– L’homme qui m’a demandé ce bijou n’usait d’aucun stratagème. Je le connais trop pour en douter : c’est pour lui une question de vie ou de mort.
– Hum ! … Il faut y réfléchir ! En attendant, je vais vous montrer la pierre en question et aussi ma collection. Venez !
Les deux hommes regagnèrent le grand cabinet-bibliothèque du premier étage dont, cette fois. Kledermann ferma la porte à clé.
– Vous craignez que l’un des membres de votre personnel n’entre ici sans frapper ? fit Morosini amusé par cette précaution qui lui semblait puérile.
– Pas du tout. Vous allez comprendre : cette pièce n’est jamais fermée à clé sauf lorsque je désire pénétrer dans ma chambre forte. En fait, c’est en tournant cette clé que l’on permet l’ouverture de la porte blindée. Vous allez voir…
Traversant son bureau, le banquier qui avait pris une petite clé pendue à son cou sous le plastron glacé de sa chemise alla l’introduire dans une moulure de la bibliothèque occupant le fond de la pièce : une épaisse porte doublée d’acier tourna lentement sur d’invisibles gonds, entraînant avec elle son habile décor de faux livres. Kledermann sourit :
– J’espère que vous appréciez votre chance. Il n’y a guère plus d’une demi-douzaine de personnes qui sont entrées ici. Suivez-moi !
La chambre forte avait dû être d’assez belles proportions mais l’espace y était réduit par les coffres dont les parois étaient revêtues :
– Chacun a une combinaison différente, poursuivit le banquier. Moi seul les connais. Je les transmettrai à ma fille quand l’heure en sera venue…
Rapidement, ses longs doigts manipulaient deux grosses mollettes placées sur le premier coffre suivant le code qui convenait : à droite, à gauche, encore et encore. Les chiffres cliquetaient mais, en peu de temps, l’épais vantail s’ouvrit, dévoilant une pile d’écrins.
– Il y a ici une partie des bijoux de la Grande Catherine et quelques bijoux russes.
Entre ses mains, une boîte habillée de velours violet révéla un extraordinaire collier de diamants, une paire de girandoles et deux bracelets. Morosini ouvrit de grands yeux : cette parure, il la connaissait pour l’avoir admirée avant la guerre sur la gorge d’une grande-duchesse apparentée à la famille impériale et dont la disparition soudaine laissait supposer qu’elle avait pu être assassinée. Elle avait bien appartenu à la Sémiramis du Nord, mais Aldo lui refusa son admiration : il avait horreur de ce que l’on appelait dans la profession « bijoux rouges » : ceux que l’on s’était procurés en versant le sang. Il ne put s’empêcher de lâcher avec sévérité :
– Comment vous êtes-vous procuré cette parure ? Je sais à qui elle appartenait avant la guerre et…
– … et vous vous demandez si je l’ai achetée au meurtrier de la grande duchesse Natacha ? Rassurez-vous, c’est elle-même qui me l’a vendue… avant de disparaître en Amérique du Sud avec son maître d’hôtel dont elle était tombée follement amoureuse. Je vous livre là un secret mais je pense que vous ne me ferez pas regretter de vous avoir montré ces joyaux.
– Vous pouvez en être certain. Vous devez savoir que notre secret professionnel est aussi exigeant que celui des médecins…
– J’avoue, fit Kledermann en riant, qu’en dépit de votre réputation je n’imaginais pas un instant que vous les reconnaîtriez. Cela dit, la grande-duchesse a eu tout à fait raison de filer en Amérique avant la révolution bolchevique. Elle a au moins sauvé sa vie et une partie de sa fortune…
Après les diamants, Morosini put admirer la fameuse parure d’améthystes, célèbre dans l’étroite confrérie des grands collectionneurs, et quelques autres babioles de moindre importance avant de passer à l’exploration d’autres coffres, d’autres écrins. Il vit l’admirable émeraude ayant appartenu au dernier empereur aztèque et rapportée du Mexique par Hernan Cortes, deux des dix-huit « Mazarins », un bracelet fait de gros diamants provenant du fameux Collier de la Reine, jadis dépecé et vendu en Angleterre par le couple La Motte, de très beaux saphirs ayant appartenu à la reine Hortense, les nœuds de corsage en diamants de la Du Barry de fantastiques émeraudes qui avaient brillé sur la poitrine d’Aurengzeb, l’un des sautoirs de perles de la Reine vierge et tant d’autres merveilles qu’Aldo ébloui et surtout sidéré contemplait avec émerveillement : il n’imaginait pas que la collection Kledermann pût atteindre cette importance. Encore l’un des coffres garda-t-il ses secrets :
– Ce sont les bijoux de ma femme, fit le banquier. Ils sont tellement plus beaux lorsqu’elle les porte… Mais vous semblez surpris ?
– Je l’avoue. Je ne connais guère au monde que trois collections susceptibles de s’aligner avec la vôtre…
– J’avoue m’être donné beaucoup de mal mais le mérite n’en revient pas à moi seul. Mon grand-père et mon père ont commencé ceci bien avant moi… Maintenant, voici ce que j’ai acheté à cet Américain.
Il venait d’ouvrir un nouvel écrin de velours noir : tel l’œil d’un cyclope rougi au feu des forges infernales, le rubis de Jeanne la Folle regarda Morosini.
