– Calmez-vous, Dianora ! intervint Kledermann. Nous étions justement en train de discuter la question quand vous êtes arrivée. Non seulement je n’avais pas accepté le chèque du prince, mais j’entendais lui en offrir un pour le dédommager de ce qu’il a subi du fait d’un voleur…
– Tout cela m’a l’air bien compliqué. Répondez-moi franchement, Moritz ! Avez-vous, oui ou non, acheté ce bijou pour mon anniversaire ?
– Oui, mais…
– Pas de mais ! Il est donc à moi et je le garde ! Je le ferai monter à mon idée…
– Vous devriez, intervint Aldo, laisser votre mari développer ce « mais » ! Il en vaut la peine : l’homme qui lui a vendu la pierre vient d’être retrouvé dans le lac… étranglé. J’ajoute qu’il m’avait logé une balle pas loin du cœur, il y a trois mois.
– Mon Dieu… mais comme c’est excitant ! Raison de plus pour y tenir !
Et Dianora éclata de rire au nez de Morosini qui se demanda comment il avait pu manquer mourir d’amour pour cette folle. Tant de beauté et pas plus de cervelle qu’un petit pois ! songea-t-il en regardant la jeune femme voltiger à travers le cabinet de son époux. Les années glissaient sur elle comme une eau vivifiante. En surimpression de son image actuelle, il la revoyait telle qu’elle lui était apparue un soir de Noël chez lady de Grey. Une fée nordique ! Une sylphide des neiges dans l’enroulement givré de sa robe couleur de glacier qui épousait si tendrement chaque courbe d’un corps juvénile aussi ravissant que le visage ! … Il l’avait revue par deux fois : à Varsovie où tous deux avaient retrouvé pour une nuit les folles délices d’autrefois et au mariage d’Eric Ferrals avec Anielka Solmanska. À cette occasion, il n’était pas retombé au pouvoir de son charme. Uniquement d’ailleurs parce qu’il était prisonnier de celui de la jolie Polonaise ! Ce soir, il ne pouvait s’empêcher de penser qu’elles se ressemblaient de singulière façon.
Comme Anielka, Dianora sacrifiait à la nouvelle mode, au moins dans sa façon de se vêtir car elle avait gardé entière sa magnifique chevelure de soie pâle – peut-être pour ne pas déplaire à un mari si fastueux ? – mais sa robe de fin lainage d’un gris bleuté découvrait jusqu’au-dessus du genou des jambes parfaites et laissait deviner la grâce du corps, toujours aussi mince et libre de toute entrave, qu’elle recouvrait… Pour l’instant, elle glissait son bras sous celui de son époux en le regardant avec une tendre supplication. Quant à lui, si jamais visage avait exprimé la passion c’était bien celui de cet homme d’aspect si sévère et si froid. Peut-être restait-il là une carte à jouer ?
– Soyez raisonnable, Madame ! dit Morosini doucement. Quel mari amoureux pourrait accepter de gaieté de cœur de voir celle qu’il aime en danger ? Et ce sera votre cas si vous vous obstinez à garder ce redoutable caillou.
Toujours pendue au bras de Kledermann et le regard perdu dans le sien, elle haussa les épaules :
– Qu’importe ! Mon époux est assez fort, assez puissant et assez riche pour me préserver de tout danger. Vous perdez votre temps, cher Morosini ! Jamais, vous entendez, jamais je ne vous rendrai ce bijou ! Je suis sûre que pour moi, il sera un vrai talisman de bonheur.
– Fort bien ! Vous venez de remporter cette bataille, Madame, mais je ne désespère pas de gagner la guerre. Gardez le rubis, mais, je vous en supplie, réfléchissez ! Je n’ai pas pour habitude de jouer les épouvantails, pourtant vous devez savoir qu’en le conservant c’est le malheur que vous allez attirer. Je vous souhaite une bonne nuit ! … Ne me raccompagnez pas, ajouta-t-il à l’adresse de Kledermann. Je connais le chemin et je compte rentrer à mon hôtel à pied !
Kledermann se mit à rire et, lâchant sa femme, rejoignit son invité rebelle :
– Vous savez qu’il y a plusieurs kilomètres ? Et en souliers vernis ce n’est pas le comble du confort. Ne soyez pas mauvais perdant, mon cher prince, et permettez à mon chauffeur de vous raccompagner. Ou alors laissez-moi vous prêter des brodequins ?
– Vous êtes décidé à ne me laisser l’initiative en rien, ce soir ? fit Aldo avec un sourire qui n’alla pas jusqu’à Dianora. Va pour la voiture. J’opterais bien pour les grosses chaussures, mais je craindrais l’œil réprobateur du portier du Baur !
