Butterfield baissa le nez, prenant l’air de circonstance qu’il devait arborer dans les enterrements :

– Elle aurait bien voulu mais elle est malade. Il lui est impossible de se déplacer et je dois prendre des photographies pour elle, ajouta-t-il en désignant un appareil posé sur une table voisine.

– Croyez que je suis désolé, compatit Aldo, mais le bavard avait encore quelque chose à dire :

– Vous comprenez pourquoi je suis tellement désireux de lui offrir un bijou selon son cœur ? Alors il va falloir que vous réfléchissiez bien, que vous cherchiez ce qui pourrait lui plaire. Le prix n’a pas d’importance… On pourrait en parler chemin faisant ?

Réprimant un soupir exaspéré, Aldo se décida à lâcher :

– Je réfléchirai et nous en parlerons plus tard, si vous le voulez bien. Pour l’instant, je souhaite sortir seul. Ne m’en veuillez pas, mais lorsque je découvre une ville ou un site j’aime le faire en tête à tête avec moi-même. Je n’aime pas partager mes émotions. Je vous souhaite une bonne journée, Mr. Butterfield, fit-il courtoisement en acceptant le plan que le portier lui tendait avec un regard au ciel qui en disait long sur sa compassion. Et il sortit en priant le bon Dieu que l’autre ait compris et ne s’avise pas de lui courir après. Au bout d’un instant, rassuré, il dirigea ses pas vers la Moldau : le guide du savoir-vivre de tout visiteur arrivant à Prague le conduisait vers le pont Charles, sans doute l’un des plus beaux du monde.

Gardé par deux hautes portes gothiques effilées comme des glaives, le lien de pierre tendu au-dessus de la Moldau entre le Hradschin et la vieille ville formait un chemin triomphal porté par des arches médiévales enjambant le flot rapide et majestueux chanté par Smetana. Une trentaine de statues de saints et de saintes lui composaient une haie d’honneur. L’ensemble, érigé dans un décor exceptionnel et chargé d’histoire, était impressionnant en dépit de la foule que les beaux jours y ramenaient, bruyante, pittoresque, faite de badauds mais aussi de chanteurs, de peintres, de musiciens. Aldo s’y arrêta un moment, séduit par les vives couleurs et la mélodie poignante d’un violon tzigane, et c’est presque à regret qu’il franchit la haute ogive d’une porte pour aller vers la seconde merveille, la place de la Vieille-Ville, dominée par la haute tour Poudrière, les deux flèches de l’église Notre-Dame du Tyn, et dont chaque maison était une œuvre d’art. Diversement colorées, somptueuses dans leur décoration, les demeures qui l’entouraient composaient un ensemble architectural étonnant où se coudoyaient le gothique, le baroque et le renaissance, tout en donnant, grâce à leurs arcades blanches, une grande impression d’harmonie.

De nouveau Morosini évoqua Varsovie, le Rynek où il avait aimé flâner, mais ici c’était encore plus dépaysant : il y avait, en plein vent, des artisans travaillant le cuir, le bois, des montreurs de marionnettes, des cuisines ambulantes offrant du concombre en lanières ou en jus dont les Pragois étaient friands, et puis aussi les fameuses saucisses au raifort. En même temps, on s’attendait à chaque instant à voir surgir le cortège du bourgmestre en route vers le ravissant hôtel de ville, ou encore les gardes croates de l’Empereur traînant quelque condamné vers l’échafaud. Des pigeons blancs s’envolaient de la maison « à la licorne d’or », de celle « au mouton de pierre » ou de celle « à la cloche », des femmes passaient, un panier au bras, riant ou causant, des enfants jouaient à la toupie. Le temps d’autrefois semblait s’être figé pour revivre au rythme de la grande horloge astrologique et zodiacale de l’hôtel de ville avec son cadran d’azur et ses personnages animés : le Christ, ses apôtres, la mort…

Comme à Varsovie aussi, la place donnait accès à la cité juive et, renseigné par son plan, Aldo se dirigeait vers elle quand, en tournant sur ses talons pour contempler une façade rose ornée d’une admirable fenêtre renaissance, il aperçut une silhouette blanche, un chapeau à ruban rouge. Aucun doute ! C’était l’Américain armé de son appareil photo. Saisi d’un doute, Morosini se glissa derrière les toiles d’un éventaire pour observer l’importun : une voix secrète lui soufflait qu’Aloysius le suivait…

Et de fait, il le vit tourner la tête dans tous les sens, le cherchant sans doute. Pour s’en assurer, il reparut et alla se planter devant la statue du réformateur Jean Hus, brûlé à Constance au XVe siècle et qui se dressait, comme un reproche et une malédiction, à la pointe de son bûcher de bronze.

Il voulait savoir si l’autre allait l’aborder mais celui-ci n’en fit rien, passant au contraire de l’autre côté du monument. Aldo alors repartit mais, négligeant l’ancien ghetto, il s’enfonça à l’autre extrémité de la place dans les rues tortueuses et pittoresques dont se composait la vieille ville et là ralentit le pas. Il avisa une enseigne ornée d’une chope de bière débordante, des fenêtres basses dont les carreaux en cul-de-bouteille étaient sertis de plomb, entra dans la brasserie et alla s’asseoir à une table près d’une fenêtre. Un instant plus tard, il put voir passer son suiveur qui, l’ayant perdu de vue, le cherchait visiblement. Et ça il n’aimait pas du tout !

