– À lui remettre en mains propres et puisque vous n’êtes pas le rabbin…
– De qui, cette lettre ?
C’était plus que n’en pouvait supporter Morosini.
– Je commence à croire que vous êtes en effet un « indigne » serviteur. Qui vous permet de prendre connaissance du courrier de votre maître ?
Entre ses tire-bouchons de cheveux noirs, l’homme devint très rouge :
– Que voulez-vous, alors ?
– Que vous me conduisiez vers lui… dans cette maison, fit le prince en désignant la bâtisse dont il savait déjà qu’elle était la bonne. Puis il ajouta : Et, bien entendu, que vous m’introduisiez si rabbi Liwa le veut bien.
– Venez !
À y regarder de plus près, la maison semblait beaucoup plus vieille que ses voisines. Ses murs avaient ce gris profond qu’apportent les siècles et ses fenêtres aux verres de couleur sertis de plomb s’effilaient en ogive, cependant qu’une étoile à cinq branches, usée par le temps, timbrait la porte basse que l’homme ouvrit avec une clé presque aussi grosse que celle de la synagogue. Morosini pensa que l’on avait épargné ce logis au moment des démolitions.
Derrière son guide, il gravit un escalier de pierre étroit tournant autour d’un pilier central, mais quand on arriva devant une porte peinte d’un rouge éteint et garnie de pentures de fer, l’homme pria le visiteur de lui donner enfin sa lettre et d’attendre là :
– Il n’y a que ses mains, à lui, derrière cette porte. Sur mon salut, personne d’autre n’y touchera…
Sans répondre, Aldo donna ce qu’on lui demandait et s’adossa à la vis de pierre pour patienter. Il n’attendit pas longtemps. Bientôt la porte se rouvrait et son guide, avec un respect tout nouveau, s’inclinait devant lui en l’invitant à entrer.
La salle que Morosini découvrit occupait tout l’étage, comme au Moyen Âge, mais la ressemblance ne s’arrêtait pas là. Bien qu’au-dehors il fît soleil, de hautes et épaisses bougies posées dans des chandeliers de fer à sept branches éclairaient une pièce qui, à cause de ses voûtes noires, de ses étroites ouvertures et des verres jaunes et rouges sertis de plomb, en avait grand besoin. Un homme était là, anachronique lui aussi et que l’on ne devait plus pouvoir oublier une fois qu’on l’avait vu : très grand – surtout pour un Juif ! –, très maigre, ses épaules osseuses laissaient couler jusqu’à terre les plis d’une longue robe noire. Longs aussi les cheveux blancs, brillants comme de l’argent, que coiffait une calotte de velours, mais le plus impressionnant était sans doute son visage barbu, ridé, et surtout son regard sombre, profondément enfoncé sous l’orbite impérieuse : il brillait d’un feu intense.
Le grand rabbin se tenait debout près d’une longue table supportant des grimoires et un vieil incunable à couverture de bois, l’Indraraba, le Livre des secrets. On disait de cet homme qu’il n’appartenait pas à ce monde, qu’il connaissait le langage des morts et savait interpréter les signes de Dieu. Non loin de lui, sur un lutrin de bronze, le double rouleau de la Thora reposait dans un écrin de cuir et de velours brodé d’or.
Morosini s’avança jusqu’au milieu de la salle et s’inclina avec autant de respect qu’il en eût montré à un roi, se redressa et ne bougea plus, conscient de l’examen que lui faisaient subir ces yeux étincelants.
Jehuda Liwa laissa retomber sur la table la carte du baron Louis et, de sa longue main pâle, indiqua un siège à son visiteur :
– Ainsi donc, tu es l’envoyé ? dit-il dans un italien si pur que Morosini en fut émerveillé. C’est toi qui as été choisi, de tout temps je pense, pour retrouver les quatre pierres du pectoral.
– Il semble, en effet, que j’aie été choisi.
– Où en es-tu de ta quête ?
