– Cela me paraît difficile, Guy ! Si vraiment le sort du peuple juif est attaché à ce pectoral, je ne me reconnais pas le droit d’abandonner et si j’apprenais la mort de Simon, j’essaierais de continuer. Je sais où se trouve le pectoral puisque je l’ai tenu dans mes mains. Le malheur c’est que je suis incapable de retrouver dans les caves et les souterrains du ghetto de Varsovie le chemin de sa cachette secrète… Cela dit, il me faut ajouter que ma détermination est aussi celle de Vidal-Pellicorne. Nous ne sommes prêts à baisser les bras ni l’un si l’autre et ce qui importe pour l’instant, c’est de récupérer ce damné rubis qui doit être entre les mains des Solmanski. Et ça, il est possible d’y arriver.

– En ce cas je n’ai plus rien à dire. Je me contenterai de prier pour vous, mon cher enfant…

À cette appellation affectueuse qu’il n’avait pas employée depuis l’adolescence d’Aldo, celui-ci mesura l’inquiétude et la tendresse qu’il inspirait à son ancien précepteur. D’ailleurs, en pensant secrètement que la chance pouvait encore lui sourire, celui-ci ne se trompait pas.

Assez tard, ce soir-là, le téléphone sonna. Aldo et Guy s’attardaient dans la bibliothèque à fumer un cigare devant le premier feu de l’automne quand Zaccaria vint dire que l’on demandait Son Excellence de l’hôtel Danieli pour M. Kledermann. C’était le dernier nom auquel Morosini s’attendait et il ne bougea pas :

– Kledermann ? Que peut-il me vouloir ? fit-il nerveusement. M’annoncer le mariage de Lisa ?

Sa voix soudain tendue mais instable fit lever à M. Buteau des sourcils à la fois surpris et amusés.

– Il n’y aurait aucune raison pour cela, dit-il avec beaucoup de douceur. Oubliez-vous qu’il est un grand collectionneur et vous l’un des plus fameux antiquaires d’Europe ?

– Exact, marmotta Aldo un peu gêné d’avoir livré la crainte secrète qui l’habitait depuis le dernier Noël : apprendre que Lisa ne s’appelait plus Kledermann… Je le prends !

Un instant plus tard, la voix précise du banquier zurichois se faisait entendre :

– Veuillez m’excuser de vous déranger à une heure un peu tardive, mais je viens d’arriver à Venise et je ne compte pas y rester longtemps. Pouvez-vous me recevoir demain matin ? J’aimerais repartir dans l’après-midi…

– Un instant !

Aldo dégringola dans son bureau pour y consulter son livre de rendez-vous. C’était du moins l’excuse qu’il se donnait à lui-même pour laisser aux battements désordonnés de son cœur le temps de s’apaiser. En outre, il pouvait poursuivre la communication sur son poste personnel.

– Voulez-vous onze heures ? proposa-t-il.

– Ce sera parfait ! À onze heures donc. Je vous souhaite une bonne nuit…

Elle fut agitée, cette nuit. À la fois excité et légèrement inquiet, Aldo eut quelque peine à trouver le sommeil mais finit par découvrir qu’au fond il était plutôt content d’une visite qui apporterait peut-être un peu de vie dans une maison devenue singulièrement morne. Cecina elle-même ne chantait plus jamais et, de ce fait, les servantes impressionnées semblaient se déplacer sur des semelles de feutre ! Aussi à l’heure dite était-il fin prêt : vêtu d’un costume prince-de-galles gris foncé éclairé par une cravate dans les tons vieil or, il feignait de s’absorber dans l’examen d’un charmant collier ancien fait de corail et de perles fines quand Angelo Pisani ouvrit devant Moritz Kledermann la porte de son cabinet. Il se leva aussitôt pour l’accueillir :

– Heureux de vous revoir, mon cher prince ! fit celui-ci en serrant cordialement la main qu’on lui tendait. Vous êtes sans doute le seul homme capable de démêler pour moi un petit mystère et de m’aider en même temps à satisfaire mes désirs…

– Si c’est en mon pouvoir j’en serai ravi. Asseyez-vous, je vous en prie… Puis-je vous offrir un peu de café ?

Le banquier suisse dont l’allure était celle d’un clergyman américain habillé à Londres offrit à son hôte l’un de ses rares sourires.

– Vous me tentez. Je sais qu’il est chez vous particulièrement savoureux. Votre ex-secrétaire m’en a beaucoup parlé… Pour toute réponse, Morosini appela Angelo pour qu’il fasse servir le breuvage, puis se rassit et, d’un ton qui se voulait indifférent, demanda :

– Comment va-t-elle ?

– Bien, je suppose. Lisa est, vous le savez, un oiseau migrateur qui ne donne pas souvent de ses nouvelles, hormis à sa grand-mère auprès de qui elle se trouve certainement… À ce propos, étiez-vous satisfait de ses services ?

