– Nous serons seuls, précisa-t-il. Ma femme est à Paris chez son couturier. Elle choisit la robe qu’elle portera pour son… trentième anniversaire.

Morosini se contenta de sourire tout en se livrant à un rapide calcul : lors de sa première rencontre avec la belle Dianora, le soir de Noël 1913, il avait lui-même trente ans et Dianora, veuve à vingt et un ans, en comptait vingt-quatre ce qui, tout bien compté et si les bases étaient réelles, amenait au chiffre trente-cinq en cette année 1924.

– Je croyais, dit-il en souriant, qu’une jolie femme n’avouait jamais son âge ?

– Oh, mon épouse n’est pas comme les autres. Et puis nous célébrerons en même temps notre septième anniversaire de mariage. D’où mon désir de donner à l’événement un éclat particulier.

En arrivant à son hôtel – un palace style xviii siècle pourvu de magnifiques jardins – Aldo eut la surprise de trouver un télégramme d’Adalbert : « Attends-moi, j’arrive. Serai Zurich le 23 au soir. » Autrement dit, l’archéologue serait là le lendemain. Sachant d’expérience que les choses n’étaient jamais simples quand un vestige du pectoral était en vue, il en fut content. D’autant qu’on parlait beaucoup de la plus importante des villes suisses depuis quelque temps. Outre qu’elle était la base financière de Simon Aronov, c’était là que le vieux Solmanski avait échappé à Romuald, là qu’il semblait posséder un port d’attache comme

Simon lui-même, là encore que Wong avait demandé qu’on le ramène… Et comme l’acquisition de Kledermann avait toutes les chances d’être le joyau trouvé dans la tombe de Giulio, on pouvait s’attendre à un proche avenir agité !

Vers huit heures, la Rolls étincelante du banquier conduite par un chauffeur d’une irréprochable tenue déposait Morosini devant le perron où un valet de pied le recueillit sous un vaste parapluie. Depuis la fin de l’après-midi, de véritables trombes d’eau se déversaient sur la région noyant le paysage. Ainsi escorté, l’invité rejoignit un maître d’hôtel d’une raideur toute britannique, ce qui ne l’empêchait pas d’être certainement natif des Cantons. Cela se voyait au gabarit exceptionnel et à la puissance du cou enfermé dans un col à coins cassés.

Ayant laissé son manteau aux mains d’un valet. Aldo suivit l’imposant personnage dans le vaste escalier de pierre après avoir appris que Monsieur attendait Monsieur le prince dans son cabinet de travail.

À l’entrée de Morosini, le banquier lisait un journal qu’il offrit aussitôt avec une mine soucieuse :

– Regardez ! Il s’agit de l’homme qui m’a vendu le rubis. Il est mort…

L’article enrichi d’une assez mauvaise photo annonçait que l’on avait retiré du lac le cadavre d’un Américain d’origine italienne, Giuseppe Saroni, plus ou moins recherché par la police de New York. L’homme avait été étranglé puis jeté à l’eau, mais, auparavant, on l’avait torturé. Suivait une description qui acheva de lever les derniers doutes d’Aldo, si tant est qu’il en conservât encore : c’était, au détail près, le portrait de l’homme aux lunettes noires.

– Vous êtes certain qu’il s’agit de lui ? demanda-t-il en rendant le quotidien.

– Tout à fait. C’est d’ailleurs le nom qu’il m’a donné.

– Comment avez-vous payé ? Par chèque ?

– Naturellement. Mais maintenant je suis un peu inquiet parce que je commence à me demander s’il ne s’agissait pas d’un bijou volé. En ce cas, si l’on retrouve mon chèque, je risque des ennuis…

– C’est possible. Quant au vol, n’en doutez pas ! Le rubis a été enlevé des mains du rabbin Liwa il y a trois mois dans la synagogue Vieille-Nouvelle à Prague. Le voleur s’est enfui après m’avoir logé une balle à un demi-centimètre du cœur. Le grand rabbin Jehuda Liwa a été blessé lui aussi mais sans gravité…

– C’est incroyable. Que faisiez-vous dans cette synagogue ?

– Au cours de sa longue histoire, le rubis a appartenu au peuple juif et il a été l’objet d’une malédiction. Le grand rabbin de Bohême devait lever l’anathème. Il n’en a pas eu le temps : ce misérable a tiré, s’est enfui, et on n’a pas pu le retrouver…

– Mais… dans ce cas, le rubis serait à vous ?

– Pas vraiment. Je le cherchais pour un client et je l’avais retrouvé dans un château près de la frontière autrichienne.

– Comment pouvez-vous être certain qu’il s’agit bien du même ? Après tout, ce n’est pas l’unique rubis cabochon…

– C’est simple ! Montrez-le-moi ! Je suppose que vous ferez suffisamment confiance à ma parole pour n’en pas douter ?

– Certes, certes… je vous le montrerai, mais d’abord allons souper ! Vous devez savoir par votre cuisinière qu’un soufflé n’attend pas. Vous me raconterez votre aventure à table.

