Il n’y eut pas plus de succès. Une voix mâle et rogue lui apprit que ni la comtesse Orseolo ni la princesse Morosini n’étaient là : ces dames avaient quitté Venise la veille au matin en direction des grands lacs. Elles n’avaient pas laissé d’adresse, ne sachant encore où elles se fixeraient.

– Et vous êtes qui, vous ? demanda Aldo qui n’aimait ni le ton ni la voix du personnage.

– Moi, je suis Carlo, le nouveau serviteur de madame la comtesse. C’est tout ce que Votre Excellence désire savoir ?

– C’est tout. Merci.

Aldo raccrocha. Plutôt perplexe. Ce qui se passait à Venise était encore plus bizarre qu’il ne l’avait cru. Où était Anielka ? Prisonnière d’Ulrich, ou paisible touriste sur le lac Majeur ? À moins que les deux femmes, plus Wanda, n’aient été enlevées ensemble ou qu’Adriana, non contente d’entretenir des relations avec le cirque Solmanski, n’en eût noué d’autres avec les gangsters yankees ? Jusqu’à ce nouveau valet qui péchait par singularité : le nom était italien mais, vu l’accent, Morosini aurait eu tendance à penser que Karl ou Charlie conviendraient mieux. Qu’est-ce que tout cela voulait dire au juste ?

Une longue succession de points d’interrogation l’occupa jusqu’à l’arrivée pétaradante d’Adalbert et de son roadster Amilcar rouge vif doublé de cuir noir qui valut à son propriétaire la considération respectueuse du voiturier persuadé d’avoir affaire à un échappé de la Targa Florio ou de la toute nouvelle course des Vingt-Quatre heures du Mans. Morosini, lui, n’apprécia pas :

– Tu ne pouvais pas venir par le train comme tout le monde ? grogna-t-il.

– Si tu tenais à la clandestinité il fallait le dire… et descendre dans une auberge de campagne. Devons-nous vraiment passer inaperçus ? J’ajoute que mon « char », comme disent les Canadiens, est maintenant hérissé de carburateurs, de compresseurs et de je ne sais trop quoi qui en font une véritable bombe. En cas d’urgence, ça peut toujours être utile. Toi, tu es de mauvais poil ? Des ennuis ?

– Si en une seule nuit, la dernière, on t’avait assommé par deux fois, tu trouverais la vie moins rose. Quant aux ennuis, il en pleut de tous les côtés…

– Allons boire un verre au bar et raconte !

Il n’y avait presque personne au bar et les deux hommes, installés à une table de coin sous un palmier en pot, purent causer tranquillement. Ou plutôt Aldo put parler tandis qu’Adalbert dégustait un cocktail en reniflant de temps en temps. Tant et si bien que Morosini, un peu agacé, finit par lui demander s’il était enrhumé :

– Non, mais j’ai découvert que le reniflement pouvait être un moyen capable d’exprimer toutes sortes de nuances : la tristesse, le dédain, la colère. Alors je m’entraîne… Il n’empêche que nous nous trouvons, toi surtout, dans une situation difficile. Une véritable histoire de fous mais je t’applaudis des deux mains pour ton attitude en face du gangster. Tu as bien fait d’entrer dans son jeu et je me demande même si cela ne nous permettrait pas de faire coffrer toute la bande.

– Tu crois ?

– Mais bien sûr. Le fait qu’Ulrich fasse cavalier seul est une très bonne chose. Que pouvons-nous rêver de mieux que jouer une bande contre l’autre ?

– D’accord, mais Anielka dans tout ça ?

– Je parierais ma chemise contre un rond de carotte qu’elle n’est pas prisonnière et que le type t’a bluffé. Il s’est simplement servi de circonstances favorables et, si j’étais toi, je ne me tourmenterais pas outre mesure.

– Oh, mais je ne me tourmente pas « outre mesure » ! Je ne voudrais pas faire un faux pas dont elle serait victime. Cela dit, comment vois-tu la suite des événements ?

– Dans l’immédiat, je te propose de nous partager le travail : toi, tu pourrais avoir une entrevue avec la belle Dianora pour essayer de lui faire entendre raison. Pendant ce temps, je vais aller voir si Wong est toujours à Zurich et s’il sait où se trouve Simon en ce moment.

– Que lui veux-tu ?

– Savoir s’il possède une copie du rubis aussi fidèle que celles du saphir et du diamant. Ce serait le moment où jamais de nous l’envoyer.

– Sans doute, mais tu oublies que pour l’instant le rubis doit avoir été remis à un joaillier chargé de lui donner la monture somptueuse qui conviendra à sa nouvelle propriétaire ?

– Avant qu’il procède à l’enchâssement, cela va bien prendre quelques jours ? Il faudrait pouvoir opérer la substitution chez l’homme de l’art. Si nous obtenions la copie, nous n’aurions aucune peine, je pense, à obtenir de Kledermann ou de sa femme qu’on nous emmène admirer la merveille. Moi qui viens d’arriver, j’ai très envie de la contempler…

– Et tu te sens capable de faire l’échange sous le nez de trois ou quatre personnes ?