Tout en buvant un pot d’une excellente bière, fraîche à souhaits servie par une jolie fille en costume national qui l’était tout autant, il s’efforça de réfléchir au problème que posait ce bonhomme indiscret et tenace. Que voulait-il au juste ? En dépit de son bagout et du fait qu’il sût son nom et sa profession, Morosini n’arrivait pas à croire à cette grande envie de lui acheter un bijou historique. Ce n’était pas la première fois qu’il avait affaire à des Américains, parfois à la limite du supportable comme l’arrogante lady Ribblesdaleou certaines de ses pareilles, mais rien de comparable à ce natif de Cleveland, et ce n’était pas naturel.

Soudain, se souvenant de ce que lui avait dit Rothschild sur la configuration particulière de Prague, il rappela d’un signe la serveuse.

– Dites-moi, Fraulein, fit Aldo en jetant un coup d’œil dans la rue, on m’a dit qu’il y avait une autre sortie à cette maison. Est-ce vrai ?

– Bien sûr, Monsieur. Vous voulez que je vous montre ?

– Vous êtes aussi gentille que belle ! sourit Morosini en payant son écot. Je reviendrai vous voir…

Le chapeau à ruban rouge venait de rentrer dans son champ de vision. Butterfield revenait sur ses pas, dans l’intention évidente de visiter la brasserie, mais quand il en franchit la porte, Morosini entraîné par la fille était déjà au fond d’un couloir obscur menant, après un coude, dans une arrière-cour encombrée de tonneaux au-delà desquels une voûte cintrée laissait voir l’animation d’une autre rue. Aldo s’y précipita, s’arrêta pour se repérer, puis revint vers la place de la Vieille-Ville et gagna l’extrémité d’où partait la rue menant droit au ghetto, dont des pans de murailles gardaient la trace de l’ancienne clôture.

Il atteignit le quartier de Josefov et ses deux pièces maîtresses, le vieux cimetière juif et la synagogue Vieille-Nouvelle qui l’intéressait au premier chef puisque celui qu’il venait chercher, le rabbin Jehuda Liwa, en était le desservant et habitait une maison proche. Un long moment, il contempla le sanctuaire juif, le plus vieux de Prague puisqu’il remontait au XIIIe siècle. C’était, isolé sur une petite place, un vénérable édifice composé d’une base large et basse sur laquelle se dressait une sorte de chapelle à double pignon coiffée d’un toit pentu si haut qu’il semblait enfoncer le bâtiment dans la terre. Aldo en fit le tour à deux reprises, ne sachant trop à quoi se résoudre.

Pour suivre les recommandations du baron Louis, il aurait dû attendre l’arrivée d’Adalbert, mais quelque chose lui soufflait qu’il ferait mieux de délivrer dès à présent son billet de recommandation. Il ne s’y résolvait pas cependant, retenu par une crainte sacrée. Alors il fit quelques pas dans les rues étroites et sombres du quartier.

Contrairement à celui de Varsovie, le ghetto de Prague ne présentait plus son ancienne architecture de ruelles sordides aux baraques entassées plus ou moins de guingois. En 1896, l’empereur François-Joseph l’avait fait démolir afin d’assainir ce domaine préféré des rats et de la vermine. Seuls avaient été épargnés les synagogues et le petit hôtel de ville où se traitaient les affaires internes de la cité juive. Pourtant, en moins de trente ans, le nouveau quartier avait réussi à retrouver son pittoresque d’antan grâce à ses maisons étroites, collées les unes aux autres, ses gros pavés disjoints, ses échoppes de fripiers, de savetiers, de brocanteurs et de marchands de nourriture, ses passages sous voûte, ses escaliers extérieurs où s’accrochait le linge à sécher. Des odeurs de choux, d’oignons cuits et de soupe aux navets, s’y mêlaient à des relents moins nobles même si, devant les lieux de prière,  l’encens qui prévalait.

Toujours aux prises avec ses incertitudes, Morosini allait franchir le mur du vieux cimetière qui ressemblait à une mer dont quelque génie aurait figé les vagues, tant ses pierres tombales grises semblaient s’étayer ou se bousculer entre des massifs de jasmin ou de sureau, quand il vit soudain un homme vêtu de noir, coiffé en cadenettes sous un chapeau rond, qui sortait de la synagogue et en refermait soigneusement la porte avec une énorme clé. Morosini s’approcha :

– Veuillez me pardonner de vous aborder ainsi, mais seriez-vous le rabbin Liwa ?

Sous le rebord de son chapeau noir, l’homme scruta ce visage étranger avant de répondre :

– Non. Je ne suis que son serviteur indigne. Que lui voulez-vous ?

Le ton hostile n’avait rien d’encourageant. Aldo cependant refusa de s’en apercevoir :

– J’ai une lettre à lui remettre.

– Donnez !