– Et tu n’as pas peur que le marchand se pose des questions ? Je te rappelle qu’on devait les demander chez Simon ?

– Je le sais bien, mais nous allons travailler tellement près de chez Adolf que cela peut être gênant. Il viendra voir ce qu’on fait. Les distractions doivent être rares par ici. Et qu’est-ce que tu crois qu’il dira s’il nous trouve en train de violer une tombe ?

– Alors, dans ce cas, le mieux est qu’on aille s’approvisionner à Budweis. C’est beaucoup plus important que Krumau et ce n’est jamais qu’à vingt-cinq kilomètres.

– Pas une mauvaise idée, mais c’est trop tard pour ce soir. On ira demain matin aux aurores !

Durant quatre jours, armés de cisailles, de sécateurs, d’une fourche, d’une pelle et d’une pioche. Adalbert et Aldo travaillèrent comme des tâcherons sur le périmètre indiqué par le premier et réussirent à dégager plusieurs tombes, mais aucune ne correspondait à ce qu’avait indiqué maître Erbach. C’était une besogne harassante et que la chaleur rendait pénible :

– Je commence à croire qu’on va y passer l’été, soupira Aldo en essuyant à sa manche retroussée son front couvert de sueur. On va me croire mon à Venise…

Vidal-Pellicorne sourit à son ami sur le mode goguenard :

– Ce que c’est que d’être un aristocrate délicat habitué au confort et au maniement des pierres précieuses ! Nous autres archéologues qui sommes accoutumés à déterrer des mastabas et à creuser des montagnes sous un soleil de plomb sommes plus endurants !

– Tu oublies de dire que vous avez toujours un tas de fellahs à votre disposition. Pour ce que j’en sais, ce sont eux surtout qui grattent la terre. Vous autres, comme tu dis, vous maniez plutôt le pinceau et l’éponge pour nettoyer ce qu’on vous dégagé…

Leur aubergiste s’étonnait bien de les voir rentrer le soir harassés et plus poussiéreux qu’il n’est convenable pour des touristes, mais ils lui confièrent sous le sceau du secret qu’ils avaient découvert par hasard les traces d’une ancienne villa romaine et qu’ils essayaient d’en dégager assez pour avoir une preuve. Ravi d’être le seul dépositaire d’une affaire qui pouvait valoir un surcroît d’intérêt à la région, Sepler jura le silence et n’en soigna que mieux des clients aussi passionnants. Chaque matin, il les pourvoyait de solide paniers pique-nique et de bouteilles d’eau minérale, et au dîner il s’enquérait discrètement des progrès réalisés :

– Ça avance, ça avance ! répondait l’archéologue. Mais, vous savez, on ne mène pas à bien ce genre de recherches en quelques heures…

Un après-midi, alors que les deux travailleurs forcés s’accordaient une pause en mangeant des pêches et des prunes, ils virent venir à eux une jeune fille qui leur fit l’effet d’une apparition. C’était une petite paysanne aux longues nattes blondes, jolie comme une image et qui portait dans ses bras une grande gerbe de marguerites et de bleuets. Elle les salua avec l’extrême politesse que l’on rencontre partout en Tchécoslovaquie et leur demanda ce qu’ils faisaient là. Ce fut Aldo qui lui répondit :

– J’ai appris voici peu que l’un de mes ancêtres qui fut moine dans ce prieuré reposait ici. Je cherchais sa tombe.

Elle leva sur cet homme de si haute mine en dépit de son pantalon souillé de terre et de sa chemise ouverte aux manches roulées sur des bras bruns et musclés des yeux qui ressemblaient à des pervenches :

– Comme vous avez raison ! soupira-t-elle. Il ne faut pas abandonner les pauvres morts. Veiller sur le lieu de leur repos et lui rendre hommage est un devoir pieux. Dieu permettra sûrement que vous la retrouviez !

Ayant dit, elle esquissa une petite révérence et poursuivit son chemin dans le soleil, son ample jupe bleue brodée de jaune dansant autour de ses mollets ronds.

– À ton avis, où va-t-elle comme ça ? chuchota Adalbert en la voyant s’engager dans le bois en direction de l’étang.

– Je suppose qu’elle rentre chez elle ?

– Le sentier ne mène nulle part sinon au bord de l’eau et il n’y a pas de maison par là.

– Peut-être s’agit-il… d’un rendez-vous ? Elle est charmante, cette petite…

– Possible mais j’ai tout de même envie de savoir où elle va. Tu n’as pas remarqué qu’elle avait l’air de rêver toute éveillée. Même sa voix avait quelque chose de lointain quand elle t’a approuvé…

Il s’élançait déjà à la suite de la jeune fille. Aldo haussa les épaules :

– Après tout, pourquoi pas ? Ça nous reposera.

Et il suivit son ami.

Cachés dans les arbres, ils virent l’enfant contourner l’étang sur la moitié de sa circonférence pour rejoindre la parcelle de forêt bordant l’autre moitié. Ne sachant jusqu’à quelle profondeur du bois elle se rendait, ils hésitèrent à se lancer sur la rive de l’étang. Si elle les apercevait, e pourrait prendre peur.

– J’ai bien repéré l’endroit où elle est entrée, dit Aldo. Attendons un moment. Puis on ira voir.