– Trois pierres ont déjà fait retour à Simon Aronov. C’est la quatrième, le rubis, que je cherche ici et pour laquelle j’ai besoin d’aide. J’en aurais besoin aussi pour retrouver Simon dont je ne sais ce qu’il est devenu. Je ne vous cache pas que je suis très inquiet…
Un mince sourire détendit un peu les traits sévères du grand rabbin :
– Rassure-toi ! Si le maître du pectoral n’était plus de ce monde, j’en serais informé, mais il sait depuis longtemps, comme tu dois le savoir aussi, que sa vie ne tient qu’à un fil. Il faut prier Dieu pour que ce fil ne casse pas avant qu’il ait accompli sa tâche. C’est un homme d’une immense valeur…
– Sauriez-vous où il se trouve ? demanda Morosini presque timidement.
– Non et je n’essaierai pas de le savoir. Je pense qu’il se cache et que sa volonté doit être respectée. Revenons à ce rubis ! Qu’est-ce qui te fait croire qu’il est ici ?
– Rien, en vérité… ou alors tout ! Tout ce que j’ai pu apprendre jusqu’à ce jour.
– Raconte ! Dis-moi ce que tu sais… Morosini fit alors un récit aussi complet, aussi détaillé que possible de son aventure espagnole, sans rien omettre, pas même le fait qu’il avait permis à un voleur de conserver le fruit de son larcin.
– Peut-être me jugerez-vous très mal, mais… D’un geste rapide, Liwa balaya l’objection :
– Les affaires de police ne me regardent pas. Toi non plus d’ailleurs. À présent, laisse-moi réfléchir !
De longues minutes passèrent. Le grand rabbin s’était assis dans son haut fauteuil de bois noir et, le menton dans sa main, semblait perdu dans une rêverie. Il en sortit pour aller consulter un rouleau d’épais papier jauni qu’il prit dans une bibliothèque placée derrière lui et déroula à deux mains. Au bout d’un moment, il remit tout en place et revint à son visiteur :
– Ce soir, à minuit, dit-il, fais-toi conduire devant le château royal. À droite de la grille monumentale tu trouveras, dans un renfoncement des bâtiments, l’entrée des jardins. C’est là que je te rejoindrai…
– Le château royal ? Mais… n’est-il pas à présent la résidence du président Masaryk ?
– C’est justement pour éviter l’entrée principale et les sentinelles que je te donne rendez-vous là. De toute façon, le bâtiment où nous nous rendrons est fort à l’écart du siège de la République. C’est dans le passé que je t’emmènerai et nous n’aurons rien à craindre du présent… Va maintenant, et sois exact ! À minuit…
– J’y serai.
Morosini se retrouva dehors avec l’impression de remonter, justement, de cette plongée dans le passé qu’on lui annonçait pour la nuit suivante. L’animation de la rue le remit d’aplomb. Un marché s’y tenait et c’était, comme à Whitechapel, un étonnant mélange de fripiers, de marchands de légumes, de musiciens ambulants, de savetiers, de marchands de poulets et d’une infinité de petits métiers mais le beau soleil, les arbres en pleines feuilles et les sureaux en fleur du vieux cimetière mettaient une note joyeuse et une grâce que ne possédait pas le quartier juif anglais. Il erra pendant un moment au milieu de ce joyeux désordre, entra par habitude dans la boutique d’un brocanteur qui semblait un peu moins crasseuse que les autres – il lui était déjà arrivé de trouver des objets étonnants dans des échoppes de ce genre —marchanda pour obéir à la tradition un flacon en verre de Bohême d’un beau rouge profond déclaré du XVIIIe alors qu’il était en fait du XIXe mais qui méritait largement son prix. En bon Vénitien il aimait les verreries et admettait volontiers que l’on pût trouver, en France ou en Bohême, d’aussi belles choses qu’à Murano.