La pluie avait cessé quand la longue voiture glissa à travers le jardin mouillé. Le ciel s’éclaircissait mais une froide humidité montait des eaux noires du lac et, tout au long de la route ramenant vers le centre de la ville, on roulait dans de larges flaques où frissonnait la lumière inversée des réverbères. Il était déjà tard et, le mauvais temps aidant, les rues étaient désertes. Zurich était triste, ce soir, en dépit de ses brillants éclairages et Aldo envoya une pensée reconnaissante à Kledermann : une longue promenade dans ce désert dégoulinant n’aurait rien eu d’agréable ! Au fond, il serait aussi bien dans son lit pour réfléchir au problème tel que le posait à présent le couple Kledermann. Il ne voyait pas comment il allait pouvoir s’en sortir. Même avec l’aide d’Adalbert. À moins de se livrer à un cambriolage en règle du palais Kledermann ? …
Il y pensait encore en empruntant le large couloir feutré d’épaisse moquette, menant à sa chambre. Il enfonça sa clé dans la serrure… et oublia ses préoccupations : un coup sur la nuque, et il s’écroulait comme un vêtement abandonné sur le moelleux tapis qui étouffa le bruit de sa chute…
Quand il se réveilla, il était couché sur un petit lit de fer dans une pièce si tristement meublée qu’un trappiste n’en aurait pas voulu. Une lampe à pétrole posée sur une table éclairait des murs fendus et salpêtrés. Tout d’abord il se crut l’objet d’un cauchemar, mais sa bouche pâteuse et son crâne douloureux plaidaient pour une désagréable réalité, sans qu’il parvienne à comprendre ce qui lui arrivait. Ses idées en se remettant en place lui restituaient ses derniers gestes conscients : il se voyait devant sa porte, introduisant sa clé. Puis le trou noir. La question, alors, était celle-ci : comment avait-il pu passer des couloirs d’un palace international à cette cave mal entretenue ? Était-il seulement pensable que ses agresseurs eussent réussi, même en pleine nuit, à le sortir de là et à l’emmener ailleurs ?
Chose plus curieuse encore, il était libre de ses mouvements : on ne l’avait pas attaché. Alors il se leva, alla vers l’unique fenêtre, étroite et défendue par des volets solidement cadenassés. Quant à la porte, vétuste, sans doute, elle était dotée d’une serrure neuve contre laquelle Aldo s’avoua impuissant. Il ne possédait pas les talents de son ami Adalbert et le regretta :
– Si on se revoit un jour je lui demanderai des leçons ! marmotta-t-il en s’étendant de nouveau sur le matelas nu qui semblait rembourré avec des cailloux. Quelqu’un viendra bien un jour et, en attendant, mieux vaut prendre mon mal en patience…
Il n’attendit pas longtemps. Une dizaine de minutes à sa montre – on ne lui avait rien pris – et la porte s’ouvrait pour laisser passer une sorte de batracien dont la ressemblance avec un crapaud, aux pustules près, était frappante. Derrière lui venait un homme dont la vue arracha au prisonnier une exclamation de surprise. Il s’agissait d’un personnage qu’il n’aurait jamais cru revoir en cette vie pour l’excellente raison qu’il le supposait au fond d’une prison française ou dûment extradé en direction de Sing-Sing : Ulrich, l’Américain qu’il avait rencontré dans une villa du Vésinet au cours d’une nuit agitée deux ans plus tôt. Loin de l’inquiéter, cette résurrection l’amusa : mieux valait avoir affaire à quelqu’un qu’il connaissait déjà.
– Encore vous ? fit-il avec bonne humeur. Auriez-vous été nommé ambassadeur des gangsters américains en Europe ? Je vous croyais en prison ?
– En sortir ou y rester, c’est souvent une question d’argent, fit la voix froide et coupante dont Aldo gardait le souvenir. Les Français ont eu le tort de vouloir me transférer aux States : j’en ai profité pour prendre le large mais pas celui de l’Atlantique. Sors, Archie, mais ne t’éloigne pas !
Ulrich alla établir son long corps osseux habillé de tweed bien coupé sur l’unique chaise, laissant à Morosini l’entière disposition de son lit. Celui-ci bâilla, s’étira puis se recoucha aussi tranquillement que s’il eût été chez lui :
– Je n’ai rien contre une conversation à cœur ouvert avec vous, mon cher, mais nous aurions pu causer aussi bien à l’hôtel où vous semblez avoir vos petites entrées ? On est très mal chez vous.
– Ce n’est pas vraiment un lieu de villégiature. Quant à ce que j’ai à vous dire, ça tient en deux mots : je veux le rubis.
– C’est une manie chez vous ? La dernière fois, vous couriez après un saphir. Maintenant, c’est un rubis. Avez-vous l’intention de me convoquer chaque fois que vous aurez envie d’une pierre précieuse ?
– Ne faites pas l’idiot ! Vous savez très bien ce que je veux dire. Le rubis a été vendu à Kledermann par cet abruti de Saroni qui a cru pouvoir faire cavalier seul et s’approprier l’objet.
Et ce soir, Kledermann vous l’a revendu. Alors dites-moi où il est et on vous ramène en ville ! Morosini éclata de rire :
– Où êtes-vous allé pêcher votre psychologie du collectionneur ? Vous vous imaginez que le banquier m’a fait venir ici pour lui racheter la pièce rare sur laquelle il a réussi à mettre la main ? Vous rêvez, mon vieux ! Il m’a fait venir pour l’estimer et lui en raconter l’histoire, un point c’est tout ! Cela dit, je désirais en effet racheter ce rubis mais Kledermann y tient comme à la prunelle de ses yeux. J’ai échoué.
– Moi je n’échouerai pas et vous allez m’aider.
– Du fond de cette cave ? Je ne vois pas comment ? Au fait, c’est vous qui avez arrangé de si belle façon ce pauvre Saroni ?
– Ce n’est pas moi, c’est mon… employeur, fit Ulrich avec une nuance de dédain qui n’échappa pas à Morosini. C’est lui qui a mené l’interrogatoire et c’est son exécuteur qui l’a tué. Moi j’ai horreur de me salir les mains…
"Le rubis de Jeanne la Folle" отзывы
Отзывы читателей о книге "Le rubis de Jeanne la Folle". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Le rubis de Jeanne la Folle" друзьям в соцсетях.