Assis dans l’herbe au pied d’un frêne, ils restèrent là un bon quart d’heure en écoutant chanter une fauvette. Après quoi Aldo regarda sa montre-bracelet :

– Allons-y, maintenant…

Il finissait de parler quand la jeune fille ressortit du bois pour revenir sur ses pas.

– Filons ! souffla Adalbert, et allons vite reprendre notre travail !

– Tu as remarqué, elle n’a plus ses fleurs ? J’aimerais savoir où elle les a laissées i

– On tâchera de les retrouver tout à l’heure. Elle n’a pas dû aller bien loin…

Quand la jeune fille les rejoignit, ils étaient de nouveau à l’ouvrage :

– Comme vous travaillez bien ! remarqua-t-elle. Et par cette chaleur !

– Elle n’a pas l’air de vous faire peur, Mademoiselle. Pouvons-nous bavarder un instant ?

– J’aimerais bien mais je suis pressée. Ma mère m’attend. À bientôt peut-être ?

Elle les salua d’un signe de tête et d’un beau sourire puis disparut dans les ruines. Elle n’avait certainement pas rejoint la route que les deux hommes fonçaient de nouveau en direction de l’étang, puis s’enfonçaient à leur tour dans la forêt en marquant des repères à l’aide de leurs couteaux car il n’y avait plus de chemin. Et soudain, derrière un taillis, ils aperçurent une tache claire : les fleurs de la petite. Mais ce fut seulement quand ils virent l’endroit où elle les avait déposées qu’ils eurent l’impression d’avoir été guidés par une main invisible et que cette enfant blonde était peut-être bien une envoyée du ciel : presque entièrement dissimulée sous des ronces que l’on avait un peu écartées, il y avait là une large pierre moussue mais sur laquelle on pouvait encore lire un nom gravé : Julius…

Machinalement, Morosini mit un genou en terre pour mieux dégager l’inscription.

– C’est ça le cimetière du prieuré ? dit-il amèrement. Le Herr Doktor nous a menti.

– Je ne pense pas. Le mensonge, selon moi, remonte à beaucoup plus haut, beaucoup plus tôt ! Les moines ne devaient pas se soucier plus que le propriétaire du château d’un tel voisinage. Ils ont promis d’enterrer Giulio chez eux et ils sont montés le chercher une belle nuit. Le comte là-haut sur son rocher, n’en demandait pas plus. Il lui importait surtout d’être débarrassé et il n’a pas cherché plus loin, se contentant sans doute de payer largement… et les saints hommes, au lieu de donner à ce malheureux la sépulture chrétienne qu’on leur demandait, sont venus l’enfouir ici… loin de tout. Comme le réprouvé qu’il a toujours été !

– Encore heureux qu’ils ne l’aient pas jeté dans l’étang…

– C’eût été peut-être beaucoup pour leur conscience peureuse. Quant à nous, sans cette petite, on aurait pu le chercher longtemps ! Son geste, son bouquet sont touchants et j’ai un peu honte maintenant de ce qu’il va falloir accomplir…

– Je pense comme toi, mais nous n’avons pas le choix. On s’arrangera pour effacer toute trace de notre passage. Cette petite doit rêver à cet inconnu abandonné dans sa tombe romantique : je ne veux pas abîmer son rêve. Quant au rubis – s’il est là, ce dont je finis par douter ! – Giulio reposera plus paisiblement lorsque nous l’en aurons débarrassé.

La nuit était noire, lourde, chaude. Le soir tombant n’avait apporté aucune fraîcheur. Tandis qu’Adalbert demeurait sur place, Aldo était retourné à l’auberge pour annoncer à maître Johann qu’un fermier avec qui ils avaient noué amitié leur offrait l’hospitalité ce soir-là :

– Nous rentrerons demain, ne vous tourmentez pas ! … Mais j’aimerais que vous me donniez deux bouteilles de votre excellent vin de Melnik pour les offrir à notre hôte.

La mine consternée de l’aubergiste qui craignait la concurrence s’était tout de suite rassérénée. Il avait également proposé un flacon d’eau-de-vie de prune – « C’est très apprécié ici ! » – qu’Aldo s’était bien gardé de refuser. Il emporta le tout puis, avant de rejoindre Vidal-Pellicorne, il passa chez un fruitier pour acheter des pêches et des abricots. Ainsi lestés, ils attendirent la tombée de la nuit en surveillant le ciel où de noirs nuages se déplaçaient lentement :

– Si tout ça nous tombe dessus, on sera trempés et notre tâche n’en sera pas facilitée ! soupira l’archéologue.

– Sur le conseil de notre hôte, j’ai emporté nos imperméables. Ils nous serviront au moins à dissimuler l’état dans lequel nous serons demain.

Pourtant, aucun roulement lointain, aucun éclair fugitif n’annonçait encore le déluge. Dès que la nuit fut totale, les deux hommes jetèrent d’un même geste leurs cigarettes, prirent leur matériel et se dirigèrent vers leur horrible tâche, mais ce fut seulement une fois arrivés à destination qu’ils allumèrent les lanternes sourdes dont la lumière leur était indispensable.

Contrairement à ce qu’ils craignaient, la dalle ne leur donna pas beaucoup de peine : elle était seulement posée sur le sol. Ensuite il fallait creuser. Ce qu’ils firent en se relayant, après s’être signés…