– Mon Dieu… oui. Quelque chose me dit qu’à ce moment-là je me sentirais inspiré, fit Adalbert en levant vers le plafond un regard chargé d’angélisme. Mais bien sûr j’aimerais mieux que dame Kledermann se montre raisonnable et accepte ton collier.

– Je veux bien essayer, cependant je doute fort de réussir. Si tu l’avais vue devant le rubis…

– Tâche au moins de savoir qui est son joaillier ! On ira faire un tour chez lui. En bonne logique ce devrait être Beyer, mais ils sont quelques-uns ici.

– C’est entendu. Demain, j’irai la voir à une heure où on peut supposer que Kledermann sera à sa banque. J’emporterai le collier et on verra bien. Pour ce soir, si tu veux, on dîne et je vais me coucher. Je te conseille d’ailleurs d’en faire autant. La route a dû te fatiguer ?

– Moi ? Je me sens frais comme un gardon. Je me demande si je ne vais pas, cette nuit même, faire une visite à Wong. On n’a pas beaucoup de temps et moins on en perdra, mieux ça vaudra…

Aldo n’eut pas à se demander longtemps quelle heure serait la plus propice à son entretien avec Dianora : sur le plateau de son petit déjeuner, une longue enveloppe d’épais papier s’épanouissait entre la corbeille à pain et le pot de miel. C’était une invitation en bonne et due forme à venir prendre le thé vers cinq heures à la villa Kledermann.

– Enfin quelque chose de positif ! commenta Vidal-Pellicorne revenu bredouille de son expédition nocturne. Je commençais à croire que le Dieu d’Israël nous en voulait !

– Tu n’as trouvé personne chez Wong ?

– Pas même un chat : des volets fermés, des portes bouclées et des tonnes de pluie par-dessus. Je vais y retourner cet après-midi pour essayer d’apprendre quelque chose chez les voisins. Un Chinois c’est assez peu courant chez les Helvètes. On doit s’intéresser à ses allées et venues.

– Il est peut-être parti rejoindre Aronov ?

– Si la maison est vide je le saurai. Hier soir, il se peut que Wong, s’il était là, ne m’ait pas entendu.

– Et tu n’as pas essayé d’entrer ? Les portes, d’habitude, ne te résistent pas longtemps ?

– Si Wong est parti, c’eût été du temps perdu. Et puis il vaut mieux faire un peu de repérage de jour avant de s’attaquer, de nuit, à un quelconque objectif.

– Suivant ce que tu apprendras, on pourrait y aller ensemble ce soir…

Il était exactement cinq heures quand un taxi déposa Morosini devant le perron qu’il connaissait déjà. La pluie étant aussi au rendez-vous, le cérémonial de l’autre soir se déroula jusqu’en haut de l’escalier où le maître d’hôtel, au lieu d’aller vers le cabinet de travail, obliqua à gauche et ouvrit une double porte : Madame attendait Son Excellence dans ses appartements privés.

Si l’appellation fronça légèrement le sourcil du visiteur, il fut vite rassuré : le salon d’un irréprochable Louis XVI où on l’introduisit ressemblait beaucoup plus à un musée qu’à un boudoir propice à toutes sortes de défaillances. Quant à la femme qui y pénétra cinq minutes après, elle était en parfait accord avec le côté somptueux mais un rien trop apprêté du décor : robe de crêpe gris nuage à manches longues dont le drapé s’achevait en écharpe nouée autour du cou et servant de présentoir à un triple sautoir de perles fines assorti à celles qui ornaient les oreilles. Jamais Dianora n’était apparue à Aldo vêtue de façon si austère, mais il se rappela que Zurich, protestante, devait obliger ses enfants catholiques, même milliardaires, à un comportement un rien solennel.

Dianora offrit à son visiteur une main royale, chargée de bagues précieuses, et un sourire moqueur :

– Que c’est aimable à vous, cher ami, d’avoir accepté mon invitation, si peu protocolaire qu’elle soit !

– Ne vous excusez pas. Je comptais, Madame, vous demander une entrevue. Il faut que je vous parle…

– Les grands esprits se rencontrent, dit-on. Le thé sera servi dans un instant et nous aurons tout le temps de causer.

On se contenta donc de dévider des lieux communs jusqu’à ce que le maître d’hôtel flanqué de deux caméristes eût disposé devant Dianora le plateau à thé en vermeil et porcelaines de Saxe, et, sur deux tables annexes, des assiettes de sandwichs, de pâtisseries, de petits fours et de chocolats, le tout en quantité suffisante pour une dizaine de personnes.

Tandis que Mme Kledermann procédait à une « cérémonie du thé » presque aussi compliquée qu’au Japon, Morosini ne pouvait s’empêcher d’admirer la grâce parfaite de cette femme dont il avait été amoureux fou dix ans plus tôt. Elle semblait avoir découvert le secret de l’éternelle jeunesse. Le visage, les mains, la masse soyeuse des cheveux pâles tout était lisse, frais et pur de tout défaut. Exactement comme autrefois ! Quant aux grands yeux frangés de longs cils, leur teinte d’aigue-marine conservait son éclat. Même si c’était pour lui une découverte récente, Aldo comprenait la passion du banquier pour ce chef-d’œuvre humain même si lui-même n’y était plus sensible : il préférait tellement les taches de rousseurs et le sourire frondeur de Lisa !