– Oui, mais je me demande si on ne ferait pas mieux d’aller dîner ailleurs ? Au cas où il nous aimerait tellement qu’il tiendrait à partager ce repas avec nous ? …

Ce fut exactement ce qui se produisit mais, cette fois, Adalbert s’interposa comme il savait si bien le faire, usant d’un ton à la fois péremptoire et dédaigneux grâce auquel il devenait un tout autre homme. Il se leva, salua sèchement Butterfield, et pria Aldo de se souvenir qu’ils étaient invités ce soir-là chez l’un de ses confrères archéologues. Ce fut miraculeux et l’Américain n’insista pas.

Quelques minutes plus tard, les deux compères parcouraient en calèche le pont Charles en direction de l’île de Kampa où, sur la vieille place, ils trouvèrent refuge dans un restaurant à la fois archaïque et charmant discrètement indiqué par le portier de l’Europa : le Brochet d’argent.

– Je suppose, soupira Vidal-Pellicorne en se laissant aller sur le dossier du banc garni de coussins rouge et or, que tu aurais comme moi préféré aller te coucher après la nuit que nous avons passée.

– Non, j’avais l’intention de sortir après dîner. De cette façon ce sera plus simple : quand nous rentrerons, je demanderai au cocher de me déposer sur la place de la Vieille-Ville et tu m’attendras dans la voiture.

Adalbert fronça les sourcils :

– Ah oui ? Et qu’est-ce que tu feras pendant ce temps-là ?

Aldo tira de sa poche une lettre qu’il avait rédigée dans sa chambre avant de descendre :

– Un saut jusque chez le rabbin pour glisser ceci sous sa porte. Je lui demande de nous recevoir le plus tôt possible. J’ai hâte que cette damnée pierre soit exorcisée. Depuis que nous l’avons, je m’attends à chaque instant à une catastrophe.

– Je ne suis pas superstitieux mais j’avoue que, cette fois, je me sens mal à l’aise. Où est-elle ?

– Dans ma poche. Tu n’aurais pas voulu que je la laisse dans ma chambre ?

– Non, mais pourquoi pas dans le coffre l’hôtel ? C’est fait pour ça…

– J’aurais trop peur, je crois, que l’Europa flambe cette nuit.

En dépit de la gravité du sujet, Adalbert se mit à rire et avala d’un coup son verre de vin :

– Il est temps qu’on fasse quelque chose ! Tu me parais très atteint, mon vieux !

Adalbert cependant n’avait plus envie de rire quand, de retour à l’hôtel, il s’aperçut que sa chambre avait été fouillée. Oh, avec habileté, mais l’archéologue possédait un œil aigu et attentif auquel rien n’échappait même le plus petit détail. Naturellement, Aldo lui aussi avait été visité et, en dépit de leur fatigue, les deux hommes se livrèrent à un vrai déménagement destiné à leur assurer la nuit de sommeil dont ils avaient le plus grand besoin. Porte et fenêtres dûment barricadées – grâce à Dieu la nuit, douce et assez fraîche, n’offrait pas l’habituelle touffeur de l’été – ils gagnèrent enfin leurs lits sans oublier de glisser une arme sous leurs oreillers. Quant au rubis, Aldo le confia à l’une des vasques style Gallé qui composaient son lustre. Ainsi protégés, on dormit du sommeil du juste.

Le lendemain matin, Aldo trouva une lettre sur le plateau de son petit déjeuner. Un mot du portier expliquait qu’une jeune fille l’avait apportée dès sept heures du matin. Elle émanait de Jehuda Liwa :

« Cette nuit, à onze heures et à la synagogue Vieille-Nouvelle. La paix soit avec toi… »

La paix, Morosini la souhaitait depuis que le rubis fatal était en sa possession. Non qu’il éprouvât quelque remords d’avoir troublé l’éternel sommeil de Giulio : il était certain qu’au contraire le repos du jeune homme n’en serait que plus tranquille, mais le joyau, en lui-même, dégageait une atmosphère pénible chargée de toute l’horreur et de toute la misère que sa possession déchaînait. Et quand il fut sur le point de sortir, Aldo dut se forcer pour aller repêcher la gemme maléfique dans sa cachette de verre coloré. Mieux valait ne pas l’y laisser au cas où les femmes de chambre jugeraient utile de nettoyer le lustre à fond. Il se rasséréna cependant en songeant que, le soir, quand il la rapporterait, la pierre maudite aurait enfin perdu son pouvoir.

On utilisa la journée à faire donner à la voiture les soins nécessaires en vue d’une longue route et à flâner en ville, puis on décida de dîner à la Brasserie Mozart. Cela évitait à la fois de rentrer à l’hôtel pour y subir les questions indiscrètes de Butterfield, et de passer le rituel smoking un peu trop élégant et voyant quand il s’agissait d’excursionner dans le vieux quartier juif.

