés mais au-delà desquels luisaient les eaux sombres d’un cours d’eau qu’Aldo reconnut aussitôt.

– C’est la Vistule et cette route, c’est celle de Wilanow qui doit être derrière nous. On sera très vite en ville…

Le bruit de l’explosion lui coupa la parole. Là-bas, le ciel s’embrasait. Puis une gerbe de flammes et d’étincelles jaillit du cœur du tumulus. D’un même mouvement, Aldo et Adalbert firent un signe de croix. Non qu’ils crussent à une quelconque rédemption de l’homme qui venait de payer ses crimes et ses forfaitures, mais par simple respect de la mort, quel que soit celui qu’elle atteignait…

– Je me demande, fit Vidal-Pellicorne, ce que penseront de ce bizarre tumulus les archéologues qui auront à travailler dessus prochainement ou dans des années…

– Disons qu’ils auront des surprises…

Et ils poursuivirent leur chemin en silence.

Dès le lendemain matin, ils partaient pour Prague, pressés qu’ils étaient de se débarrasser de la pierre meurtrière.

Ce même soir et à l’heure même où Morosini et Vidal-Pellicorne frappaient à la porte du grand rabbin dans la rue Siroka, à Venise Anielka et Adriana Orseolo s’installaient pour dîner dans le salon des Laques. En tête à tête…

Les deux femmes s’étaient quittées à Stresa, où Adriana avait séjourné vingt-quatre heures avant de regagner Venise tandis que sa « cousine » prenait le train pour rejoindre son frère à Zurich. Aussi, dès son retour au bord du Grand Canal, Anielka s’était-elle hâtée d’inviter à dîner « chez elle » celle qui était devenue sa meilleure amie. En effet leurs relations, entamées pour complaire à Solmanski père, jadis l’amant d’Adriana, et aussi pour déplaire à Morosini, s’étaient changées peu à peu en une complicité affectueuse.

Ce dîner que la « princesse » avait annoncé à Cecina sur le ton hautain qui lui était familier devait marquer, dans son esprit, un profond changement dans ses habitudes : persuadée qu’Aldo ne se tirerait pas si vite des griffes de la police helvétique et ayant, d’autre part, jeté au visage d’un époux détesté le masque de patience qu’elle portait, Anielka entendait se comporter désormais en dame et maîtresse du palais. Si Aldo réussissait à revenir avant la naissance du bébé, il n’aurait plus qu’à s’incliner devant le fait établi : sa réputation serait détruite – Anielka et sa « chère amie » comptaient bien s’en charger – il serait père et n’aurait plus d’autre solution que de marcher droit. C’était ce nouvel état de choses que l’on allait fêter dans l’intimité en attendant le grand dîner que la « princesse Morosini » comptait offrir prochainement à sa coterie d’amis internationaux et à quelques Vénitiens bien choisis, c’est-à-dire suffisamment désargentés pour être prêts à se faire les chantres laudateurs d’une femme à la fois riche, généreuse et belle.

– Je donnerai ce grand dîner dans une quinzaine de jours, déclara-t-elle à « sa cuisinière ». Ensuite, il me faudra compter avec l’enfant à naître et me ménager mais, pour ce repas avec la comtesse Orseolo, je veux de la cuisine française et du Champagne… Pas question de me faire avaler votre tambouille italienne que je déteste et que, d’ailleurs, vous feriez mieux d’oublier.