– Plus que satisfait ! Elle a été une collaboratrice irremplaçable…

Sous les lunettes d’écaille qui barraient son visage rasé aux traits fins, les yeux sombres de Kledermann, si semblables à ceux de sa fille, eurent un éclair, vite éteint :

– Je crois, dit-il, qu’elle se plaisait ici et je regrette d’avoir, par la force des choses, dévoilé son innocent stratagème… Mais ce n’est pas pour vous parler de Lisa que je suis venu à Venise. La raison en est la suivante : dans quinze jours ma femme fêtera son… nième anniversaire en même temps que celui de notre mariage. À cette occasion…

L’arrivée du café porté par Zaccaria vint aider Morosini à surmonter un léger malaise : après Lisa, entendre parler de Dianora, son ancienne maîtresse, était la dernière chose qu’il souhaitait ! Dûment servi par un Zaccaria dont les gestes onctueux cachaient une vive curiosité – lui aussi aimait bien « Mina » et l’arrivée subite de son père faisait événement – Moritz Kledermann reprit son propos interrompu :

– À cette occasion, je souhaite lui offrir un collier de rubis et de diamants. Je sais qu’elle désire de très beaux rubis depuis longtemps. Or le hasard – on peut lui donner ce nom – m’a mis en possession d’une pierre exceptionnelle, provenant sans doute des Indes si j’en juge par la couleur mais certainement très ancienne. Cependant, en dépit de mes connaissances en histoire des joyaux, et vous m’accorderez qu’elles sont honnêtes, je ne parviens pas à démêler d’où elle peut sortir. Le fait qu’il s’agisse d’un cabochon m’a fait supposer un moment que cela pouvait être une nouvelle épave du trésor des ducs de Bourgogne, mais…

– Vous l’avez apportée avec vous ? fit Aldo dont la gorge venait de se sécher et dont la voix s’enrouait.

Le banquier considéra son interlocuteur avec un mélange de surprise et de commisération :

– Mon cher prince, vous devriez savoir qu’on ne se promène pas avec une pièce de cette importance dans sa poche, surtout – permettez-moi de vous le dire ! – dans votre pays où les étrangers sont soumis à des contrôles des plus sévères.

– Pouvez-vous me décrire cette pierre ?

– Naturellement. Environ trente carats… oh, tenez, si j’ai mentionné il y a un instant le Téméraire, c’est parce que ce rubis a environ la même forme et la même grosseur que la Rose d’York, ce sacré diamant qui nous a donné tant de soucis, à l’un comme à l’autre…

Cette fois, le cœur d’Aldo manqua un battement : ce ne pouvait tout de même pas être ? … Ce serait trop beau et, à première vue, tout à fait impossible.

– Comment l’avez-vous eu ?

– De la façon la plus simple. Un homme, un Américain d’origine italienne, est venu me le proposer. Ce sont de ces choses qui arrivent lorsque votre passion collectionneuse est connue. Il l’avait eu lui-même dans une vente de château en Autriche.

– Un petit homme brun avec des lunettes noires ? coupa Morosini.

Kledermann ne songea pas à cacher sa surprise :

– Vous êtes sorcier ou bien connaissez-vous cet homme ?

– Je crois l’avoir déjà rencontré, fit Aldo qui ne tenait pas à donner le détail de ses dernières aventures. Votre rubis n’est-il pas monté en pendentif ?

– Non. Il a dû être monté sur quelque chose mais il a été desserti, fort soigneusement d’ailleurs. A quoi pensez-vous ?

– À une pierre qui faisait partie du trésor de l’empereur Rodolphe II et dont j’ai longtemps cherché la trace bien que j’ignore tout à fait son nom. Et… vous l’avez acheté ?

– Bien entendu, mais vous me permettrez de ne pas vous confier le prix. Je compte en faire la pièce maîtresse du cadeau que je réserve à ma femme et je serais heureux, bien entendu, si vous pouviez m’en dire un peu plus sur l’histoire de ce joyau.

– Je ne suis pas certain. Il faudrait pour cela que je le voie.

– Mais vous le verrez, mon cher ami, vous le verrez. Votre visite me ferait un immense plaisir, surtout si vous pouviez me trouver la seconde partie de ce que je suis venu chercher auprès de vous. En effet je vous ai parlé tout à l’heure d’un collier et j’ai pensé que vous auriez peut-être quelques autres rubis, moins importants mais anciens eux aussi, que l’on pourrait marier avec des diamants pour en faire une pièce unique et tout à fait digne de la beauté de mon épouse. Vous l’avez déjà rencontrée, je crois ?

– En effet, à quelques reprises lorsqu’elle était comtesse Vendramin… mais vous êtes certain qu’elle désire des rubis ? Lorsqu’elle était ici elle raffolait des perles, des diamants et des émeraudes qui convenaient à sa beauté nordique…

– Oh, elle les aime toujours, mais vous savez comme moi combien les femmes sont changeantes. La mienne ne rêve plus que rubis depuis qu’elle a contemplé ceux de la Begum Aga Khan. Elle assure que sur elle, cela ferait l’effet du sang sur la neige, ajouta Kledermann avec un petit rire amusé.

Du sang sur la neige ! Cette folle de Dianora et son fastueux mari n’imaginaient pas à quel point cette image d’un romantisme quelque peu usagé pouvait devenir vraie si la belle Danoise accrochait un jour à son cou de cygne le rubis de Jeanne la Folle et de Giulio le sadique…

– Quand partez-vous ? demanda-t-il brusquement.

– Ce soir, je vous l’ai dit. Je prends le train à cinq heures pour Innsbruck où je rejoins l’Arlberg-Express jusqu’à Zurich.