Celui-ci le prit à deux doigts et n’eut pas besoin d’un grand examen pour s’assurer que c’était bien la pierre qu’il avait eu tant de peine à trouver :
– Aucun doute ! dit-il. C’est bien le bijou qui m’a été volé à Prague…
Pour plus de sûreté – une contrefaçon étant toujours possible encore qu’improbable ! – il repassa dans le bureau, tira de sa poche une loupe de joaillier, la logea dans son orbite et se pencha sous la lumière de la grande lampe moderne posée sur la table. Inquiet, Kledermann se hâta de refermer la chambre aux trésors et le rejoignit :
– Tenez ! dit Aldo en indiquant de l’ongle un point minuscule sur le revers de la pierre et en offrant sa loupe au banquier. Voyez cette étoile de Salomon imperceptible à l’œil nu ! Elle vous confirmera qu’il s’agit bien d’un joyau d’origine juive…
Kledermann fit ce qu’on lui demandait et fut bien obligé d’accepter une évidence qui lui déplaisait. Il ne dit rien sur le moment, posa l’écrin sur le cuir vert foncé de son bureau, y remit le rubis, puis sonna et alla rouvrir sa porte :
– Prendrez-vous encore un peu de café ? J’avoue en avoir besoin.
– Vous ne craignez pas l’insomnie ? fit Aldo avec un demi-sourire…
– Je possède la faculté de dormir quand j’en ai envie. Mais que faites-vous donc ?
Morosini avait sorti un carnet de chèques et un stylo emportés très intentionnellement, et écrivait sur le coin de la table :
– Un chèque de cent mille dollars, répondit-il avec le plus grand calme.
– Je ne crois pas avoir dit que j’acceptais de vous rendre ce bijou, articula le banquier avec une froideur polaire qui n’impressionna guère Morosini.
– Je ne vois pas comment vous pourriez faire autrement ! riposta-t-il. Nous parlions il y a un instant de « bijoux rouges ». Celui-ci l’est plus que tout ce que vous pouvez imaginer…
Kledermann haussa les épaules :
– Il ne saurait en être autrement pour une pièce chargée d’histoire. Puis-je vous rappeler la Rose d’York, ce diamant du Téméraire qui nous a rapprochés à Londres ? Vous la convoitiez autant que moi et vous vous souciiez comme d’une guigne de son passé tragique.
– Sans doute, mais ce n’était pas moi qui l’avais découverte au risque de ma vie… Cette fois, c’est différent ! Enfin, réfléchissez ! ajouta Morosini. Vous avez vraiment envie de voir briller sur la gorge de votre femme une pierre qui a passé des dizaines d’années sur un cadavre ? Cela ne vous fait pas horreur ?
– Vous avez le sens des évocations désagréables, grogna le banquier, mais autant vous le dire tout de suite : maintenant que je connais les aventures de ce rubis, je ne souhaite plus du tout l’offrir à ma femme. Elle aura pour son anniversaire le collier que vous avez apporté… et moi je garderai cette merveille…
Aldo n’eut pas le temps de répondre : rejetant la porte plus qu’elle ne l’ouvrit, Dianora, dispensant autour d’elle la fraîcheur de la nuit jointe aux senteurs suaves d’un parfum précieux, fit une entrée de reine tumultueuse :
– Bonsoir, cher ! lança-t-elle de sa belle voix de contralto. Albrecht me dit que vous avez ici le prince Morosini… et c’est ma foi vrai ! Quel plaisir de vous revoir, cher ami !
Tendant ses deux mains dégantées, elle s’élançait vers Aldo quand, soudain, elle s’arrêta et obliqua résolument vers la droite :
– Qu’est-ce là ? … Oh Dieu ! … Quelle splendeur !
Rejetant l’ample manteau ourlé de renard bleu assorti à la toque posée sur ses cheveux de lin, elle le laissa tomber sur le tapis comme un simple papier froissé et se précipita sur le rubis qu’elle saisit avant que son époux ait pu l’en empêcher.
Son visage rayonnait de joie. La pierre entre les mains, elle revint vers Kledermann.
– Moritz très cher ! Vous n’avez jamais hésité à remuer ciel et terre pour me faire plaisir, mais cette fois vous me comblez. Où avez-vous trouvé ce merveilleux rubis ?
Elle avait oublié Aldo mais celui-ci n’était pas disposé à se laisser évincer : l’enjeu était trop gros.
– C’est moi qui l’ai trouvé à l’origine, Madame. Votre époux n’a fait que l’acheter, en toute innocence d’ailleurs, à celui qui me l’a volé. Aussi m’apprêtais-je à le rembourser, ajouta-t-il en détachant le chèque de sa souche.
Dianora tourna vers lui ses yeux transparents qu’une brusque colère traversait d’éclairs :
– Êtes-vous en train de me dire que vous prétendez emporter « mon » rubis ?
– Je ne prétends qu’obtenir justice. La pierre n’est même pas à moi. Je l’avais achetée pour un client…
– Il n’y a pas de client qui tienne lorsqu’il s’agit de moi, fit la jeune femme avec arrogance. D’autant qu’il n’est pas certain que vous disiez la vérité ? On n’en est pas à un mensonge près, quand on est collectionneur comme vous.
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