Le maître d’hôtel venait d’annoncer que Monsieur était servi. Tout en descendant l’escalier avec son hôte qui parlait chasse, Aldo réfléchissait à la façon dont il présenterait l’histoire. Pas question d’évoquer si peu que ce soit le pectoral. Encore moins son aventure sévillane et les heures étranges vécues auprès de Jehuda Liwa. En fait, il allait falloir élaguer sérieusement, le banquier zurichois étant sans doute fermé à tout ce qui, de près ou de loin, touchait au fantastique, à l’ésotérisme et aux apparitions… Certes, en bon collectionneur de joyaux, il ne devait rien ignorer des traditions maléfiques attachées à certains d’entre eux, mais jusqu’à quel point était-il perméable à ce que le commun des mortels traitait de légendes ? C’est ce qu’il fallait découvrir.

Le soufflé était parfait et Kledermann qui devait porter un grand respect à son cuisinier n’ouvrit la bouche que pour le déguster tant qu’il y en eut dans son assiette mais, quand les valets eurent desservi, il vida d’un trait son verre empli d’un délicieux vin de Neuchâtel et ouvrit le feu.

– Si j’ai bien compris, vous me contestez la propriété du cabochon de rubis ?

– Pas en fait puisque vous l’avez acheté en toute bonne foi, mais moralement oui. Je ne vois à cette situation qu’une sortie possible : vous me dites ce que vous l’avez payé et je vous rembourse.

– Moi j’en vois une autre encore plus simple : c’est moi qui rembourse ce que vous l’avez payé en Bohême, en tenant compte bien sûr des peines que vous avez prises pour vous le procurer.

Morosini étouffa un soupir : il se doutait bien qu’il avait affaire à forte partie. La beauté de la pierre avait fait son œuvre et Kledermann était prêt à la payer deux ou trois fois s’il le fallait. Quand la passion d’un collectionneur est éveillée, il y a peu de moyens de lui faire lâcher prise.

– Comprenez donc que ce n’est pas une question d’argent ! Si mon client tient tellement au rubis, c’est pour faire cesser la malédiction qui s’y attache et qui frappe tous ses possesseurs.

Moritz Kledermann éclata de rire :

– Ne me dites pas qu’un homme du XXe siècle, sportif et éclairé, peut croire à ces fariboles ?

– Que j’y croie ou non est de peu d’importance, dit Aldo avec une grande douceur. Ce qui compte, c’est mon client qui est aussi un ami. Lui en est persuadé. D’ailleurs, après tout ce que j’ai pu découvrir du parcours du rubis depuis le XVe siècle, je lui donne volontiers raison…

– Eh bien, racontez-moi ça ! Vous savez à quel point je suis passionné par l’histoire des joyaux anciens.

– Celle-ci commence à Séville, peu de temps avant l’institution de l’Inquisition. Les Rois Catholiques règnent et le rubis appartient à un riche converso, Diego de Susan, mais il est considéré comme sacré par la communauté juive…

Dès les premières phrases, Aldo sentit qu’il venait d’éveiller la curiosité passionnée de son hôte. Lentement, en s’attachant à l’Histoire et en passant sous silence ses propres aventures, il remonta le temps : la pierre offerte à la reine Isabelle par la Susana parricide, Jeanne la Folle et sa passion insensée, le vol et la vente du bijou à l’ambassadeur de l’empereur Rodolphe II, le don fait par celui-ci à son bâtard préféré et, finalement, la récupération du rubis par lui-même et Vidal-Pellicorne « dans un château de Bohême dont le propriétaire connaissait de grands revers de fortune ». Du fantôme de la Susana, de l’amoureux de Tordesillas, de l’évocation de l’ombre impériale dans la nuit de Hradschin et de la violation de la tombe abandonnée, pas un mot bien sûr. Quant à ses relations avec le grand rabbin, Morosini révéla simplement que, sur le conseil de Louis de Rothschild, il était allé lui poser des questions comme il l’avait fait pour d’autres personnages. Mais il n’oublia pas d’insister sur les désastres jalonnant le parcours de la gemme sanglante.

– J’en ai moi-même été victime dans la synagogue et celui qui vous l’a vendue vient de le payer de sa vie.

– C’est un fait mais… votre client n’a pas peur, lui, de cette prétendue malédiction ?

– Il est juif et seul un Juif peut effacer l’anathème lancé par le rabbin de Séville…

Kledermann garda le silence un instant puis laissa un sourire malicieux détendre les traits un peu sévères de son visage. On en était au café et il offrit à son hôte un somptueux havane qu’il lui laissa le temps d’allumer et d’apprécier :

– Et vous l’avez cru ? dit-il enfin.

– Qui, mon ami ? Bien sûr, je le crois…

– Vous devriez pourtant savoir de quoi sont capables mes frères collectionneurs quand il s’agit d’une pièce aussi rare et aussi précieuse ? Pierre sacrée ! … symbole de la patrie perdue portant en soi toutes les misères et les souffrances d’un peuple opprimé ! … moi je veux bien, mais il ressort surtout de ce que vous venez de m’apprendre qu’il s’agit avant tout d’un joyau chargé d’Histoire. Vous vous rendez compte ? Isabelle la Catholique » Jeanne la Folle, Rodolphe II et son effroyable bâtard ? Je possède des pierres qui ne sont pas moitié aussi passionnantes…