La nuit était belle, douce, et il y avait beaucoup de monde dans les rues et sur les places quand les deux hommes quittèrent la brasserie. Pendant le temps d’été, Prague vivait volontiers une fête perpétuelle et bon enfant. Éclairés par des lampes à acétylène qui semblaient refléter les étoiles du ciel, les petits marchands de concombre, en jus ou en lanières, de saucisses au raifort et de bière faisaient des affaires d’or sur un fond de musique où les vieux airs bohémiens relayaient le thème de Smetana évoquant la Moldau et plus connu que l’hymne national. Une diseuse de bonne aventure aux yeux de feu et aux longs cheveux noirs mal retenus par un foulard jaune essaya de prendre la main d’Aldo, mais il la lui retira doucement :

– Merci, mais je n’ai pas envie de connaître mon avenir, dit-il en français.

Cette langue ne devait pas lui être familière, car elle eut un geste désolé qui fit tinter ses bracelets d’argent et secoua la tête avec un soupir de regret.

– Tu as peut-être tort, remarqua Vidal-Pellicorne. C’était le moment où jamais d’en savoir un peu plus sur ce qui va nous arriver…

Quelques instants plus tard, l’entrée de la cité juive les avalait et ils clignèrent des yeux, saisis par l’obscurité. L’agréable odeur des saucisses grillées et de la menthe fraîche disparut, chassée par les relents d’une boucherie et d’une friperie qui se faisaient face. Deux lanternes d’un jaune sale essayaient d’éclairer la rue aux pavés disjoints. Puis les yeux des deux hommes s’habituèrent et distinguèrent bientôt le mur du vieux cimetière et les boules frissonnantes des arbres abritant l’incroyable accumulation de stèles qui faisait ressembler ce champ de mort à une mer grise et démontée. Et soudain, une senteur délicieuse vint caresser l’odorat des visiteurs nocturnes : celle des sureaux et des jasmins du cimetière. Quand ils l’atteignirent, la masse noire et pointue de l’antique synagogue leur apparut…

En approchant, ils virent qu’un filet de lumière jaune filtrait par la porte entrouverte.

– Entre seul ! chuchota Adalbert. Le rabbin ne me connaît pas.

– Et que feras-tu pendant ce temps ?

– Le guet. Ça peut toujours être utile. Ce quartier n’a rien de récréatif.

Pour affirmer sa détermination, il s’assit tranquillement sur les marches usées pour bourrer sa pipe. Aldo n’insista pas et poussa la porte au-dessus de laquelle, dans une ogive, un figuier s’épanouissait sur un ciel semé de grosses étoiles. Le vantail gémit sous sa main mais s’ouvrit sans peine.

Éclairé seulement par l’admirable chandelier à sept branches placé sur la table d’autel et par deux gros cierges au bas des marches qui le soutenaient, le vénérable sanctuaire laissait dans l’ombre ses voûtes gothiques et ses piliers, mais la sobriété de ce qu’il découvrait frappa Morosini. Seul le tympan du tabernacle présentait un beau motif de vigne que l’on retrouvait sur les rares chapiteaux peu éclairés.

Dans ce décor à la fois austère et mystérieux, la haute silhouette de Jehuda Liwa s’enlevait comme un haut-relief. Penché sur l’Indraraba, le Livre des secrets qu’il avait placé auprès des rouleaux de la Thora, il étudiait avec attention mais se redressa au bruit léger des pas du visiteur. Celui-ci observa que, sous son long manteau noir, il portait les habits blancs des défunts.

Impressionné, Morosini s’arrêta au milieu de la nef. La voix profonde du rabbin l’invita à s’avancer jusqu’au bas des marches, puis ajouta :

– Tu n’es pas ici dans une église. Ta tête doit être couverte. Prends la calotte placée à tes pieds et mets-la !

– Veuillez m’excuser. Je suis d’autant plus impardonnable que je le savais mais, ce soir, je sens un grand trouble.

– On l’éprouverait à moins si, comme ta lettre l’indique, tu as trouvé ce que tu cherchais. J’imagine que ce ne fut pas facile… Comment as-tu fait ? C’est un dur labeur d’ouvrir le caveau d’une chapelle princière.

– Le corps n’était plus dans la chapelle.

En quelques phrases, Aldo retraça le chemin suivi depuis son départ de Prague. Sans oublier de mentionner l’incendie du petit château et la disparition de Simon Aronov. Le grand rabbin sourit :

– Apaise tes craintes : le maître du pectoral n’est pas mort. Je peux même te confier qu’il est venu ici…

– Dans cette synagogue ?

– Non, dans notre quartier de Josefov où il a un ami. Je te rappelle que, pour notre bien commun, il vaut mieux que nous ne nous rencontrions pas. J’ajoute qu’il est inutile de le chercher : il n’a fait que toucher terre et il est reparti. Ne me demande pas où il est allé, je l’ignore. À présent, donne-moi la pierre maudite !

Aldo déplia le mouchoir blanc qui enveloppait le joyau et l’offrit sur sa paume où naquit aussitôt un rougeoiement de braise. Le rabbin étendit ses doigts osseux, prit le bijou qu’il considéra fixement. Puis il l’éleva comme s’il voulait en faire hommage à quelque divinité inconnue… Au même moment, une voix vulgaire claqua comme un coup de feu :

– Arrête tes mômeries, le vieux, et donne-moi ça ! brusquement retourné, Aldo considéra avec stupeur la forme burlesque d’Aloysius Butterfield surgie de l’obscurité comme un gnome maléfique. Le gros Colt qui oscillait entre lui et Jehuda n’avait rien de rassurant.