Midi sonnant à l’horloge du beffroi posa à Morosini un problème : devait-il rentrer déjeuner à l’hôtel ? La réponse fut non : retourner à l’Europa, c’était risquer de retomber dans les pattes de l’Américain. Il se décida pour la Brasserie Mozart, la plus belle de la vieille ville. Son projet pour l’après-midi, alors qu’il dégustait un goulasch à réveiller un mort tant le cuisinier s’était montré généreux en paprika, était d’aller repérer les lieux de son expédition nocturne. Il se ferait conduire en voiture sur le Hradschin, visiterait ceux des palais accessibles au public et aussi la célèbre cathédrale Saint-Guy. Restait la façon dont il emploierait sa soirée. Comment faire pour échapper à l’inquisition de Butterfield qui occuperait le bar jusqu’à une heure avancée de la nuit ! Or il était très possible de surveiller, depuis le bar, la sortie de l’hôtel….
Soudain, le regard d’Aldo s’arrêta sur une petite affiche placée dans un cadre en bois verni. Elle annonçait une représentation de Don Giovanni pour le soir même. C’est du moins ce qu’il crut comprendre. Appelé à la rescousse, le garçon qui le servait confirma : ce soir, le Théâtre de États donnait un gala. Et comme c’était la salle où la pièce avait été créée en 1787, ce serait certainement une belle soirée.
– Vous pensez qu’il serait encore possible d’avoir des places ?
– Cela dépend du nombre.
– Une seule.
– Oui, je serais fort étonné que Monsieur n’ait pas satisfaction. Si Monsieur est descendu dans un grand hôtel, le portier pourrait se charger de la réservation…
– Bonne idée ! Appelez-moi donc l’Europa au téléphone…
Quelques instants plus tard, Morosini avait sa place, achevait son repas par un café honorable puis demandait une voiture. Il commença par se faire conduire au Théâtre des États afin d’en repérer l’emplacement, puis, de là, directement à l’entrée du château royal. Doué, en effet, d’un sens très vif de l’orientation, il était sûr de retrouver le chemin sans erreur une fois celui-ci parcouru. Et, ce soir, la seule solution pour ne pas éveiller les curiosités serait de prendre sa propre voiture.
L’après-midi passa rapidement. Pour un amateur d’art, la visite de la colline royale possédait de quoi contenter les plus difficiles sans compter l’admirable panorama sur la « ville aux cents tours » dont les toits de cuivre, verdis par le temps, gardaient par endroits un peu de l’éclat qui avait fait surnommer Prague la Cité dorée. Les quelques bâtiments modernes se fondaient dans la splendeur des anciennes constructions et la longue courbe de la Moldau avec ses vieux ponts de pierre et ses îles verdoyantes ceinturait les anciens quartiers d’un ruban bleuté où le soleil allumait des étincelles. La capitale bohémienne ressemblait à un bouquet de fleurs paré d’innocence. Pourtant, Morosini le savait, cette ville avait de tous temps attiré les manifestations du surnaturel. Les traditions païennes s’y étaient mêlées à celles de la Kabbale juive et aux croyances les plus obscures du christianisme. Elle avait été le refuge des sorciers, des démons, des mages et des alchimistes que faisaient proliférer les richesses minérales de la terre. Quant à ce palais cerné de jardins dominant toutes choses du haut de sa colline c’était bien l’endroit susceptible de séduire un empereur épris de beauté, de fantastique et de rêve, mais craignant autant les hommes que les dieux et qu’une prime jeunesse passée dans la lugubre cour de son oncle, Philippe II d’Espagne, éclairée par les flammes des bûchers de l’Inquisition, avait prédisposé à la mélancolie, à la solitude et qui détestait plus que tout l’exercice du pouvoir. Pourtant, ce souverain presque étranger à sa fonction inspirait un prodigieux respect à ses sujets. Cela tenait surtout à sa majesté naturelle, à la noblesse de ses attitudes, à son silence car il parlait peu, et surtout à son regard énigmatique dont personne n’était capable de déchiffrer la vérité… Une chose était certaine : cet homme, jamais, n’avait connu le bonheur et la présence du rubis maléfique au milieu de ses fabuleux trésors n’y était peut-être pas étrangère…
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